À Bobigny, l’expropriation à hauteur d’habitants
Depuis 2019, au Tribunal judiciaire de Seine-Saint-Denis, un pôle de l’expropriation traite les petits et grands chantiers de rénovation urbaine de ce département post-industriel, paupérisé, en pleine mutation. Unique en France, ce service s’appuie sur le travail de trois magistrates. Une mission titanesque menée en audience et sur des terrains souvent insalubres.
Trois magistrates à temps plein
Les étais soutiennent la charpente qui s’affaisse, le papier peint tombe en lambeau, le film plastique qui faisait office de vitre est déchiré, les ordures jonchent le sol, les boîtes aux lettres sont éventrées… Pourtant, l’immeuble de cette rue passante de Saint-Denis continue d’être habité, ou plutôt squatté car les jugements définitifs d’expropriation ont été rendus, sans appel des expropriés qui ont accepté d’évacuer les lieux. « Dès qu’un lieu est libre deux heures, il est squatté. C’est un phénomène très important dans le 93 où pèse le passage des primo-arrivants », explique Sylvie Suply, la juge de l’expropriation du Tribunal judiciaire de Seine-Saint-Denis. En charge de ce contentieux depuis 2011, elle préside le pôle dédié, créé en 2019 afin d’endiguer la masse de dossiers qui afflue ces dernières années dans le département : lutte contre l’habitat insalubre, rénovation urbaine, requalification des quartiers anciens, projets de mixité sociale, développement des transports en commun. Autant de vocables politiques derrière des situations de grande précarité. Et dans le contexte contraint et pressé du Grand Paris Express et plus ponctuellement, des Jeux olympiques 2024. « Le droit de l’expropriation est fait avec l’idée qu’il faut aller vite », confirme la juge. En France, ce contentieux mobilise généralement un juge et plutôt à temps partiel. Dans le 93, elles sont désormais trois magistrates mobilisées à temps plein. « Par rapport à d’autres départements d’Île-de-France où les promoteurs se sont saisis des biens immobiliers plus tôt et pour plus cher, en Seine-Saint-Denis rien n’avait été fait en matière de rénovation. À présent, les anciennes zones commerciales et industrielles, les vieux entrepôts du XIXe siècle sont transformés en logements », explique la présidente du pôle. Sa mission intervient en bout de course, après que l’expropriation ait été imposée par arrêté préfectoral, le plus souvent pour cause d’utilité publique, et après l’éventuelle contestation devant le tribunal administratif. En tant que juge judiciaire, elle ne remet donc pas en cause la procédure d’expropriation mais elle vient acter et contrôler le transfert de propriété à l’expropriant et fixer les indemnités de déménagement et de relogement des expropriés – obligation légale incombant à l’expropriant – ce qui nécessite une évaluation immobilière.
Un « transport » en pleine rue
Cet après-midi-là, Sylvie Suply visite quatre lieux expropriés de la ville de Saint-Denis avec son greffier, Maxime-Aurélien Jourde, chargé d’établir des procès-verbaux. L’enjeu est précisément d’évaluer les biens afin de fixer les indemnités, d’auditionner les parties et de signifier leurs droits aux expropriés. C’est ce qu’on appelle le « transport », prévu par le code de l’expropriation pour cause d’utilité publique ; il précède l’audience, généralement deux à trois mois plus tard, sauf en cas de complexifications. Les juges du pôle en font chacune au moins un par semaine, ce qui leur permet de ne jamais perdre le contact avec leur territoire. Devant l’entrée du bâtiment insalubre de Saint-Denis, en plein milieu de la rue, des voitures et des passants, la présidente s’adresse à M. X., un habitant exproprié, convoqué ce jour-là avec l’expropriant, en l’occurrence la société publique d’aménagement Soreqa, spécialisée dans le traitement de l’habitat indigne : « Vous avez droit à deux indemnités : une pour déménager, une autre parce que vous aviez un bail (l’indemnité de relogement, NDLR) ». L’homme, qui parle le français « à 70 % », se fait traduire l’échange par un ami. Me Florence Bourdon, l’avocate de la Soreqa précise : « on vous propose 1322 € en tout ». Un confrère, en civil comme toute l’« équipe » sur place, s’enquiert : « êtes-vous représenté par un avocat, Monsieur ? » La réponse est non. La juge les autorise à s’éloigner pour discuter. Depuis janvier 2020, la représentation des parties par un avocat est obligatoire et le pôle a mis en place avec le barreau de Bobigny une commission d’avocats volontaires pour défendre les justiciables. Ces derniers, souvent précaires et démunis face à cette procédure légale et technique, ne pensent pas toujours à saisir un avocat. Il revenait souvent au juge de les conseiller, ce qui sortait du cadre de sa mission. Aujourd’hui, un avocat de la commission vient désormais à ces « transports » rencontrer les justiciables et leur proposer ses services. « Nous sommes là pour favoriser le contradictoire : voir l’état du bien avec la juge, obtenir un niveau d’indemnités, précise l’avocat de permanence, Me Djilali Bouchou. En général, il faut aller vite parce qu’il s’agit d’une décision d’utilité publique et que l’état du logement le nécessite. Notre présence évite aussi les renvois. » M. X. accepte d’être représenté par Me Bouchou. Celui-ci sera payé, comme dans tous ces dossiers, grâce aux indemnités prévues à cet effet dans le jugement, et versées par l’expropriant.
« Une procédure assez violente »
« Vous allez maintenant recevoir deux propositions de relogement, explique la juge Suply au justiciable. Il faudra bien lire le courrier que vous allez recevoir et aller visiter le logement surtout. Si cela ne vous plaît pas du tout, vous dîtes non mais vous n’aurez qu’une autre proposition. » Il s’agit là d’une obligation prévue par le code de l’urbanisme. Les occupants bénéficient aussi du droit de priorité et de préférence, même s’ils ne sont pas propriétaires : ils peuvent obtenir en priorité un logement social notamment. Le droit de l’expropriation est dérogatoire au droit commun : même si l’exproprié n’est pas d’accord pour vendre, il va devoir céder, sauf décision contraire du tribunal administratif. « C’est une procédure assez violente », reconnaît Sylvie Suply. D’où l’importance de ces rencontres sur le terrain. « Souvent ils ont du mal à se projeter et à se rendre aux visites des logements qu’on leur propose. L’enjeu c’est de les accompagner », commente-t-elle. En cas de refus, ils risquent l’expulsion. « Avec la Soreqa, cela arrive rarement car les agents se renseignent avant sur les besoins des expropriés, leurs contraintes et handicaps éventuels, précise-t-elle. Certains veulent être près d’écoles, d’autres près de gares pour rentrer tard la nuit du travail par exemple ». M. X., lui, est actuellement en hébergement d’urgence, logé par l’expropriant, la Soreqa, en attendant de pouvoir déménager dans un vrai logement. Malgré l’état de dégradation du logement, la procédure a tardé pour lui qui était mal identifié. Son nom n’était pas enregistré sur le bail sous la même orthographe que sur son titre de séjour. Les deux documents sont confrontés sous les yeux de la juge et de son greffier, là encore en pleine rue. « Les situations d’occupation réelle sont souvent floues avec des noms imprécis, des sous-locations interdites, des impayés ou défauts d’assurance. On a aussi affaire à des marchands de sommeil peu enclins à répondre à nos questions », ajoute M. Ferrin, représentant de la Soreqa. L’expropriant a fait appel aux services d’une société de sécurité qui a installé des portes avec trappes verrouillées sur les lots expropriés. Des agents surveillent également les lieux pour éviter qu’ils ne soient squattés – l’un d’entre eux est d’ailleurs présent ce jour-là pour ouvrir les portes. Malgré tout, d’autres lots du bâtiment sont occupés. Dans ce cas, des huissiers interviennent ou la préfecture par l’intermédiaire des forces de police. « On travaille aussi avec des associations qui font du suivi social des occupants, de leurs enfants et du suivi sanitaire avec des infirmières », complète M. Ferrin qui dit ne pas avoir de précisions quant à la vocation de ce rachat : « en général, l’habitat indigne est repris dans le cadre de projets d’aménagement public avec construction de logements sociaux ».
Deux visites sur quatre transports
Cet après-midi-là, deux appartements seulement pourront être visités sur les quatre approchés. L’un d’eux, situé à proximité d’une grande cour d’immeubles, derrière une barrière métallique, présente une façade ravagée, trouée, noire de crasse, avec quelques fenêtres en PVC, signe d’une présence humaine. « C’est rare de voir des façades dans cet état », lâche la juge. Ici vit un exproprié qui n’a pas répondu à sa convocation. « Il est en rendez-vous en préfecture, signale son avocat, Me Bouchou, après plusieurs appels infructueux ». Son frère squatte la même adresse, semble-t-il, mais lui non plus n’est pas présent, et il n’apparaît même pas dans les procédures. L’agent de sécurité qui dispose pourtant d’une clé ne parvient pas non plus à ouvrir la porte. Au total, l’équipe, composée du juge, de son greffier, et des parties au dossier, aura passé une vingtaine de minutes sur les lieux. L’exproprié est rappelé. L’affaire est renvoyée. Les visites se poursuivent à pied entre les rues de Saint-Denis, avec les mêmes avocats et la même société, Soreqa. La juge a privilégié des dossiers proches à Saint-Denis et du même expropriant. Tout ce petit monde circule dans la ville entre des maisons bourgeoises, un monastère, des façades Art déco, des immeubles modernes et d’autres défraîchis voire très dégradés, des petits commerces, des zones piétonnes et des grandes artères, preuve de la grande diversité architecturale, géographique et socio-économique en Seine-Saint-Denis, bien que le département pâtisse d’une image très négative, soit « le plus pauvre et délinquant de France ». À quelques encablures de là, un habitant arrive en voiture avec sa fille mineure. Il n’a plus les clés, la ville les a récupérées. D’une fenêtre de son ancien logement, jaillit un arbre. « Cela arrive quand il y a eu des fuites d’eau importantes dans le logement », confie la juge, à peine étonnée. Elle lui explique la procédure, les deux propositions, l’avocat volontaire. « Je prendrai le premier logement », jure-t-il. « En général pour eux l’important est d’être relogé, pas de se faire de l’argent sur l’opération », dit-elle. Dernière visite dans un petit appartement ordonné d’un vieil immeuble, chez un homme d’origine russophone qui comprend mal le français. L’échange s’opère dans le minuscule salon, la télévision en fond, le chat à la fenêtre, et par téléphone, avec le fils francophone qui traduit en haut-parleur. À la fin de l’après-midi, le greffier a établi quatre procès-verbaux qui seront annexés aux jugements, un renvoi de transport et trois convocations à des audiences remises aux expropriés en mains propres. La juge salue les avocats qu’elle connaît bien – la plupart sont spécialisés dans le droit de l’expropriation pour cause d’utilité publique – ainsi que le représentant de la Soreqa qui constitue l’une des principales sociétés expropriantes de Seine-Saint-Denis, avec l’établissement foncier Epfif, quelques communautés d’agglomération et municipalités, et la Sequano, aménageur du département et notamment du Grand Paris.
Grandes opérations d’expropriation
Ces dernières années, les médias ont plutôt mis en lumière les grandes opérations d’expropriation du département, en particulier au Chêne-Pointu. Connu comme « la copropriété privée la plus dégradée de France », siège du film Les Misérables de Ladj Ly, ce lot de douze bâtiments fait l’objet d’un vaste plan de réhabilitation évalué à « 420 millions d’euros, dont 77 pour les seules démolitions » selon un article d’Actu juridique, du 23 mai.
Le propriétaire des bâtiments n’a pu obtenir l’annulation de la décision de cessibilité établie pour les besoins de la zone d’aménagement concerté (ZAC) du Bas-Clichy. « Pour les grosses opérations, nous organisons une réunion en mairie avec les habitants et des voisins ou amis qui peuvent traduire. Nous demandons à l’expropriant de venir avec des personnes qui pourront répondre aux questions très techniques. Cela permet d’apaiser les relations avant de se rendre dans les logements », expose Sylvie Suply. En langage judiciaire, on parle de « hors code Clichy ». Il s’agit de 1 500 logements construits dans les années 1960 et qui ont constitué une opportunité pour nombre de primo-acquéreurs, avant que le département ne se paupérise au gré d’une politique publique de ghettoïsation de la cité. Peu à peu, les lieux se dégradent avec des propriétaires qui ne parviennent plus à payer les charges, les dettes augmentent, les bâtiments ne sont plus entretenus et les marchands de sommeil débarquent. « À Clichy, vous pouviez obtenir trois logements pour 25 000 € en adjudication. En deux ans, ces profiteurs de guerre étaient revenus sur leur investissement », lance François Dauchy, avocat d’expropriants chez DS avocats. Lui-même a grandi dans la plus grande copropriété privée d’Europe, à Grigny, en Essonne, jusqu’à ses vingt ans. « On n’avait pas de problème, il y avait un centre commercial, un cinéma, de la mixité. Tout cela a disparu quand la population populaire de Paris y a été reléguée, c’est le fruit d’une histoire ». Il estime que les grands chantiers en cours ont « du sens » : « on est là pour faire du droit mais on fait du social. Il y a l’obstacle de la langue et l’endettement lourd d’habitants dont les banques savaient dès le départ qu’ils ne pourraient pas rembourser ». Il précise : « hormis les gros propriétaires, on n’est jamais mal perçus. La majorité des habitants touche 65-70 000 € d’indemnités pour des biens achetés 100-110 000 €, sur lesquelles les créanciers se saisissent. Il ne reste parfois plus rien et les dettes ne sont même pas épongées. Personne ne gagne d’argent à la fin, pas même l’expropriant. » L’aménageur du Grand Paris aménage ensuite les réseaux, voiries, cède le droit de construire à des bailleurs qui recomposent des petites copropriétés avec des logements sociaux et des centres commerciaux. En 2021, l’établissement public foncier Epfif a obtenu du Conseil d’État un décret d’expropriation immédiate pour accélérer ces opérations. Aujourd’hui, le pôle judiciaire de Bobigny absorbe l’expropriation « d’un gros bâtiment ou de deux petits par an », soit « les procédures d’indemnisation de dix étages fois quatre appartements fois au moins cinq personnes dans le meilleur des cas », confirme Bénédicte Baudouin, l’une des trois juges dédiées à ce contentieux de masse. Cela représente « environ 70 à 100 dossiers », et « tous ne sont pas accessibles au logement social », ajoute-t-elle. « Cela peut ressembler à du stakhanovisme mais ça ne l’est jamais vraiment parce qu’il y a le transport, le relogement, et de l’individualisation », assure-t-elle. Sans compter les aléas : absences, renvois, désistements, décès, etc.. Pour Me Dauchy, le calcul est simple : « le Grand Paris 2024 ne sera jamais prêt à temps ». Quant aux Jeux olympiques, les chantiers ont tous été traités en 2019 d’après les juges.
Audience dans l’annexe du tribunal judiciaire
L’audience du pôle de l’expropriation se tient dans une petite salle du bâtiment L’Européen, annexe du Tribunal judiciaire de Seine-Saint-Denis, à Bobigny. L’ambiance y est familiale, avec des avocats pour la plupart rodés à cette pratique : d’un côté les volontaires de la commission côté expropriés, de l’autre des professionnels habitués dont François Dauchy qui représente ce jour-là l’expropriant Epfif dans une dizaine de dossiers. Il côtoie ainsi la juge Suply « chaque semaine » depuis 2011 – « On se connaît bien et ça se passe bien », dit-il. « C’est un contentieux avec ses règles propres et son code. Il faut connaître le droit de l’urbanisme, le droit des baux, le droit de l’environnement du fait des sites pollués, être capable de lire un bilan d’entreprise avec les recettes et les charges, un plan local d’urbanisme (PLU) et de comprendre la chaîne des opérations d’aménagement pour ne pas retarder la machine », indique-t-il. Un droit pointu qui justifie à la fois ces « transports » et une autre spécificité : la présence d’une troisième partie en la personne d’un commissaire du gouvernement mandaté par le ministère des Finances, « l’expert technique du juge » selon Bénédicte Baudouin. À l’audience, il est assis à 90° du juge et de son greffier, comme s’il s’agissait d’un procureur représentant la société. « Il a accès à tous les fichiers hypothécaires, et il est capable de réaliser des expertises immobilières très précises à la différence des outils des vendeurs qui ont des sources aléatoires », éclaire Sylvie Suply. « Nous travaillons beaucoup en méthode comparative », souligne-t-elle. De fait, les parties et le commissaire du gouvernement se fient aux prix les plus récents du parc immobilier environnant, les parties débattent, se basent ensuite en partie sur cette évaluation. C’est le cas ce jour-là pour une place de parking de Clichy-sous-Bois qui semble dégradée. L’expropriant s’oppose au tarif d’indemnités de dépréciation du bien proposé par l’exproprié : « Nous ne contestons pas le principe mais la valeur ne reflète pas la moyenne des logements voisins ». « Nous nous sommes basés sur les références de Mme le commissaire du gouvernement qui ont moins d’un an, d’après des biens situés à 300 mètres », oppose la partie adverse. Le délibéré est prévu un mois plus tard. Parmi les dossiers de la matinée, une avocate novice en la matière a tenté de rouvrir les débats et d’obtenir un meilleur prix d’expropriation avant le délibéré arguant d’une nouvelle procédure au tribunal administratif. « On vous demande de surseoir à statuer car la décision de préemption n’existe plus selon nous », lance-t-elle. « La juge de l’expropriation n’est pas liée à cette décision, l’informe la partie adverse. Son rôle est de fixer des indemnités et non un prix. » Hormis les robes noires, les parties sont très rarement présentes, à l’exception cette fois-ci d’une famille dans un dossier d’expulsion pour lequel l’avocat s’est dessaisi. Elle ne semble pas avoir été prévenue. « Approchez », l’invite la présidente du tribunal. « J’ai été saisie d’une demande d’expulsion vous concernant, c’est-à-dire que vous ne pouvez pas rester là où vous habitez. Me Y., que vous connaissez et qui s’est désisté, m’a dit que vous acceptiez une offre de relogement. Est-ce que cet endroit vous convient ? » Réponse : « C’est provisoire. Ça n’est pas vraiment confortable. Il est froid », évoque la mère, soutenue par sa fille. La juge : « D’accord. Et vous savez quand vous pourrez aller dans le pavillon ? » Les deux justiciables infirment. « Il faut que vous contactiez Epfif pour savoir comment cela va se passer. Merci d’être venus. »
© Lefebvre Dalloz