Absence de prescription de l’action contre le producteur en cas de pathologie évolutive

En cas de pathologie évolutive, qui rend impossible la fixation d’une date de consolidation, le délai de prescription fixé par l’article 1245-16 du code civil ne peut pas commencer à courir.

L’action fondée sur la responsabilité du fait des produits défectueux est soumise à un double délai. Conformément à la directive du 25 juillet 1985 (Dir. 85/374/CEE du Conseil), l’article 1245-16 du code civil (anc. art. 1386-17) prévoit un délai de prescription de trois ans « à compter de la date à laquelle le demandeur a eu ou aurait dû avoir, connaissance du dommage, du défaut et de l’identité du producteur ». Ce délai est particulièrement court par rapport à ceux retenus en droit commun. L’action en responsabilité se prescrit en effet, en principe, par cinq ans « à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer » (C. civ., art. 2224), voire même, en cas de dommage corporel, par dix ans à compter de la consolidation du dommage (C. civ., art. 2226). Ce délai de prescription triennal doit, en outre, être articulé avec le délai de forclusion de dix ans prévu par l’article 1245-15 du code civil (anc. art. 1386-16) : plus aucune action n’est possible contre le producteur dix ans après la mise en circulation du produit, sauf à réussir à démontrer l’existence d’une faute.

Cherchant à renforcer la protection des victimes, la première chambre civile précise, dans un arrêt du 5 juillet 2023 que le point de départ du délai triennal doit s’entendre comme la date de la consolidation en cas de dommage corporel et en déduit, qu’en présence d’une pathologie évolutive rendant impossible la fixation de la consolidation, le délai ne peut pas commencer à courir.

En l’espèce, une patiente vaccinée contre la diphtérie, le tétanos et la poliomyélite le 20 mars 2003 éprouve ensuite différents troubles, imputés par elle à une myofasciite à macrophages consécutive à la vaccination. Elle assigne alors le producteur du vaccin en responsabilité et indemnisation le 17 juin 2020. Ce dernier lui oppose la prescription de l’action.

La cour d’appel constate l’irrecevabilité de l’action fondée sur la responsabilité du fait des produits défectueux. Elle retient que la victime « a subi, en 2013, de multiples examens et bilans de ses différentes pathologies, dont la plupart étaient apparues entre 2004 et 2007 et qu’au plus tard le 15 octobre 2013, jour du dernier examen médical, elle avait donc une connaissance précise de son dommage » (pt 7). Plus de trois ans s’étaient donc écoulés lors de l’assignation du 17 juin 2020.

Dans son pourvoi, la victime soutient que « lorsque le dommage est un dommage corporel, la date à laquelle le demandeur a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage est celle de la consolidation, qui est la date de la manifestation du dommage et, donc, la seule permettant au demandeur de mesurer l’étendue de son dommage et d’avoir ainsi connaissance de celui-ci » (pt 3) et que « la circonstance que le dommage est un dommage corporel présentant un caractère évolutif est de nature à faire obstacle à la fixation de la date de la consolidation » (pt 3).

Retenant cette argumentation, la première chambre civile casse la décision de la cour d’appel au visa de l’article 1386-17, devenu 1245-16, du code civil, pour défaut de base légale, faute d’avoir recherché « comme il le lui était demandé, si le dommage de [la victime] était consolidé et, à défaut, si sa pathologie présentait un caractère évolutif faisant obstacle à la consolidation » (pt 8). Autrement dit, en cas de pathologie évolutive, l’action contre le producteur est imprescriptible. Très favorable aux victimes, une telle solution repose sur un raisonnement logique qui doit être approuvé.

La consolidation comme point de départ du délai de prescription triennal

Le point de départ « glissant » (G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, Les régimes spéciaux de responsabilité, 4e éd., LGDJ, 2017, n° 38, p. 64) du délai de prescription triennal atténue la rigueur résultant de sa brièveté. La date à laquelle la victime « a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage » ne saurait, concernant un dommage corporel, être celle de sa manifestation, c’est-à-dire celle où les premiers troubles se sont révélés. Afin que la victime puisse, en pratique, mesurer exactement l’étendue de son dommage et ainsi évaluer le quantum de l’indemnité demandée, cette date ne peut être que celle de la consolidation médicale. La solution retenue dans l’affaire commentée tient ainsi parfaitement compte des spécificités de la réparation du dommage corporel.

Dans un litige relatif à un produit défectueux mis en circulation après l’expiration du délai de transposition de la directive de 1985, mais avant la date d’entrée en vigueur de la loi du 19 mai 1998 transposant cette directive, la première chambre civile avait déjà retenu la même solution en interprétant l’ancien article 2270-1 du code civil à la lumière de la directive (Civ. 1re, 15 juin 2016, n° 15-20.022, Dalloz actualité, 30 juin 2016, obs. N. Kilgus ; D. 2016. 2052 , note J. Mattiussi  ; ibid. 2017. 24, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz  ; RTD civ. 2016. 872, obs. P. Jourdain ). Une doctrine autorisée avait alors suggéré d’étendre la solution en cas de produit défectueux mis en circulation après l’entrée en vigueur de la loi de 1998 : « Il serait souhaitable que, pour ce qui est de la “connaissance du dommage”, celle-ci soit toujours comprise, en matière de dommage corporel, au sens de sa consolidation. […] Alors qu’en ce domaine cette date, favorable à la victime puisqu’elle recule le point de départ du délai jusqu’au jour où elle peut avoir connaissance de l’étendue de son dommage, est largement retenue, il serait inopportun de retenir une solution différente et moins favorable à la victime lorsqu’un dommage corporel est causé par un produit défectueux » (P. Jourdain, L’interprétation à la lumière de la directive du point de départ de la prescription de l’action en réparation d’un dommage corporel causé par un produit défectueux, obs. préc.).

Espérons, toutefois, que la Cour de justice de l’Union européenne ne considère pas une telle interprétation non conforme à la directive, car il faut bien reconnaitre que, « en vérité, faire courir le délai de trois ans […] à compter de la consolidation du dommage revient à interpréter la directive à la lumière du droit français plutôt que l’inverse » (P. Jourdain, art. préc.).

L’imprescriptibilité de l’action en présence d’une pathologie évolutive

La spécificité des pathologies évolutives est, en l’espèce, consacrée par la Cour de cassation lorsqu’elle retient l’impossibilité de fixer une date de consolidation et donc le point de départ du délai de prescription. Cet arrêt participe ainsi de la progressive reconnaissance de la spécificité de telles pathologies, appelant une adaptation des règles de droit applicable.

Ainsi, la nomenclature Dintilhac reconnaît l’existence de préjudices spécifiques « liés à des pathologies évolutives », c’est-à-dire des « maladies incurables susceptibles d’évoluer et dont le risque d’évolution constitue en lui-même un chef de préjudice distinct qui doit être indemnisé en tant que tel » (J.-P. Dintilhac [dir.], Rapport du groupe de travail chargé d’élaborer une nomenclature des préjudices corporels, juill. 2005, p. 41).

Reprenant une définition proposée par Yvonne Lambert-Faivre, la nomenclature précise qu’il s’agit ici d’indemniser « le préjudice résultant pour une victime de la connaissance de sa contamination par un agent exogène, quelle que soit sa nature (biologique, physique ou chimique), qui comporte le risque d’apparition à plus ou moins brève échéance, d’une pathologie mettant en jeu le pronostic vital ». Le Conseil d’État a également admis que la victime d’une contamination par le virus de l’hépatite C doit être indemnisée « d’un préjudice moral » car elle vit désormais « dans la crainte d’une évolution subite et grave de son état », et ce même si la contamination « ne s’accompagne, pour l’instant, ni de symptômes cliniques, ni de manifestations physiques » (CE 19 déc. 2007, n° 289922, Lebon ).

Concernant la prescription, il avait déjà pu être affirmé que la consolidation ne peut résulter de la simple stabilisation des troubles à la suite d’un traitement, s’agissant d’une pathologie évolutive (CE 25 oct. 2017, n° 404998, Lebon  ; AJDA 2017. 2104 ). Aucune consolidation ne peut intervenir tant que la victime reste atteinte de ladite pathologie. Ainsi, commet une erreur de droit la cour administrative d’appel qui considère que le délai de prescription de la demande d’indemnisation formée devant l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (ONIAM) – de dix ans à compter de la consolidation du dommage (CSP, art. L. 1142-28) – avait commencé à courir lors de la stabilisation de l’état de santé de la victime, alors même que cette dernière était encore porteuse du virus de l’hépatite C.

En définitive, l’équation est simple : pathologie évolutive = impossibilité de fixer une date de consolidation = absence de prescription de l’action en responsabilité tant que la victime reste atteinte de la pathologie !

 

© Lefebvre Dalloz