Absence de suspension de la prescription des créances au profit des concubins : non-renvoi de QPC relatives à l’article 2236 du code civil
La Cour de cassation refuse de renvoyer au Conseil constitutionnel des questions prioritaires de constitutionnalité relatives à l’article 2236 du code civil, qui ne prévoit pas la suspension de la prescription entre concubins contrairement aux époux et partenaires. Elle considère que ces questions – invoquant le principe d’égalité et le droit de mener une vie familiale normale – ne sont ni nouvelles ni sérieuses.
L’article 2236 du code civil offre aux époux et, depuis la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, aux partenaires, le bénéfice de la suspension de la prescription entre eux. Concrètement, un individu marié ou pacsé peut agir contre son conjoint ou son partenaire pour une créance née entre eux durant le mariage ou le pacs et, après la dissolution de l’un de ces derniers, dans un délai de cinq ans. Les concubins sont exclus de cette disposition et sont, dès lors, soumis au régime de prescription de droit commun, sans suspension pour la durée du concubinage : « l’action en partage de l’indivision est imprescriptible, les créances entre l’indivision et les concubins se prescrivent par cinq années [C. civ., art. 2224], et les créances « simples » entre concubins se prescrivent selon le délai qui est applicable en fonction de leur fondement, lequel commencera à courir, en principe, à compter du jour où le concubin créancier a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer » (E. Buat-Ménard, Dossier, Liquidation des régimes patrimoniaux : la prescription des créances dans le couple, AJ fam. 2015. 461
). Aussi, si la durée du concubinage est importante et que l’un des concubins considère détenir une créance contre l’autre, il se doit le plus souvent d’agir au cours du concubinage, alors qu’un époux ou un partenaire peut attendre la dissolution de son union.
Cette différence de traitement est au cœur de l’affaire ayant conduit à l’arrêt du 10 juillet 2024 rendu par la Cour de cassation. En effet, un couple de concubins a acquis en indivision un immeuble pour le logement familial en 2022, se sont séparés en 2019 et le 6 mai 2021, un juge a ordonné l’ouverture des opérations de comptes, liquidation et partage de l’indivision. L’ex-concubin a invoqué une créance d’apport ainsi que des créances de conservation du bien. Par un arrêt du 17 octobre 2023, la Cour d’appel de Colmar a déclaré prescrites la créance d’apport ainsi que les créances de conservation nées avant le 6 mai 2016. L’individu a alors formé un pourvoi en cassation en demandé un renvoi devant le Conseil constitutionnel de deux questions prioritaires de constitutionnalité (QPC).
Il invoque l’inconstitutionnalité de l’article 2236 du code civil qui ne prévoit la suspension de la prescription qu’entre époux et partenaires, et non entre concubins, sur deux fondements : le principe d’égalité garanti par les articles 1er et 6 de la Déclaration des droits de l’homme et le droit de mener une vie familiale normale garanti par les alinéas 10 et 11 du Préambule de la Constitution de 1946.
La première chambre civile de la Cour de cassation, dans sa décision du 10 juillet 2024, refuse un tel renvoi. D’une part, elle explique de manière lapidaire que les questions ne sont pas nouvelles. En effet, selon le Conseil constitutionnel, cette condition impose qu’il « soit saisi de l’interprétation de toute disposition constitutionnelle dont il n’a pas encore eu l’occasion de faire application » ou permet « au Conseil d’État et à la Cour de cassation d’apprécier l’intérêt de saisir le Conseil constitutionnel en fonction de ce critère alternatif » (Cons. const. 3 déc. 2009, n° 2009-595 DC, § 21, Loi organique relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution , AJDA 2009. 2318
; ibid. 2010. 80, étude A. Roblot-Troizier
; ibid. 88, étude M. Verpeaux
; RFDA 2010. 1, étude B. Genevois
; Constitutions 2010. 229, obs. A. Levade
; RSC 2010. 201, obs. B. de Lamy
; RTD civ. 2010. 66, obs. P. Puig
; ibid. 517, obs. P. Puig
). La Cour retient la première interprétation et souligne qu’en l’espèce, la condition n’est pas remplie précisément car le Conseil constitutionnel a déjà pu faire application des dispositions invoquées (§ 7) dans nombre de décisions.
D’autre part, elle rejette le caractère sérieux des questions en développant davantage son argumentation. En premier lieu, elle réfute toute méconnaissance du principe d’égalité dès lors que la différence de traitement est fondée sur une différence de situation et « est en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit » (§ 9). En effet, il n’y a discrimination que si une situation identique ou similaire est traitée différemment. Or, le concubinage constitue une situation grandement différente de celle du mariage et du pacs, cette différence justifiant l’absence de suspension de la prescription des créances entre concubins. Elle reprend l’argument du rapport sénatorial dans le cadre de l’élaboration de la loi du 17 juin 2008 relative à la prescription : son auteur estime, concernant l’article 2236 remplaçant l’article 2253 qui suspendait déjà la prescription entre époux depuis 1804, que « l’objectif est de ne pas troubler la paix des ménages : si les époux étaient soumis au droit commun de la prescription, l’un des deux pourrait se voir forcé d’intenter pendant la durée du mariage une action contre son conjoint pour interrompre la prescription commencée contre lui » (Rapport n° 83, par L. Béteille, 14 nov. 2007, p. 44). Un amendement du gouvernement, adopté à l’unanimité des sénateurs, a étendu son champ d’application au pacs durant sa durée. Le bénéfice de la suspension de la prescription à l’égard des partenaires est justifié par le fait que le pacs constitue, pour citer la Cour, « une union légale dotée d’un statut et produisant un ensemble d’effets de droit » (§ 10). À l’inverse, le concubinage n’est qu’une « union de fait qui se forme et se défait par la seule volonté, en dehors de tout cadre juridique, et qui emporte des droits et obligations moins nombreux (§ 10).
Cette décision est cohérente avec le régime juridique applicable aux trois formes de vie en couple et la distinction nette entre le mariage et le pacs d’une part, et le concubinage d’autre part. Si le mariage a longtemps été le seul mode de conjugalité prévu par la loi et constitue encore aujourd’hui une source de privilèges fondés notamment sur le degré d’engagement qu’il engendre en termes de devoirs et obligations (P. Malaurie et H. Fulchiron, Droit de la famille, 8e éd., LGDJ, 2023, n° 117) et l’idée ancienne qu’il constitue « l’origine même de la famille » (op. cit., n° 111), les partenaires se sont progressivement vu reconnaître des droits identiques ou similaires aux époux. Par exemple, le droit de jouissance du logement familial pendant un an à compter du décès de l’un des époux a été étendu au partenaire survivant par la loi n° 2006-728 du 23 juin 2006 portant réforme des successions et des libéralités (C. civ., art. 515-6), bien qu’il ne soit dans ce cas pas d’ordre public : le de cujus peut donc l’en priver par testament. De même, le partenaire survivant bénéficie depuis 2007 d’une exonération totale des droits de mutation par décès comme l’époux survivant (CGI, art. 796-0 bis).
Le mariage et le pacs sont tous deux des statuts juridiques (P. Malaurie et H. Fulchiron, op. cit., n° 106) et se concrétisent par un acte reçu par l’officier de l’état civil. Au contraire, le concubinage n’est pas un acte juridique mais un simple état de fait, une union libre qui bénéficie tout de même d’une réglementation grâce à une définition à l’article 515-8 du code civil et certains mécanismes de protection (par ex., pour le logement, grâce à la loi n° 89-462 du 6 juill. 1989 sur les baux d’habitation, art. 14 et 15). C’est que le concubinage se fait et se défait librement sans formalité juridique. Aussi le concubin survivant n’est-il pas un héritier du défunt, c’est-à-dire un successeur ab intestat : seule la volonté exprimée par le biais d’un legs permet au défunt de transmettre une partie de son patrimoine à son concubin.
En second lieu, la Cour de cassation conteste toute atteinte au droit des concubins à mener une vie familiale normale, puisque l’un d’eux peut, durant la vie commune et avant la prescription de sa créance, intenter une action pour réclamer le paiement de cette dernière (§ 11). L’argument est peut-être ici moins convainquant car c’est précisément pour éviter qu’un membre du couple ne s’attaque à l’autre pendant la durée de l’union que la prescription a été suspendue au profit des époux et partenaires. Cependant, le rapport parlementaire et la Cour parlent de « paix des ménages » et non de « droit de mener une vie familiale normale ». Bien que ce dernier concerne les concubins en ce que la Cour européenne considère que la notion de « famille », au sens de l’article 8, peut englober des liens familiaux de facto en-dehors du mariage (CEDH 18 déc. 1986, Johnston et autres c/ Irlande, n° 9697/82, § 56), il n’en reste pas moins que l’article 8 a essentiellement pour fonction de préserver le développement normal des relations familiales et la proximité des membres de la famille (CEDH 13 juin 1979, Marck c/ Belgique, n° 6833/74, § 31). Aussi l’absence de suspension de la prescription à l’égard des concubins ne constitue-t-elle pas une atteinte à cette disposition. De plus, les juges du fond ont déjà pu exclure la suspension de la prescription de la créance demandée par une concubine sur le fondement de l’article 2234 qui envisage « l’impossibilité d’agir par suite d’un empêchement résultant de la loi, de la convention ou de la force majeure », en retenant que « sa réticence à solliciter auprès de son concubin le remboursement des dépenses qu’elle a exposées ne constitue pas l’impossibilité d’agir définie par la loi » (Lyon, 2e ch. A, 26 juin 2024, n° 23/07803). Il n’y a donc pas d’échappatoire possible, même si « la paix des ménages » pourrait effectivement être perturbée par une telle action en justice d’un concubin contre l’autre. Le choix opéré par le législateur n’est pas contraire aux droits fondamentaux des concubins.
Enfin, la Cour estime qu’il ne peut être reproché au législateur de ne pas avoir conféré aux concubins le bénéfice de la suspension de la prescription car il s’agirait d’un « grief d’incompétence négative » (§ 12), lequel peut être défini « comme le fait, pour l’autorité compétente, de n’avoir pas utilisé pleinement les pouvoirs que les textes lui ont attribués » (P. Rrapi, « L’incompétence négative » dans la QPC : de la double négation à la double incompréhension », NCCC n° 34, janv. 2012). Certes, le Conseil constitutionnel accepte, dans le cadre d’une QPC, de statuer sur un grief tiré de l’incompétence négative du législateur, mais il a précisé que celui-ci ne peut être invoqué « que dans le cas où est affecté un droit ou une liberté que la Constitution garantit » (Cons. const. 18 févr. 2022, n° 2021-972 QPC, consid. 5, Dalloz actualité, 28 févr. 2022, obs. E. Maupin ; AJDA 2022. 376
; D. 2022. 351
; Rev. crit. DIP 2023. 351, T. Fleury Graff et I. Giauffret
). Or, la Cour de cassation a rejeté dans le paragraphe précédent l’existence de toute atteinte au droit de mener une vie familiale normale. Dès lors, même si le demandeur n’avait en l’espèce pas invoqué un tel grief, les juges prennent soin de préciser à toutes fins utiles que celui-ci n’aurait pas été accepté, probablement pour prévenir toute nouvelle demande de renvoi d’une QPC similaire.
Civ. 1re, 10 juill. 2024, F-B, n° 24-10.157
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