Absence de violation automatique de la Convention européenne des droits de l’homme pour la mise à exécution d’une mesure de renvoi vers la Russie
Dans un arrêt de chambre du 15 février 2024, la Cour européenne des droits de l’homme estime qu’il n’y a aucune violation automatique de l’article 3 de la Convention européenne lors de la mise à exécution d’une procédure de renvoi vers la Fédération de Russie. La diligence des autorités françaises dans l’examen de la situation du requérant a permis de valablement établir l’absence de risque réel et actuel de l’exposition à un traitement inhumain et dégradant d’un ressortissant russe d’origine tchétchène ayant bénéficié du droit d’asile en France.
Ressortissant russe d’origine tchétchène, le requérant avait acquis, en France, le statut de réfugié en 2012 en raison de sa collaboration en Russie avec un militant des droits de l’homme depuis 2003 et de son appartenance à une organisation non-gouvernementale de défense des droits de l’homme qui a entraîné de multiples arrestations et des mauvais traitements à cette occasion.
Il a fait l’objet, a posteriori de l’acquisition de son statut de réfugié, d’une première procédure pénale en 2015 en raison « d’apologie du terrorisme » et de « menace de crime ou de délit et acte d’intimidation contre un chargé de mission du service public ». Il a par ailleurs été condamné le 25 août 2016 pour port illégal d’armes. En outre, il ne s’est pas conformé aux décisions d’assignation à domicile qui ont été prononcées à son encontre, ce qui a entraîné d’autres condamnations pénales courant 2020.
Les procédures pénales dont il a fait l’objet – et notamment la première – ont entraîné le retrait de son statut de réfugié par une décision de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides du 18 avril 2016 compte tenu de la « menace grave pour la sûreté de l’État que constitue sa présence en France ». Cette décision a été confirmée par la Cour nationale du droit d’asile courant 2019.
Le 16 janvier 2020, en raison du retrait de son statut de réfugié et de sa peine d’interdiction définitive du territoire français, le préfet de Haute-Garonne fixe par arrêté le pays de destination le pays dont il a la nationalité, à savoir la Fédération de Russie. Malgré les différentes contestations entreprises par le requérant, la décision est maintenue par le Tribunal administratif de Toulouse le 22 janvier 2020, puis par la Cour d’appel de Bordeaux le 8 février 2021.
Ce faisant, les juridictions françaises considèrent qu’il n’existe pas de risque d’exposition à un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 3 de la Convention du fait de son renvoi en Russie. Le Conseil d’État confirme la position de la cour administrative d’appel du 4 juillet 2022, et estime que les craintes d’exposition à des traitements inhumains et dégradants dans l’hypothèse de son renvoi en Russie formulées par le requérant sont générales et ne sont pas actuelles.
Cet arrêt de chambre est intéressant en ce qu’il permet, outre un réexamen de la situation en matière de respect des droits de l’homme dans le Nord-Caucase et en Russie à la suite du début du conflit armé en Ukraine, d’observer une solution différente par rapport à des espèces similaires antérieures (not., CEDH 30 août 2022, R. c/ France, n° 49857/20, Dalloz actualité, 21 sept. 2022, obs. M. Dominati ; 30 août 2022, W. c/ France n° 1348/21) qui avaient retenu l’existence d’une violation de l’article 3 de la Convention dans l’hypothèse d’un renvoi vers la Fédération de Russie. La divergence de ces solutions souligne l’importance d’une appréciation rigoureuse et actuelle (« ex nunc ») du risque d’exposition à des traitements inhumains et dégradants prohibés par l’article 3 de la Convention.
L’absence continue de situation générale de violence en Fédération de Russie
À titre liminaire, et compte tenu de l’actualité russe et du risque de violation des droits de l’homme en Fédération de Russie et dans le Nord-Caucase plus particulièrement, il s’agit d’abord pour la Cour d’observer si la Fédération de Russie présente une situation générale de violence, qui serait de nature à empêcher tout renvoi (sur les effets d’une situation générale de violence – par ex. en Chine –, v. CEDH 6 oct. 2022, Liu c/ Pologne, n° 37610/18, Dalloz actualité, 18 oct. 2022, obs. A. Lefebvre).
La Cour européenne examine ainsi la situation dans le Nord-Caucase. L’analyse de la Cour témoigne de différentes inquiétudes en matière de protection des droits de l’homme, notamment s’agissant de l’accès à l’information (§ 68, s’appuyant sur un rapp. du Commissaire aux droits de l’homme) ; de la situation des défenseurs des droits humains (§ 71, à partir des analyses proposées par Human Rights Watch) ; et du recours à la torture et aux mauvais traitement (§ 72, à partir des obs. proposées par Amnesty International).
La Cour rappelle ainsi son analyse établie antérieurement (CEDH 15 avr. 2021, K.I. c/ France, n° 5560/19, Dalloz actualité, 10 mai 2021, obs. S. Fucini ; AJDA 2021. 830
) selon laquelle sont certes rapportées de graves violations des droits de l’homme en Tchétchénie, mais que « la situation n’était pas telle [en 2021] que tout renvoi en Fédération de Russie constituerait une violation de l’article 3 de la Convention ». L’actualisation de la situation évaluée en 2021 conduit la Cour à estimer de nouveau, « tout en prenant en considération les éléments d’actualité apportés par les rapports internationaux précités (v. §§ 66-78) et en rappelant que la Fédération de Russie n’est plus membre du Conseil de l’Europe ni partie contractante à la Convention, […] qu’il n’y a pas lieu de remettre en cause une telle conclusion » (§ 112).
Cette actualisation de la situation en Fédération de Russie, qui conduit la Cour à ne pas attribuer la qualification de « situation générale de violence », est essentielle dans l’affaire. Elle fait obstacle à l’exposition automatique et systématique de tout extradé et renvoyé à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention (retenue dans l’hypothèse d’une situation de violence d’un certain niveau d’intensité), et exige ainsi une appréciation actuelle et rigoureuse des risques de traitements inhumains et dégradants auxquels le requérant pourrait être exposé dans l’hypothèse de son renvoi.
Une appréciation ex nunc rigoureuse exigée
S’agissant de l’appréciation du risque de mauvais traitement en cas d’éloignement, la Cour européenne rappelle avoir déjà indiqué aux États parties à la Convention la méthodologie à suivre dans sa jurisprudence (v. not., CEDH 29 avr. 2022, Khasanov et Rakhmanov c/ Russie, nos 28492/15 et 49975/15). Ce faisant, la Cour exige une vérification de la situation générale prévalant dans la région concernée, de celle des personnes considérées comme membres d’un groupe à risque, et enfin de la situation personnelle du requérant.
Néanmoins, les deux premiers contrôles exigés par la jurisprudence de la Cour ne semblent pas de nature à permettre de reconnaître une exposition à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention dans l’hypothèse d’un renvoi. En effet, la Cour exclut l’existence d’une situation générale de violence d’une particulière intensité en Fédération de Russie, tandis qu’elle établit par ailleurs que la situation des personnes considérées comme des membres de la résistance tchétchène ne font pas l’objet d’une exposition systématique à des traitements inhumains et dégradants. Ce faisant, la Cour renvoie à une appréciation de la situation personnelle du requérant.
S’agissant de l’analyse de la situation personnelle du requérant, la Cour relève que le Conseil d’État, postérieurement à l’arrêt K.I. c/ France (préc.), dans une décision du 28 mars 2022 (CE 28 mars 2022, n° 450618, Dalloz actualité, 14 avr. 2022, obs. D. Necib ; Lebon
; AJDA 2022. 656
), a défini « le contrôle qu’il incombe à l’administration d’exercer sur la situation d’un étranger ayant conservé la qualité de réfugié et faisant l’objet d’une mesure d’éloignement » (§ 56). Cette évolution jurisprudentielle semble avoir mis en place, en droit français, une procédure suffisamment contraignante et protectrice des droits fondamentaux aux yeux de la Cour. En effet, celle-ci relève que « les autorités françaises ont effectué, à chaque étape de la procédure, un examen complet et approfondi de la situation du requérant » (§ 124).
Ce faisant, après l’analyse de la procédure suivie en droit interne, la Cour procède à une nouvelle analyse ex nunc de la situation personnelle du requérant. Elle en vient à considérer que « le requérant n’a pas démontré devant elle qu’il existait des motifs sérieux et avérés de croire que, s’il était renvoyé en Russie, il y courrait un risque réel et actuel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention » (§ 134), ce qui est appuyé par un ensemble de considérations parmi lesquelles le fait que la Russie n’a jamais sollicité de la France l’extradition du requérant ou l’absence de l’existence de procédures judiciaires en Fédération de Russie contre l’individu.
La décision de non-violation de l’article 3 de la Convention par la Cour témoigne non seulement de l’importance de l’étude de la situation particulière du requérant, mais tend également à souligner le fait que c’est au requérant d’apporter la preuve de la réalité et de l’actualité du risque d’exposition à des traitements inhumains et dégradants dans l’hypothèse de son renvoi. Tel n’a pas été le cas en l’espèce, ni aux yeux des juridictions nationales, ni à ceux de la Cour.
Cette exigence de la Cour vis-à-vis du requérant dans la démonstration de l’actualité et de la réalité du risque se comprend d’autant mieux qu’il est nécessaire, en l’espèce, de mettre en balance la protection du requérant (l’art. 3 de la Convention présentant un caractère indérogeable et absolu ; v. dans ce sens, CEDH, gr. ch., 28 juill. 1999, Selmouni c/ France, n° 25803/94, AJDA 2000. 526, chron. J.-F. Flauss
; D. 2000. 31
, obs. Y. Mayaud
; ibid. 179, obs. J.-F. Renucci
; RSC 1999. 891, obs. F. Massias
; RTD civ. 1999. 911, obs. J.-P. Marguénaud
) avec son soutien à des activités terroristes pour lesquelles il a été condamné. Dès lors, cette exigence de la Cour quant à la démonstration ne s’analyse que comme l’expression d’une fermeté maintes fois affichée à l’égard de ceux qui contribuent à des actes de terrorisme (v. dans ce sens, CEDH 3 sept. 2009, Daoudi c/ France, n° 19576/08, AJDA 2010. 997, chron. J.-F. Flauss
).
CEDH 15 févr. 2024, U c/ France, n° 53254/20
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