Abus de confiance et escroquerie lors d’une opération de fusion-acquisition : Dallas, ton univers impitoyable !
La chambre criminelle rappelle que les qualifications d’abus de confiance et d’escroquerie exigent rigueur : si l’on peut détourner des données, encore faut-il que leur usage dévie de ce qui était initialement prévu ; et sans stratagème prouvé, l’escroquerie ne peut être retenue.
La frontière délicate entre la ruse commerciale permise et la fraude pénalement répréhensible vient une nouvelle fois d’être sondée par la chambre criminelle, à propos d’un feuilleton industriel où se mêlent audit d’acquisition, défaillance programmée et rachat « à la barre ».
Dans les faits, un groupe audiovisuel tisse des accords capitalistiques avec une holding afin de prévoir une entrée à 17,5 % dans la filiale opérationnelle. L’opération est assortie d’un droit d’audit préalable à toute montée au capital. Les « due diligence » (audits techniques de préacquisition) livrent à l’investisseur un flux d’informations confidentielles, tandis que sa présence au conseil d’administration est dotée d’un droit de veto stratégique.
Cependant, courant mai 2011, la société allègue des difficultés financières, renonce à l’acquisition globale et retire son administrateur. S’ensuit que les sociétés du groupe sont successivement liquidées ; la filiale récupère, pour 880 000 €, l’essentiel des actifs mis en vente judiciaire. Prétendant à un « coup de prédation organisé », la société venderesse dépose plainte. Une information est ouverte pour escroquerie et abus de confiance.
Cette information donnera lieu à la mise en examen de la société acheteuse et de son dirigeant ; celles-ci sont annulées par la chambre de l’instruction le 25 mai 2021 avant qu’un non-lieu ne soit rendu le 26 juin 2023 et confirmé le 18 janvier 2024. Dès lors, les parties civiles se sont pourvues en cassation.
Ces dernières ont interrogé la Haute juridiction afin qu’elle détermine si les informations livrées lors d’un audit peuvent constituer un « bien » susceptible de détournement lorsque l’investisseur, finalement, les exploite pour acheter les actifs du débiteur en liquidation et si la combinaison retrait de l’offre initiale, recours aux données confidentielles et rachat à vil prix suffit à caractériser des manœuvres frauduleuses dépassant la simple mauvaise foi contractuelle.
Or, la réponse de la chambre criminelle est claire. S’agissant de l’abus de confiance, la Cour concède, au plan de principe, que l’information immatérielle peut être un bien détournable. Encore faut-il en caractériser un usage dévoyé. Concernant l’escroquerie, elle confirme que le simple retrait d’un partenaire contractuel, fût-il opportuniste et de mauvaise foi, ne suffit pas à matérialiser une manœuvre frauduleuse.
Ce faisant, l’arrêt de la chambre de l’instruction est validé et les pourvois sont rejetés.
La consécration d’un abus de confiance informationnel
Si la Haute juridiction confirme que l’information est un bien détournable, elle refuse de caractériser l’abus de confiance en rappelant que le détournement suppose un changement de destination.
L’information comme bien détournable
Le premier apport de l’arrêt du 25 juin 2025 tient dans la reconnaissance sans équivoque de la valeur patrimoniale des données issues d’une due diligence. Là où la chambre de l’instruction avait considéré que « par nature immatérielles, [elles] ne peuvent être qualifiées de biens incorporels », la Cour de cassation rectifie : peu importe le support, l’information confidentielle remise à titre précaire est un bien au sens de l’article 314-1.
Cette consécration prolonge la jurisprudence ayant déjà admis la qualité de bien pour des fichiers clients (Crim. 24 oct. 2017, n° 16-84.900) ou des codes d’accès (Crim. 8 janv. 2020, n° 18-85.510). Cette position est selon nous opportune en ce qu’elle matérialise une approche plus moderne de l’économie contemporaine où la valeur se loge moins dans l’actif matériel que dans la donnée.
Cependant, si la chambre criminelle marque une position nouvelle et forte en affirmant que « des informations telles que celles transmises lors d’un audit de préacquisition (due diligence) peuvent constituer un bien immatériel susceptible de détournement », il aurait été préférable qu’elle soit plus explicite en soutenant par exemple que toute donnée livrée avec une finalité précise est, potentiellement, détournable.
Encore faut-il que ce détournement soit formellement caractérisé.
L’exigence d’un changement de destination pour la caractérisation du détournement
Affirmer la patrimonialité de l’information ne suffit toutefois pas ; encore faut-il prouver son emploi à une fin étrangère à celle convenue. La Haute juridiction, tout en rappelant que « le préjudice se déduit du détournement », valide le non-lieu au motif que l’usage litigieux (rachat d’actifs) restait dans l’orbite du projet initial d’acquisition.
En d’autres termes, la Cour rappelle que tant que l’objet (acquisition) demeure, la modification du véhicule juridique (offre d’actifs plutôt que prise de participation) ne caractérise pas forcément le détournement.
Cette position plus formelle contraste avec l’approche plus économique défendue en première partie de la décision. La Cour adopte ici une lecture formelle maintenant la ligne déjà esquissée pour les avoirs bancaires, lorsqu’elle soutenait que sans rupture manifeste, l’élément matériel fait défaut (Crim. 1ᵉʳ juin 2011, n° 10-83.568, Dalloz actualité, 14 juin 2011, obs. M. Bombled ; D. 2011. 2008, note J. Lasserre Capdeville
; ibid. 2823, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, S. Mirabail et T. Potaszkin
; ibid. 2012. 1698, obs. C. Mascala
; AJ pénal 2011. 523, obs. J. Gallois
; RSC 2011. 839, obs. H. Matsopoulou
; RTD com. 2011. 653, obs. B. Bouloc
; ibid. 780, obs. D. Legeais
).
Ainsi, tout en élargissant le périmètre des biens protégés, la Cour maintient la nécessaire preuve du détournement, évitant par là même que l’abus de confiance ne devienne l’arme systématique des litiges post-fusion.
Autre conséquence notable, par sa position la Cour entend sauvegarder une frontière très claire entre l’approche civile de ce type de contentieux et la qualification pénale de l’abus de confiance. Ce qui se retrouve également en matière d’escroquerie dans un cadre précontractuel.
La recherche d’une forme d’escroquerie précontractuelle
S’il ne fait aucun doute que les manœuvres frauduleuses peuvent survenir dans le champ contractuel, elles doivent, pour être caractérisées, dépasser la seule déloyauté.
L’applicabilité confirmée des manœuvres frauduleuses au champ contractuel
Le litige verse au dossier une illustration typique : des négociations d’acquisition qui tournent court, puis un rachat d’actifs à la barre du tribunal.
La Cour rappelle que la scène contractuelle n’est nullement hors du champ pénal. Depuis plus d’un siècle, elle admet que les promesses de vente fondées sur des bilans maquillés, des audits biaisés ou l’intervention d’un tiers certificateur puissent constituer l’infraction (Crim. 18 janv. 1988, n° 87-80.298).
Ici encore, la partie civile dénonçait une mise en scène caractérisée par une promesse d’achat global a contrario de l’offre initiale d’achat d’actifs, le recours à un audit intrusif pour siphonner les informations clefs et la création d’une filiale-écran prête à déposer, « en temps record », une offre calibrée.
Autant d’éléments que la jurisprudence qualifie volontiers de manœuvres lorsqu’ils dépassent le mensonge isolé et reposent sur une orchestration combinée. La chambre de l’instruction ne pouvait donc écarter a priori l’escroquerie au seul motif que les acteurs évoluaient dans un cadre de pourparlers contractuels.
Le pénal pénètre désormais la négociation d’affaires quand celle-ci devient théâtre de machinations positives.
Le nécessaire dépassement de la simple déloyauté précontractuelle
Pour autant, la Haute juridiction réaffirme un garde-fou : tromperie ne vaut manœuvre qu’à la condition d’un plus matériel, une mise en scène, un document falsifié ou l’intervention d’un tiers (Crim. 6 nov. 1991, n° 90-84.872 ; 25 sept. 1997, n° 96-82.818 ; 1ᵉʳ juin 2005, n° 04-87.757).
Dans l’affaire commentée, elle approuve le non-lieu en rappelant qu’aucune fausse pièce n’est venue conforter les pourparlers, que le retrait stratégique de l’investisseur et la redirection vers un achat d’actifs relèvent d’un choix d’opportunité, non d’une machination destinée à créer « crédit imaginaire » ou « espérance chimérique », et que l’écart de prix impressionnant ne suffit pas dès lors que la jurisprudence exige un lien causal entre l’écart et l’artifice, pas la seule asymétrie économique.
Le message est clair : l’action pénale ne peut servir d’assurance tous risques contre la déloyauté. Un dol civil n’est érigé en escroquerie que s’il s’accompagne de stratagèmes objectivables aptes à neutraliser le discernement de la victime ; à défaut, le contentieux demeure celui du droit civil.
Ainsi, l’arrêt du 25 juin 2025 trace la frontière, la pénalisation ne pouvant intervenir que si la négociation se double d’une mise en scène destinée à extorquer la remise ou le renoncement. Elle ne saurait arbitrer un simple jeu de négociation, même rugueux, dépourvu d’artifice positif.
Crim. 25 juin 2025, F-B, nos 21-83.384 et 24-80.903
par Nils Monnerie, Docteur en droit, Conseiller en droit des affaires
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