Abus de confiance : l’usage abusif peut porter sur un immeuble
Revirement de jurisprudence prévisible : l’abus de confiance peut désormais porter sur un immeuble, remis à titre précaire. L’usage abusif de l’immeuble qui porte atteinte de façon irrémédiable à son utilité et traduit la volonté manifeste de l’auteur de se comporter, même momentanément, comme un propriétaire, s’analyse en un détournement entrant dans le champ de l’article 314-1 du code pénal.
L’abus de confiance peut-il porter sur un immeuble ? Cette question était déjà posée par un auteur (B. de Lamy, L’abus de confiance peut-il porter sur un immeuble ?, D. 2002. 1796
), lequel s’étonnait de la réponse négative apportée par la chambre criminelle de la Cour de cassation dans un arrêt du 10 octobre 2001 (Crim. 10 oct. 2001, n° 00-87.605, D. 2002. 1796, et les obs.
, obs. B. de Lamy
; RSC 2002. 108, obs. R. Ottenhof
; RTD com. 2002. 379, obs. B. Bouloc
). Selon lui en effet, l’affirmation selon laquelle « L’expression "bien quelconque" n’inclut pas les immeubles qui ne peuvent alors être l’objet d’un abus de confiance […] ne laisse pas de surprendre tant l’association des termes "bien" et "quelconque" ne permettait pas de présager qu’il s’agissait d’une catégorie fermée aux immeubles ». Il n’est pas douteux que la formule « bien quelconque » est volontairement large, permettant ainsi aux juges répressifs, à peine quelques mois avant cette décision, de faire entrer tout type de bien, à l’instar d’un bien incorporel (Crim. 14 nov. 2000, n° 99-84.522, D. 2001. 1423
, note B. de Lamy
; RSC 2001. 385, obs. R. Ottenhof
; RTD civ. 2001. 912, obs. T. Revet
; RTD com. 2001. 526, obs. B. Bouloc
). Au reste, l’article 516 du code civil dispose que « Tous les biens sont meubles ou immeubles ».
À côté de ses détracteurs, cette position, confirmée le 14 janvier 2009 (Crim. 14 janv. 2009, n° 08-83.707, D. 2009. 1723, obs. C. Mascala
; ibid. 2825, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé et S. Mirabail
; RDI 2009. 425, obs. G. Roujou de Boubée
) consistant à exclure l’immeuble du champ d’application de l’article 314-1 du code pénal avaient également ses partisans (v. not., W. Jeandidier, Droit pénal des affaires, 4e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2000, p. 16).
Considérant que l’on ne peut pas voler un immeuble, l’on ne peut pas détourner un immeuble. D’autant que le délit suppose, au préalable, une remise volontaire par la victime entre les mains de l’escroc.
Par arrêt rendu le 13 mars 2024, la chambre criminelle apporte désormais une réponse diamétralement inverse, opérant ainsi un important revirement de sa jurisprudence.
Consécration d’une nouvelle position
En l’espèce, après enquête diligentée sur dénonciation d’un correspondant anonyme de plusieurs malversations aux cours des années 2000, susceptibles d’être reprochées au président du Conseil général des Bouches-du-Rhône et à son frère, entrepreneur d’une société spécialisée dans le traitement des déchets, la société anonyme SMA Environnement (ci-après la société SMA E) dont il était le principal actionnaire jusqu’en 2007, laquelle était dirigée par une troisième personne, président directeur général jusqu’en 2010, le procureur de la République a ouvert, en 2009, une information judiciaire confiée à la juridiction interrégionale spécialisée de Marseille.
Il était reproché à la société SMA E, après avoir vu ses activités étendues à la gestion de décharges en obtenant, en 2004, conjointement avec une autre société, l’attribution d’un marché d’aménagement et d’exploitation du centre d’enfouissement de déchets passé par la communauté d’agglomération Garlaban-Huveaune-Sainte-Baume à laquelle la communauté d’agglomération du pays d’Aubagne et de l’Étoile (ci-après la CAPAE) a succédé, d’avoir accueilli, sur le site de l’une de ses décharges destiné à recevoir les déchets de la CAPAE, des déchets privés facturés aux entreprises qui les apportaient. Après avoir été mis en examen du chef de détournement de bien public, le frère du président du conseil général, le président directeur général de la société SMA E et cette dernière ont été finalement renvoyés, devant le tribunal correctionnel, des chefs d’abus de confiance et le président de la CAPAE du chef de complicité d’abus de confiance.
En première instance, l’ensemble de ces prévenus sont relaxés. Sur appel incident du parquet, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence a cependant, par arrêt du 30 mars 2022, déclaré les prévenus coupables des chefs d’abus de confiance et de complicité d’abus de confiance pour avoir fait un usage abusif de la décharge en raison de l’enfouissement de déchets non prévus au marché.
La chambre criminelle de la Cour de cassation approuve cette nouvelle position, jugeant que « l’abus de confiance peut porter sur un bien quelconque en ce compris un immeuble » (§ 53). Appliqué au cas d’espèce, la Cour régulatrice relève que « l’exploitation à laquelle se sont livrés les prévenus en marge du marché liant la société SMA E aux collectivités concernées a consisté en une utilisation du site non conforme au cahier des clauses techniques particulières dont il est résulté une réduction, à leur insu et en fraude de leurs droits, des capacités d’enfouissement résiduelles du site qu’elles avaient remis à titre précaire, portant ainsi atteinte de façon irrémédiable à l’utilité de l’immeuble. Est ainsi caractérisé un usage abusif de l’immeuble qui, traduisant la volonté manifeste des prévenus de se comporter, même momentanément, comme propriétaires, s’analyse en un détournement entrant dans le champ de l’article 314-1 du code pénal » (§ 61).
Elle rectifie au passage l’approche erronée des juges aixois selon laquelle « le préjudice n’est pas un élément constitutif du délit d’abus de confiance », sans pour autant que la cassation de leur arrêt soit encourue. La Haute cour rappelle en effet qu’en la matière, le préjudice « peut n’être qu’éventuel » (not., Crim. 13 janv. 2010, n° 08-83.216, D. 2010. 1663, obs. C. Mascala
; RSC 2010. 621, obs. H. Matsopoulou
; RTD com. 2010. 616, obs. B. Bouloc
). Il en résulte que « l’existence d’un préjudice […] se trouve nécessairement incluse dans la constatation du détournement » (§ 62). En raison de l’objet du délit, le préjudice existe ainsi toujours.
Consécration d’une évolution prévisible
Les prémices d’une telle évolution avaient été posées à l’occasion d’un arrêt rendu, par la chambre criminelle, le 28 septembre 2016 ayant jugé, pour la première fois, qu’un immeuble est un bien quelconque par nature au sens de l’article 313-1 du code pénal relatif à l’escroquerie (Crim. 28 sept. 2016, n° 15-84.485, Dalloz actualité, 20 oct. 2016, obs. J. Gallois ; D. 2016. 2382
, note S. Detraz
; ibid. 2424, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, L. Miniato et S. Mirabail
; ibid. 2017. 1877, obs. C. Mascala
; AJ pénal 2016. 582, note G. Beaussonie
; RTD com. 2016. 866, obs. L. Saenko
).
La Cour d’appel avait d’ailleurs fondé sa solution sur cette décision de 2016. Cependant, faute d’être contemporaine aux faits reprochés, lesquels s’étaient déroulés entre 2007 et 2010, ce revirement de jurisprudence était-il vraiment prévisible ?
Il faut rappeler que la question de l’application dans le temps des évolutions prétoriennes en matière pénale ne répond pas aux mêmes règles que celle des lois de fond, irriguée par le principe de non-rétroactivité lorsque ces dernières présentent un caractère plus sévère pour l’auteur des faits (C. pén., art. 112-1, al. 1 et 2). La Cour européenne des droits de l’homme juge en effet classiquement, à l’appui de l’article 7 de sa Convention, que « les exigences de la sécurité juridique et de protection de la confiance légitime des justiciables ne consacrent pas un droit acquis à une jurisprudence constante » (CEDH 16 juin 2009, Isik c/ Turquie, n° 35224/05 ; v. égal., en ce sens, CEDH 10 oct. 2006, Pessino c/ France, n° 40403/02, AJDA 2007. 1257
, note E. Carpentier et J. Trémeau
; D. 2007. 124
, note D. Roets
; ibid. 399, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé et S. Mirabail
; RDI 2006. 491, obs. G. Roujou de Boubée
; ibid. 2007. 196, obs. P. Soler-Couteaux
; 18 déc. 2008, Unédic c/ France, n° 20153/04, § 74, AJDA 2009. 872, chron. J.-F. Flauss
; 6 oct. 2011, Soros c/ France, n° 50425/06, D. 2012. 199, obs. O. Bachelet
, note D. Zerouki-Cottin
; ibid. 2011. 2823, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, S. Mirabail et T. Potaszkin
; ibid. 2012. 1698, obs. C. Mascala
; AJ pénal 2012. 156
, note J. Lasserre Capdeville
; Rev. sociétés 2012. 180, note H. Matsopoulou
; RSC 2012. 252, obs. D. Roets
; ibid. 580, obs. F. Stasiak
; Bull. act. Lamy droit pén. des aff., avr. 2012. 1, note J. Gallois). Aussi, une classification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l’interprétation judiciaire d’une affaire à l’autre est possible. Cette application rétroactive ne repose pas sur le caractère favorable ou non de la nouvelle solution, mais sur le caractère raisonnablement imprévisible ou non de la nouvelle solution ainsi que sa cohérence avec la substance de l’infraction (v. égal. en ce sens, CJCE, gr. ch., 28 juin 2005, aff. C-189/02, pts 217 et 218, RSC 2006. 155, obs. L. Idot
; RTD eur. 2006. 477, chron. J.-B. Blaise
; 28 mars 2017, aff. C-72/15, pt 167, Dalloz actualité, 21 avr. 2017, obs. T. Soudain ; AJDA 2017. 1106, chron. E. Broussy, H. Cassagnabère, C. Gänser et P. Bonneville
; RTD eur. 2017. 418, obs. L. Coutron
; ibid. 555, étude I. Bosse-Platière
). Aussi, la consécration de l’immeuble, objet d’un abus de confiance, était-elle, dans cette occurrence, prévisible ?
À cette question, la Cour de cassation répond par l’affirmative. Elle estime que la jurisprudence de 2001 a « suscité des controverses doctrinales qui justifient un nouvel examen » (§ 48) et conduisent à une extension du champ d’application du délit qui est le même depuis l’instauration du nouveau code pénal de 1992. Elle s’appuie ainsi la notion large de « bien quelconque », laquelle recouvre « tout bien susceptible d’appropriation » (§ 50), et non pas seulement les biens d’appropriation mobilière.
Pour justifier l’application immédiate de son revirement, la Haute cour s’appuie d’abord logiquement sur le mouvement jurisprudentiel de dématérialisation ayant imprégné le délit d’abus de confiance depuis ses vingt dernières années, pour faire entrer dans son champ d’application le numéro de carte bancaire (Crim. 14 nov. 2000, n° 99-84.522 P, D. 2001. 1423
, note B. de Lamy
; RSC 2001. 385, obs. R. Ottenhof
; RTD civ. 2001. 912, obs. T. Revet
; RTD com. 2001. 526, obs. B. Bouloc
), la connexion internet mise à disposition des salariés au titre de leur activité professionnelle (Crim. 19 mai 2004, n° 03-83.953 P, D. 2004. 2748
, obs. B. de Lamy
; AJ pénal 2004. 286, obs. J. Coste
; RTD com. 2004. 824, obs. B. Bouloc
) ou encore le temps de travail de salariés utilisé à des fins autres que celles pour lesquelles ils perçoivent une rémunération (Crim. 19 juin 2013, n° 12-83.031 P, Dalloz actualité, 1er juill. 2013, obs. S. Fucini ; D. 2013. 1936
, note G. Beaussonie
; ibid. 2713, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et T. Potaszkin
; ibid. 2014. 1115, obs. P. Lokiec et J. Porta
; AJ pénal 2013. 608, obs. J. Gallois
; Dr. soc. 2013. 1008, étude L. Saenko
; RDT 2013. 767, obs. V. Malabat
; RSC 2013. 813, chron. H. Matsopoulou
; RTD com. 2013. 600, obs. B. Bouloc
) (§ 50).
La Cour régulatrice fait ensuite état de l’évolution jurisprudentielle en matière d’escroquerie, relevant qu’« Après avoir posé, sous l’empire de l’article 405 de l’ancien code pénal, le principe selon lequel un immeuble ne peut être l’objet d’une escroquerie (Crim. 15 juin 1992, n° 91-86.053 P, RDI 1993. 145, obs. G. Roujou de Boubée
; RSC 1993. 782, obs. P. Bouzat
; RTD com. 1993. 587, obs. P. Bouzat
), la Cour de cassation, faisant application du nouveau texte, juge désormais qu’un immeuble, étant un bien au sens de ce texte, peut constituer l’objet du délit (Crim. 28 sept. 2016, n° 15-84.485 P, Dalloz actualité, 20 oct. 2016, obs. S. Fucini ; D. 2016. 2382
, note S. Detraz
; ibid. 2424, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, L. Miniato et S. Mirabail
; ibid. 2017. 1877, obs. C. Mascala
; AJ pénal 2016. 582, note G. Beaussonie
; RTD com. 2016. 866, obs. L. Saenko
) » (§ 51).
Il en résulte que la Cour de cassation s’est « par plusieurs arrêts antérieurs aux faits poursuivis, engagée dans le sens d’un élargissement de la conception de l’objet détourné » (§ 60).
À l’époque de cette dernière décision de 2016, nous relevions déjà que la « conception matérialiste, fondée sur l’impossibilité d’opérer un détournement d’immeuble [était] en passe d’être abandonnée au profit d’une conception intellectuelle » (J. Gallois, obs. ss. Crim. 28 sept. 2016, n° 15-84.485, Dalloz actualité, 20 oct. 2016).
Dans ces circonstances, il n’est pas surprenant que les juges criminels concluent que « le revirement de jurisprudence [selon lequel l’abus de confiance peut porter sur un immeuble] ne méconnaît pas le principe consacré par l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme ». D’autant que « les demandeurs avaient la possibilité de s’entourer de conseils appropriés et, de surcroît, étaient des professionnels habitués à devoir faire preuve d’une grande prudence dans l’exercice de leur activité, et notamment dans l’évaluation des risques qu’elle comporte. Ils ne sauraient invoquer le droit à une jurisprudence figée interdisant d’étendre le champ d’application de l’article 314-1 du code pénal au détournement d’un immeuble ».
Rappelons au-delà que la chambre criminelle avait déjà refusé de reconnaître le caractère imprévisible du revirement de jurisprudence intervenu en matière d’abus de confiance s’agissant du détournement du temps de travail (Crim. 30 juin 2021, n° 20-81.570, Dalloz actualité, 13 juill. 2021, obs. D. Goetz ; D. 2021. 1708
, note C. Ballot-Squirawski
; ibid. 1497, chron. M. Fouquet, L. Guerrini, O. Violeau, A.-S. de Lamarzelle, C. Carbonaro et L. Ascensi
; ibid. 2109, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et E. Tricoire
; AJ pénal 2021. 472, note P. de Combles de Nayves
; RSC 2021. 845, obs. H. Matsopoulou
; JCP E n° 4, 27 janv. 2022, 1039, note J. Gallois). Rien d’étonnant donc à ce qu’elle se prononce, une nouvelle fois, en ce sens.
On déplore toutefois que la Cour de cassation ne se soit pas davantage expliquée sur l’argumentation des prévenus faisant valoir, dans leurs pourvois respectifs, sa décision du 14 janvier 2009, soit une période contemporaine aux faits…, laquelle avait retenu sans ambages qu’en matière d’abus de confiance, « ne peut être réprimée l’utilisation abusive d’un bien immobilier ou de droits réels portant sur un immeuble » (Crim. 14 janv. 2009, n° 08-83.707, préc.).
Crim. 13 mars 2024, FS-B, n° 22-83.689
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