Accidents de la circulation : application du droit commun de la responsabilité civile à l’encontre des personnes non conductrices ou gardiennes d’un véhicule terrestre à moteur

Si les dispositions de la loi du 5 juillet 1985 sont d’ordre public, elles n’excluent pas l’application de la responsabilité civile extracontractuelle de droit commun à l’encontre de toute personne autre que les conducteurs et gardiens des véhicules terrestres à moteur impliqués dans l’accident.

La réparation des dommages résultant d’accidents de la circulation relève d’un régime spécial de responsabilité, issu de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985, dite loi Badinter, adoptée dans le but de tendre « à l’amélioration de la situation des victimes d’accidents de la circulation et à l’accélération des procédures d’indemnisation ».

L’objectif de cette dernière est double : permettre une meilleure réparation des dommages subis par les victimes en dérogeant, sur de nombreux points, aux principes traditionnellement admis en droit commun (assouplissement des conditions de mise en œuvre de la responsabilité ; durcissement des causes d’exonération) et parvenir à une juste et rapide indemnisation des victimes en encadrant fermement les procédures d’indemnisation suivies par les assureurs et en privilégiant les transactions.

La Cour de cassation a rapidement affirmé que les dispositions de cette loi sont d’application exclusive : « L’indemnisation d’une victime d’un accident de la circulation dans lequel est impliqué un véhicule terrestre à moteur ne peut être fondée que sur les dispositions de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 à l’exclusion de celles des articles 1382 et suivants du code civil » (Civ. 2e, 4 mai 1987, n° 85-17.051).

Constante, la solution n’est cependant pas toujours bien comprise par les juges du fond, comme le révèle l’arrêt rendu par la deuxième chambre civile le 30 novembre 2023.

L’espèce

En l’espèce, un cycliste est renversé par un autre cycliste, se trouvant derrière lui, alors qu’un camion non identifié venait de les dépasser. La victime assigne l’autre cycliste – ainsi que son assureur de responsabilité – en indemnisation de ses préjudices sur le fondement de la responsabilité civile extracontractuelle de droit commun. Le fonds de garantie des assurances obligatoires de dommages (FGAO) intervient volontairement à l’instance. La cour d’appel rejette cette demande, au motif que les dispositions d’ordre public de la loi du 5 juillet 1985 trouvaient à s’appliquer à l’exclusion de la responsabilité de droit commun, en raison de l’implication du camion dans l’accident (pt 6). Elle en conclut qu’il appartient au FGAO d’indemniser la victime, le conducteur du camion étant inconnu (pt 7).

Dans son pourvoi en cassation, la victime reproche aux juges du fond d’avoir violé l’article 1er de la loi du 5 juillet 1985 et les articles 1382 et suivants, devenus 1240 et suivants, du code civil (pt 4). Elle soutient que « les dispositions d’ordre public de la loi du 5 juillet 1985 n’excluent pas la responsabilité délictuelle de droit commun de celui qui n’est ni conducteur ni gardien du véhicule impliqué » (pt 4). Suivant cette argumentation, la deuxième chambre civile casse la décision de la cour d’appel au visa de l’article 1er de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 et des articles 1382 et 1384, alinéa 1er, devenus 1240 et 1242, alinéa 1er, du code civil. Elle précise ainsi que « la victime pouvait demander, sur le fondement de la responsabilité civile de droit commun, réparation de son préjudice au cycliste qui l’avait fait chuter, qui n’était ni conducteur ni gardien d’un véhicule terrestre à moteur, ainsi qu’à l’assureur de responsabilité de ce dernier » (pt 8).

S’il est indéniable que l’implication du camion aurait permis d’engager la responsabilité de son conducteur sur le fondement – exclusif – de la loi Badinter, l’action contre l’autre cycliste est, quant à elle soumise au droit commun de la responsabilité civile. Dès lors que l’intervention du FGAO n’est que subsidiaire, c’est cette voie qui devait en l’espèce être privilégiée.

Une implication du camion dans l’accident

En l’espèce, la cour d’appel retient l’implication du camion dans l’accident, alors qu’il n’avait fait que dépasser les deux cyclistes et ne les avait aucunement percutés.

L’une des principales innovations de la loi du 5 juillet 1985 est, en effet, l’abandon de tout recours au concept de causalité pour retenir celui d’implication. Dès les travaux préparatoires, Robert Badinter avait précisé que « S’agissant du terme impliqué, il est volontairement large : c’est le fait qu’un véhicule terrestre à moteur soit intervenu à quelque titre que ce soit ou à quelque moment que ce soit […]. On ne devrait plus avoir à discuter du rôle causal ou non, actif ou passif du véhicule, pour déterminer le champ d’application du texte » (JO Sénat, CR, 11 avr. 1985, p. 193). La notion d’implication est plus large que celle de causalité (S. Carval, L’implication et la causalité, RCA  2015, n° 9, p. 21) : il n’est pas nécessaire que le véhicule ait causé l’accident (Y. Lambert-Faivre et L. Leveneur, Droit des assurances, 14e éd., Dalloz, 2017, n° 822, p. 586). Toute participation, même secondaire, dans le phénomène accidentel est prise en compte, la Cour de cassation précisant qu’un véhicule est impliqué dès qu’il est intervenu « à quelque titre que ce soit dans la survenance de l’accident » (par ex., Civ. 2e, 24 avr. 2003, n° 01-13.017, D. 2003. 1267  ; RTD civ. 2003. 515, obs. P. Jourdain  ; 14 nov. 2002, n° 00-20.594).

La jurisprudence a consacré une présomption d’implication lorsque le véhicule est entré en contact avec le siège du dommage (Civ. 2e, 25 janv. 1995, n° 92-17.164, RTD civ. 1995. 382, obs. P. Jourdain ).

Lorsque, comme en l’espèce, le véhicule terrestre à moteur n’a pas percuté la victime, il revient à cette dernière de prouver son implication (par ex., Civ. 2e, 26 oct. 2017, n° 16-22.462 : « Il incombe à celui qui se prévaut de l’implication d’un véhicule dans un accident de la circulation d’en rapporter la preuve »). Cette dernière est facilement retenue en cas de perturbation de la circulation par le véhicule (par ex., Civ. 2e, 18 avr. 2019, n° 18-14.948, D. 2019. 887  ; ibid. 2020. 40, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz  ; RTD civ. 2019. 600, obs. P. Jourdain  ; bjda.fr 2018, n° 63, obs. A. Cayol). À défaut, la question est plus délicate : si l’implication a été plusieurs fois rejetée par la Cour de cassation (Civ. 2e, 5 févr. 2015, n° 13-27.376, D. 2016. 35, obs. P. Brun et O. Gout  ; 24 nov. 2011, n° 10-25.637), d’autres arrêts ont refusé de la conditionner à l’existence d’un « fait perturbateur de la circulation » (Civ. 2e, 15 janv. 2015, n° 13-27.448, D. 2016. 35, obs. P. Brun et O. Gout ). Contestable, une telle exigence ramène en effet à un raisonnement en termes de causalité et de rôle actif du véhicule, et ajoute donc « une condition à la loi » (Civ. 2e, 2 mars 2017, n° 16-15.562, D. 2017. 902 , note D. Mazeaud  ; ibid. 2018. 35, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz  ; RTD civ. 2017. 671, obs. P. Jourdain ). Elle semble donc à juste titre écartée dans les arrêts les plus récents (Civ. 2e, 29 mars 2018, n° 17-10.976, D. 2019. 38, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ).

Une intervention seulement subsidiaire du FGAO

L’article 2 de la loi Badinter précise que les débiteurs de l’indemnisation sont « le conducteur ou le gardien » de chaque véhicule impliqué dans l’accident. Le conducteur du camion étant inconnu, les juges du fond en avaient déduit, en l’espèce, que l’indemnisation de la victime devait être supportée par le FGAO. Si l’indemnisation des victimes d’accidents de la circulation est, en principe, garantie par l’assurance de responsabilité civile automobile, le FGAO a en effet vocation à pallier l’absence d’assurance lorsque le responsable ne peut être identifié ou n’est pas assuré.

C’était toutefois oublier que son intervention est subsidiaire, ce qui signifie que les indemnités « ne peuvent être prises en charge à aucun autre titre » (C. assur., art. L. 421-1, III). N’ayant pas vocation à supporter la charge définitive de la dette, le FGAO est d’ailleurs subrogé dans les droits que possède le créancier de l’indemnité contre la personne responsable de l’accident ou son assureur (C. assur., art. L. 421-3). Il importait donc, en l’espèce, de rechercher la responsabilité de l’autre cycliste, comme l’avait d’ailleurs spontanément fait la victime. L’arrêt commenté confirme qu’une telle action doit être fondée sur le droit commun de la responsabilité civile.

Une action contre le cycliste fondée sur le droit commun de la responsabilité civile

Comme le rappelle la deuxième chambre civile en l’espèce, « si les dispositions de la loi du 5 juillet 1985 relatives à l’indemnisation des victimes d’accidents de la circulation sont d’ordre public, elles n’excluent pas l’application de celles relatives à la responsabilité civile extracontractuelle de droit commun à l’encontre de toute personne autre que les conducteurs et gardiens des véhicules terrestres à moteur (VTAM) impliqués dans l’accident ».

Leur caractère d’ordre public conduit à écarter tout autre fondement de responsabilité concernant l’action intentée par la victime à l’encontre des conducteurs et gardiens des différents véhicules terrestres à moteur impliqués dans l’accident. Le juge est alors tenu, « pour trancher le litige, de faire application, au besoin d’office, des dispositions d’ordre public de la loi du 5 juillet 1985 » (Civ. 2e, 5 juill. 2018, n° 17-19.738, D. 2018. 1489  ; ibid. 2019. 1196, obs. M. Bacache, L. Grynbaum, D. Noguéro et P. Pierre  ; RTD civ. 2018. 928, obs. P. Jourdain ).

Toutefois, il est admis de longue date que la responsabilité d’autres personnes (par ex. les piétons, les cyclistes ou les passagers d’un VTAM) relève du droit commun (par ex., Civ. 2e, 19 janv. 1994, n° 92-15.897 : « L’indemnisation des dommages causés par un piéton au conducteur d’un véhicule terrestre à moteur ne peut être fondée que sur les dispositions des articles 1382 et suivants du code civil, à l’exclusion de celles de la loi du 5 juillet 1985 », D. 1994. 574 , note C. Lapoyade Deschamps  ; ibid. 264, obs. P. Couvrat et M. Massé ). En effet, « l’exclusivisme de la loi ne vaut que dans les limites de son domaine d’application et à l’égard des personnes qu’elle désigne comme débiteurs » : l’exclusion du droit commun n’est que relative (G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, Les régimes spéciaux et l’assurance de responsabilité, 4e éd., LGDJ, 2017, n° 124, p. 161). Ce sont donc bien les régimes de la responsabilité du fait personnel et/ou de la responsabilité du fait des choses qui devaient être mobilisés en l’espèce.

 

© Lefebvre Dalloz