Accomplissement de l’affaire Intel : la CJUE consacre l’approche par les effets en matière d’abus de position dominante par éviction
La Cour de justice de l’Union européenne confirme le second arrêt du tribunal rendu sur renvoi dans l’affaire Intel. Mettant ainsi fin au volet de l’affaire portant sur les rabais d’exclusivité après un quart de siècle de procédure, la Cour consacre l’approche par les effets en matière d’abus d’éviction et précise l’étendue de son contrôle sur les appréciations économiques complexes conduites par la Commission. Un arrêt riche en enseignement à l’heure où la Commission projette de finaliser son projet de lignes directrices sur l’article 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, dont le contenu n’apparaît pas tout à fait aligné avec la jurisprudence de la Cour.
 
                            « Tout est accompli ». Tel est, en quelques mots et à un double titre, le sentiment qu’inspire l’arrêt rendu le 24 octobre 2024 par la Cour de justice de l’Union européenne (5e chambre) dans l’affaire Intel.
Première forme d’accomplissement : cet arrêt vient apporter une première conclusion à une saga d’une durée exceptionnelle (près d’un quart de siècle) relative au secteur des processeurs d’ordinateur (CPU). On rappellera ainsi que la procédure administrative devant la Commission européenne avait commencé en octobre 2000 par une plainte d’AMD, un concurrent d’Intel déplorant diverses pratiques d’éviction constitutives, selon lui, d’un abus de position dominante contraire à l’article 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Après une longue instruction, la Commission a finalement sanctionné le 13 mai 2009, par une amende record de 1,06 milliard d’euros, de multiples pratiques d’éviction d’Intel ayant eu lieu entre 2002 et 2007. Les pratiques étaient de deux natures : d’une part, des rabais conditionnels d’exclusivité consentis par Intel aux fabricants d’ordinateurs s’ils s’approvisionnaient exclusivement auprès d’Intel et d’autre part, des restrictions (dites « non déguisées ») consistant pour Intel à payer des fabricants pour qu’ils retardent le lancement d’ordinateurs contenant des composants AMD concurrents des composants Intel. Intel a introduit un recours en annulation de cette décision devant le Tribunal de l’Union européenne, lequel a d’abord confirmé dans sa totalité la décision de la Commission par un arrêt du 12 juin 2014 (aff. T-286/09, Dalloz actualité, 24 juill. 2014, obs. L. Constantin).
Intel a ensuite introduit un pourvoi contre ce premier arrêt, ce qui a donné lieu au fameux arrêt de la grande chambre de la Cour du 6 septembre 2017 (aff. C-413/14 P, D. 2018. 865, obs. D. Ferrier  ) qui a censuré l’arrêt du tribunal et renvoyé l’affaire devant lui au motif qu’il avait refusé de se prononcer sur l’analyse économique conduite par la Commission. La Cour ne se prononçait cependant pas de façon très explicite sur l’étendue de ce contrôle ni sur la mesure dans laquelle la présomption historique d’illicéité des rabais exclusifs tenait toujours en partie ou non.
) qui a censuré l’arrêt du tribunal et renvoyé l’affaire devant lui au motif qu’il avait refusé de se prononcer sur l’analyse économique conduite par la Commission. La Cour ne se prononçait cependant pas de façon très explicite sur l’étendue de ce contrôle ni sur la mesure dans laquelle la présomption historique d’illicéité des rabais exclusifs tenait toujours en partie ou non.
Revoyant sa copie, le tribunal a donc conduit une analyse au fond du raisonnement économique de la Commission et, après de lourdes et sévères critiques sur la méthode de la Commission, a procédé à l’annulation partielle de la décision de sanction (la partie relative aux rabais et non la partie relative aux autres pratiques) et de la totalité de l’amende (par un 2e arrêt du 26 janv. 2022, aff. T-286/09 RENV, RTD eur. 2022. 766, obs. L. Idot  ).
).
Ce fut au tour de la Commission européenne cette fois d’introduire un pourvoi contre le second arrêt du tribunal donnant lieu à l’arrêt de la Cour du 24 octobre 2024 sous commentaire. L’ensemble des moyens soulevés par la Commission peut se comprendre comme une tentative de circonscrire au maximum la portée de l’arrêt de 2017 de la Cour (aff. C-413/14 P, préc.). La Cour balaye néanmoins tous ces moyens et confirme l’arrêt du tribunal, mettant ainsi fin à ce pan de la saga Intel en clarifiant le raisonnement qu’elle avait esquissé en 2017.
Cela nous conduit à la deuxième forme d’accomplissement que cet arrêt représente : il confirme le changement de cap jurisprudentiel opéré par la Cour à partir de 2017 en matière d’abus d’éviction. Rappelons-le, ce changement de cap avait initialement été souhaité et impulsé par la Commission elle-même dans ses orientations sur l’article 82 CE publiées en février 2009, soit concomitamment à la décision de sanction dans l’affaire Intel qui était censée être, par la teneur de son analyse économique, le symbole de la modernisation du droit européen de la concurrence.
Il est peu de dire que la Commission aura bu le vinaigre de ladite modernisation jusqu’à la lie pour qu’enfin « tout soit accompli ». À tel point d’ailleurs que la Commission en est désormais venue à réprouver la modernisation que jadis elle appelait de ses vœux : telle est en tout cas l’interprétation la plus probable de la lecture pour le moins formaliste que la Commission défend désormais, à rebours de ses orientations de 2009, dans son projet de lignes directrices sur l’article 102 du TFUE publié pendant l’été (v. pour une analyse du caractère formaliste des positions prises par la Commission dans ce projet, A. Komninos, « J’accuse ! » – Four Deadly Sins of the Commission’s Draft Guidelines on Exclusionary Abuses, Network Law Review, 30 août 2024).
L’arrêt de la Cour est trop dense pour qu’il soit possible, dans les présentes colonnes, d’en faire un commentaire exhaustif. Les aspects purement procéduraux, de même que les prétentions relatives à la violation des droits de la défense de la Commission, seront donc mis de côté.
Il s’agira ainsi, premièrement, de replacer la solution rendue dans l’évolution jurisprudentielle de la notion d’abus de position dominante puis, deuxièmement, d’approfondir la nature et le degré de contrôle que la Cour exerce sur les analyses économiques complexes menées par la Commission (comme en l’espèce le test AEC).
La consécration de l’approche par les effets en matière d’abus d’éviction
La première grande vertu de l’arrêt sous commentaire est sans aucun doute de mettre fin à plusieurs années de débat sur la façon dont il convient de lire le premier arrêt Intel de 2017 (aff. C-413/14 P, préc.).
Plusieurs écoles s’affrontaient.
Tout d’abord, ceux qui étaient très hostiles à la nouvelle approche par les effets embrassée par la Cour, avaient salué le premier arrêt du Tribunal (v. pour ex., l’analyse de W.Wils sur le premier arrêt du tribunal, W. Wils, The judgment of the EU General Court in Intel and the so-called « more economic approach » to abuse of dominance, Concurrences n° 1-2015, art. n° 89826) et souhaitaient limiter le plus possible la portée de l’arrêt de la Cour de 2017 (aff. C-413/14 P, préc.).
Ensuite, ceux qui avaient accueilli l’arrêt de 2017 à bras ouverts en y voyant une révolution du droit européen de la concurrence et « l’ouverture des prétoires à l’analyse économique » (v. A.-L. Sibony, Analyse économique : La Cour de justice de l’Union européenne, en Grande Chambre, ouvre le prétoire à l’analyse économique jugeant que, en matière de rabais fidélisant aussi, il faut prendre au sérieux l’analyse des effets d’éviction (Intel), Concurrences n° 4-2017, art. n° 84985).
Enfin, ceux qui proposaient une approche médiane consistant à voir dans cet arrêt une évolution cohérente avec la jurisprudence antérieure : il y aurait toujours une présomption que les rabais d’exclusivité sont anticoncurrentiels lorsque pratiqués par une entreprise dominante (présomption découlant de l’historique arrêt Hoffman Laroche de la CJCE de 1979, aff. 85/76) mais cette dernière disposerait du droit de mettre en avant des arguments économiques pour renverser cette présomption, lesquels argument devraient alors recevoir une réponse de la part de la Commission, l’ensemble étant soumis au contrôle du juge (v. en ce sens, L. Idot, Une lecture juridique de l’arrêt Intel, Concurrences n° 1-2018, p. 15).
La Cour vient cependant, sans ambiguïté, confirmer qu’il ne saurait y avoir de présomption d’illégalité des rabais pratiqués par les entreprises en position dominante. Doit en effet être considéré comme entaché d’une erreur de droit le grief qui repose « implicitement mais nécessairement, sur l’idée d’un caractère abusif per se des rabais contestés » (pt 136 de l’arrêt).
La charge de la preuve d’effets anticoncurrentiels actuels ou potentiels repose en effet sur la Commission qui doit prendre en compte « le taux de couverture du marché par les rabais contestés et la durée de ceux-ci […], le fait pour cette entreprise de soutenir, au cours de la procédure administrative, éléments de preuve à l’appui, que son comportement n’a pas eu la capacité de produire un effet d’éviction anticoncurrentiel entraînant, pour cette institution, l’obligation particulière d’apprécier l’existence éventuelle d’une stratégie visant à évincer les concurrents au moins aussi efficaces » (pt 130 de l’arrêt).
Ainsi, la décision de la Commission était bien entachée d’une série de lacunes, non seulement dans la conduite du test AEC (nous y reviendrons infra) mais aussi plus généralement dans son approche juridique de la notion d’abus d’éviction. La Commission avait le devoir d’examiner d’elle-même un ensemble de critères factuels relatifs à la nature des rabais et à leur influence sur le marché pour remplir le standard de preuve, la seule existence de rabais d’exclusivité ne suffisant pas à caractériser un abus. La Cour rappelle également utilement que le tribunal, qui ne peut substituer sa propre motivation à celle de la Commission, ne pouvait ni ne devait chercher dans les quelques 500 pages de la décision de la Commission des passages qui, mis bout à bout, auraient pu s’assimiler à une analyse d’effets que la Commission prétendait à l’époque ne pas avoir besoin de réaliser.
Cette clarification est importante car elle confirme que la Cour adopte désormais une approche moins formaliste de la qualification d’abus de position dominante que par le passé. Ce changement de méthode est cohérent avec l’affirmation récente de la Cour selon laquelle « le bien-être des consommateurs, tant intermédiaires que finals, doit être regardé comme constituant l’objectif ultime justifiant l’intervention du droit de la concurrence pour réprimer l’exploitation abusive d’une position dominante » (CJUE 12 mai 2022, SEN, aff. C-377/20, pt 46, D. 2023. 705, obs. N. Ferrier  ; RTD eur. 2022. 766, obs. L. Idot
 ; RTD eur. 2022. 766, obs. L. Idot  ) ce qui implique que tout effet d’éviction d’un concurrent n’est pas nécessairement un abus de position dominante, l’article 102 du TFUE ne devant pas être interprété comme accordant à tout concurrent le droit de se plaindre d’une politique commerciale agressive d’un opérateur dominant. Il importe donc de réaliser une analyse circonstanciée et de ne pas s’arrêter à la seule nature de la pratique.
) ce qui implique que tout effet d’éviction d’un concurrent n’est pas nécessairement un abus de position dominante, l’article 102 du TFUE ne devant pas être interprété comme accordant à tout concurrent le droit de se plaindre d’une politique commerciale agressive d’un opérateur dominant. Il importe donc de réaliser une analyse circonstanciée et de ne pas s’arrêter à la seule nature de la pratique.
On notera que la Cour évite soigneusement de recourir au terme « présomption » (malencontreusement utilisé, il est vrai, par le tribunal dans son arrêt sur renvoi à son pt 124) et défend une approche casuistique qui s’en distingue considérablement. C’est là tout le sens du point 130 de l’arrêt sous commentaire précité : il existe non pas une présomption liée à la nature des pratiques mais un standard de preuve que la Commission doit remplir à la suite de l’examen d’un faisceau d’indices circonstanciés (en cela l’ère Hoffman-Laroche semble bien révolue, v. pt 179 de l’arrêt). Une fois ce standard de preuve rempli, la charge de la preuve de l’absence d’effets est alors transférée à l’entreprise dominante qui peut produire des analyses économiques (comme un test AEC) dont la Commission doit tenir compte (v. pt 180 de l’arrêt dans lequel la Cour précise que, si l’entreprise fournit des éléments de preuve pendant la procédure administrative, la Commission doit « non seulement » analyser le faisceau d’indices suscité, ce qui implique qu’elle doit le faire tout le temps, « mais aussi » répondre aux arguments de l’entreprise sur l’absence de stratégie d’éviction).
Le rejet par la Cour de toute présomption en matière de rabais d’exclusivité conditionnels apparaît difficile à concilier avec l’actuelle version du projet de lignes directrices sur l’article 102 du TFUE publié par la Commission.
Le projet indique en effet à son paragraphe 82 que tout « accord exclusif est présumé être susceptible de produire des effets d’éviction », le terme accord comprenant, au sens de la Commission, les rabais ayant des effets d’exclusivité. Cette affirmation était déjà difficile à concilier avec l’arrêt Unilever Italia, que la Commission cite pourtant au soutien de sa position en note de bas de page alors qu’il dispose clairement que « il convient de constater que, si les clauses d’exclusivité suscitent, en raison de leur nature, des préoccupations légitimes de concurrence, leur capacité à évincer les concurrents n’est pas automatique » (CJUE 19 janv. 2023, Unilever Italia, aff. C-630/20, pt 51, Dalloz actualité, 16 févr. 2023, obs. J.-B. Lemaire). Elle apparaît d’autant plus difficile à maintenir à l’aune des développements de l’arrêt sous commentaire qui sont de nature à interroger non seulement l’approche de ces lignes directrices sur les rabais mais, plus généralement, son approche des abus d’éviction en termes de présomption. En dehors du cas très spécifique des prix prédateurs, il ne nous semble pas en effet qu’il soit possible de tirer de la jurisprudence une quelconque présomption en matière d’abus d’éviction. La Commission a toutefois toute latitude pour intégrer les enseignements de la Cour dans la version finale de son texte.
Certains auteurs avaient pu percevoir un infléchissement récent du soutien de la Cour de justice à l’approche par les effets de l’article 102 du TFUE dans leur lecture de l’arrêt Superleague du 21 décembre 2023 (aff. C-333/21, Dalloz actualité, 7 févr. 2024, obs. R. Amaro et J.-C. Roda ; ibid., 12 mars 2020, obs. R. Amaro et J.-C. Roda ; AJDA 2024. 378, chron. P. Bonneville et A. Iljic  ; D. 2024. 347
 ; D. 2024. 347  , note F. Buy
, note F. Buy  ; ibid. 331, obs. P. le Centre de droit et d’économie du sport (OMIJ-CDES) et U. de Limoges
 ; ibid. 331, obs. P. le Centre de droit et d’économie du sport (OMIJ-CDES) et U. de Limoges  ; Légipresse 2024. 100, obs. C.-E. Renault et V. Omnes
 ; Légipresse 2024. 100, obs. C.-E. Renault et V. Omnes  ; JS 2024, n° 251, p. 32, chron. P. Duboc
 ; JS 2024, n° 251, p. 32, chron. P. Duboc  ). Selon ces auteurs, la Cour aurait introduit une nouvelle catégorie « d’abus par objet » à laquelle la nouvelle approche par les effets ne s’appliquerait pas (v. R. Amaro et J.-C. Roda, L’arrêt European Superleague Company : une révolution ? Les apports à la régulation du sport et à la théorie générale du droit de la concurrence [2e partie] Dalloz actualité, 7 févr. 2024). Force est de constater que l’arrêt sous commentaire ne reprend pas les développements de l’arrêt Superleague qui pouvaient s’interpréter comme allant dans ce sens (ne serait-ce que pour expliquer pourquoi ces développements ne sont pas pertinents dans le cas Intel). Il est vrai que les pratiques en cause dans les deux affaires sont fort différentes.
). Selon ces auteurs, la Cour aurait introduit une nouvelle catégorie « d’abus par objet » à laquelle la nouvelle approche par les effets ne s’appliquerait pas (v. R. Amaro et J.-C. Roda, L’arrêt European Superleague Company : une révolution ? Les apports à la régulation du sport et à la théorie générale du droit de la concurrence [2e partie] Dalloz actualité, 7 févr. 2024). Force est de constater que l’arrêt sous commentaire ne reprend pas les développements de l’arrêt Superleague qui pouvaient s’interpréter comme allant dans ce sens (ne serait-ce que pour expliquer pourquoi ces développements ne sont pas pertinents dans le cas Intel). Il est vrai que les pratiques en cause dans les deux affaires sont fort différentes.
À notre sens cependant, au-delà des différences factuelles entre les deux affaires, cela peut également s’expliquer par une lecture alternative de l’arrêt Superleague. Il nous semble que ce qui a pu apparaître comme un « abus d’éviction par objet » dans l’arrêt Superleague pourrait aussi s’interpréter comme l’extension d’une vieille jurisprudence de la Cour dite de la « théorie de l’abus automatique ». Cette théorie, plutôt que de s’inscrire dans le débat objet/effet, consiste à sanctionner, dans des circonstances exceptionnelles, un abus en l’absence d’un comportement positif de l’entreprise. Une telle approche était autrefois circonscrite à des hypothèses d’application conjointe des articles 106 et 102 du TFUE à des entreprises bénéficiant, de la part d’États, de droits exclusifs ou spéciaux (pour une application de cette jurisprudence, CJUE 17 juill. 2014, DEI, aff. C-553/12 P, RTD eur. 2014. 939, obs. L. Idot  ).
).
Selon notre prisme de lecture, l’arrêt Superleague pourrait se comprendre comme s’inspirant de cette théorie de l’abus automatique pour en développer une nouvelle version applicable non seulement aux situations dans lesquelles des États accordent des droits exclusifs ou spéciaux mais aussi aux situations de marché dans lesquelles des entreprises se retrouvent de facto en situation de monopole incontestable ou, du moins, en situation de régulateur de leur propre marché et deviennent à même, à ce titre, d’en verrouiller complètement l’entrée à de possibles nouveaux arrivants. Il ne s’agirait alors pas d’une remise en cause de l’approche par les effets en matière d’abus d’éviction ou de la création ex nihilo d’un deuxième type d’abus mais plutôt de l’extension d’une vieille jurisprudence sur une forme autonome et distincte d’abus « structurel » à des situations de marché très spécifiques.
Un tel cas nous semble peu représentatif du cas moyen d’abus de position dominante, à l’inverse de l’affaire Intel, cas d’école emblématique d’abus d’éviction.
Le cœur de l’arrêt sous commentaire réside cependant non pas dans la confirmation que l’arrêt de 2017 (aff. C-413/14 P, préc.) était bien un revirement non assumé de jurisprudence, ce que d’aucuns avaient déjà anticipé, mais bien dans son apport en ce qui concerne le standard de revue des appréciations économiques complexes.
La clarification bienvenue du contrôle juridictionnel pesant sur les analyses économiques complexes en général et le test AEC en particulier
En ce qui concerne l’analyse économique, la Cour apporte d’utiles précisions sur la portée du test dit « du concurrent aussi efficient » (ou test « AEC »). La Cour commence par définir ce test économique en expliquant qu’il « vise précisément à apprécier la capacité qu’aurait un tel concurrent aussi efficace, considéré abstraitement, à reproduire le comportement de l’entreprise en position dominante et, par voie de conséquence, si ce comportement doit être considéré comme relevant d’une concurrence normale, à savoir fondée sur les mérites » (pt 181 de l’arrêt) « au moyen d’une comparaison entre la part disputable et la part requise. Cette dernière est la part des besoins du client qu’un concurrent aussi efficace qu’Intel doit obtenir afin qu’il puisse accéder au marché sans subir de pertes. Si la part disputable est supérieure à la part requise, le résultat du test AEC est positif pour Intel, alors que la situation inverse conduit à un résultat négatif et donc à constater une capacité des rabais contestés à évincer un concurrent aussi efficace que cette entreprise » (pt 146 de l’arrêt).
En réalité, et comme cela avait déjà été défendu par certains auteurs (v. P. Ibanez Colomo, The (second) modernisation of article 102 TFEU : reconciling effective enforcement, legal certainty and meaningful judicial review, J. of European Competition Law and Practice, 2023, p. 10), le test AEC n’est que la manifestation économétrique la plus pertinente pour l’appréciation de pratiques tarifaires d’un principe plus général en droit européen de la concurrence (« [Le test AEC] n’est que l’une des manières d’apprécier si une entreprise en position dominante a eu recours à des moyens autres que ceux relevant d’une concurrence « normale », pt 181 de l’arrêt). Selon ce principe, l’éviction d’entreprises inadaptées au marché étant le résultat naturel du jeu de la concurrence elle-même, l’article 102 du TFUE devrait être interprété comme ne protégeant pas les concurrents moins efficients que l’entreprise dominante dans la mesure où leur éviction ne porte pas nécessairement atteinte au bien-être du consommateur. Si ce principe ne saurait être interprété comme impliquant nécessairement la démonstration de l’éviction d’un concurrent aussi efficient que l’entreprise dominante pour démontrer un abus, il fixe un cadre d’analyse dont on pourrait ainsi résumer la philosophie : si l’entreprise dominante elle-même devait être évincée par ses propres pratiques (si elle devait les subir), alors les pratiques produiraient une éviction anticoncurrentielle (v. en ce sens, le pt 436 de l’arrêt du tribunal sur renvoi).
Au-delà de ce principe, désormais solidement établi dans la jurisprudence relative aux abus d’éviction, se posait surtout ici la question du degré de contrôle que le juge peut exercer sur les appréciations économiques complexes conduites par la Commission dans le cadre de ses analyses.
Il existe en droit européen de la concurrence une constance jurisprudentielle sur le fait que la Commission dispose d’une certaine latitude en matière d’appréciation économique complexe qui ne se sanctionne qu’en cas d’erreur manifeste. C’est par exemple au visa de ce principe, particulièrement prégnant dans le cas spécifique du contrôle ex ante des concentrations, que la Cour a pu annuler l’arrêt du tribunal dans l’affaire CK Telecom et valider l’interdiction de la concentration prononcée par la Commission (CJUE 13 juill. 2023, CK Telecom, aff. C-376/20, Dalloz actualité, 21 sept. 2023, obs. M. Blayney).
Cependant, cette latitude n’autorise pas la Commission à commettre des approximations méthodologiques d’ampleur dans la conduite de ses analyses. La Cour vient préciser la limite du contrôle : la Commission demeure libre de la voie à suivre lorsqu’un choix se présente à elle parmi plusieurs alternatives méthodologiques potentiellement pertinentes. Cependant, une fois la méthode pertinente retenue par la Commission, elle est tenue de la mettre en œuvre rigoureusement sous le contrôle du juge qui peut censurer sa décision si d’éventuelles erreurs sont de nature à faire planer un doute raisonnable sur la conclusion de l’analyse de la Commission (v. en ce sens, pt 204 de l’arrêt).
C’est pourquoi « la Commission pouvait décider d’analyser la capacité des rabais contestés accordés à HP à évincer un concurrent aussi efficace qu’Intel sur une base trimestrielle pour une période allant du mois de novembre 2002 au mois de mai 2005 » (pt 268 de l’arrêt) mais que la mise en œuvre de l’analyse « doit pouvoir soutenir utilement la conclusion selon laquelle ces rabais ont une [capacité d’éviction] pour l’ensemble de cette période » (pt 268 de l’arrêt). Dès lors, « si le recours au mécanisme de l’extrapolation n’est pas un choix par principe proscrit, dans la mesure où ce mécanisme vise à déduire un élément inconnu à partir de données qui sont, elles, connues, il doit reposer sur une séquence logique concrète, définie et explicitée par la partie qui supporte la charge de la preuve, en l’occurrence la Commission » (pt 270 de l’arrêt).
La Cour confirme alors le tribunal dans son droit de vérifier les calculs de la Commission et d’apprécier l’importance d’éventuelles erreurs. En l’espèce, de telles erreurs étaient multiples, tant sur les périodes retenues que sur les calculs des parts disputables et non disputables de la demande, éléments essentiels dans la conduite du test AEC.
De telles erreurs et approximations s’expliquent sans doute par le fait que la Commission ne s’attendait pas à ce que cette partie de la décision (qui relevait d’une appréciation économique complexe) soit soumise au contrôle du juge. Sur le fondement de sa lecture de la jurisprudence historique sur l’article 102 du TFUE (lecture qui était au demeurant tout à fait pertinente préalablement au changement de logiciel de la Cour en 2017), la Commission pensait pouvoir, en toute sécurité, rajouter des analyses économiques pour le surplus afin de renforcer la motivation de sa décision conformément à sa volonté de moderniser le droit européen de la concurrence. Il y a fort à parier que, si elle avait connu par avance le dénouement de l’affaire Intel, la Commission n’aurait jamais intégré ces analyses économiques à son raisonnement.
Ainsi donc périt la décision de la Commission, victime d’une volonté de bien faire qui a considérablement changé la face de la lecture de l’article 102 du TFUE. En cela, le processus de modernisation initié par la Commission aura emporté l’adhésion de la Cour au-delà de toute espérance et très au-delà des attentes de la Commission elle-même.
Tout est-il complètement accompli pour autant ?
En ce qui concerne l’interprétation de l’article 102 du TFUE, si le logiciel apparait clarifié, il n’en demeure pas moins doctrinalement et institutionnellement contesté, comme l’illustre le projet de lignes directrices de la Commission sur l’article 102 du TFUE. Il ne fait par ailleurs aucun doute que de multiples contentieux à venir porteront sur le détail de l’analyse des effets d’éviction.
En ce qui concerne l’affaire Intel, le volet dédié aux rabais d’exclusivité est désormais définitivement clos. Mais il est vrai qu’après la crucifixion vient la résurrection de sorte que la Commission a réadopté en septembre 2023 une nouvelle décision de sanction contre Intel (à hauteur d’environ 376 millions d’euros d’amende) ravivant la partie de l’ancienne décision sur les restrictions « non déguisées ». Un recours en annulation ayant été introduit, le nom d’Intel pourrait bien prochainement reparaître dans les présentes colonnes.
CJUE 24 oct. 2024, aff. C-240/22 P
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