Action civile d’Anticor : l’annulation de son agrément a déjà des conséquences sur les affaires en cours

Par arrêt du 13 mars 2024, la Cour de cassation rappelle que l’article 2-23 du code de procédure pénale autorise les seules associations de lutte contre la corruption agréées à exercer l’action civile du chef des infractions qu’il énonce. Tel n’est plus le cas de l’association Anticor qui a vu le renouvellement de son agrément, accordé par arrêté du Premier ministre daté du 2 avril 2021, rétroactivement annulé par jugement du Tribunal administratif de Paris en date du 23 juin 2023.

De manière beaucoup moins retentissante que le revirement de jurisprudence qu’elle a opéré, jugeant que l’usage abusif en matière d’abus de confiance peut porter sur un immeuble (Dalloz actualité, 26 mars 2024, obs. J. Gallois), la chambre criminelle a eu l’occasion, au cours de cette même décision, de statuer sur la recevabilité de l’action civile exercée par l’association Anticor, conduisant à des conséquences toutes aussi importantes.

La décision

En l’espèce, le président du Conseil général des Bouches-du-Rhône se voit reprocher d’avoir pris part, au sein dudit conseil, à la commission permanente qui avait, sur rapport préalable signé de sa main et sous sa présidence, pris la décision d’autoriser la cession du terrain exploité par une société spécialisée dans le traitement des déchets, la SMA Environnement (ci-après la société SMA E), déjà attributaire depuis 2004 d’un marché d’aménagement et d’exploitation du centre d’enfouissement de déchets passé par la communauté d’agglomération Garlaban-Huveaune-Sainte-Baume à laquelle la communauté d’agglomération du pays d’Aubagne et de l’Étoile avait succédé, société dans laquelle son frère travaillait et était le principal actionnaire jusqu’en 2007 (sur le détail des faits, Dalloz actualité, 26 mars 2024, obs. J. Gallois, préc.).

L’association Anticor s’est constituée partie civile à l’appui de l’article 2-23 du code de procédure pénale des chefs, à l’encontre du président du Conseil général, de prise illégale d’intérêts, à l’encontre de la société SMA E, de recel de ce délit et à l’encontre du frère du président, également de recel de prise illégale d’intérêts mais aussi de trafic d’influence et de blanchiment.

En première instance comme en appel, les juges du fond ont déclaré recevable l’action civile exercée par l’association Anticor. Par arrêt du 30 mars 2022, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence a par ailleurs condamné le président à payer à l’association, à titre de dommages et intérêts en réparation de ces différents préjudices moraux, la somme de 2 000 € pour les faits de prise illégale d’intérêts, le frère et la société SMA E solidairement la somme de 2 000 € pour les faits de recel de prise illégale d’intérêts et le frère seul la somme de 2 000 € pour les faits de trafic d’influence et blanchiment. Pour les juges d’appel en effet, l’association Anticor justifiait, pour ces infractions – auxquelles s’ajoute le délit de favoritisme (§ 90) –, d’un préjudice moral à raison de ce que les faits poursuivis, étant constitutifs d’atteintes à la probité, ont porté atteinte à l’objet social et aux buts qu’elle poursuit (§ 94).

Dans leurs pourvois respectifs, les prévenus faisaient cependant valoir le fait que l’association ne dispose plus, depuis ces condamnations civiles, de son agrément. En effet, par jugement du Tribunal administratif de Paris du 23 juin 2023 (TA Paris, 23 juin 2023, n° 2111821/6-1, Dalloz actualité, 4 juill. 2023, obs. J.-M. Pastor ; AJDA 2023. 1207  ; JA 2023, n° 683, p. 10, obs. X. Delpech  ; RSC 2023. 597, obs. R. Parizot ), l’agrément octroyé le 2 avril 2021 par le Premier ministre à l’association Anticor pour exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne certaines infractions financières relevant de la lutte contre la corruption en vertu de l’article 2-23 précité a été annulé, avec effet rétroactif, au motif que la condition prévue par le 4° de l’article 1er du décret n° 2014-327 du 12 mars 2014, tenant au caractère désintéressé et indépendant de ses activités, apprécié notamment eu égard à la provenance de ses ressources, n’était pas rempli (§ 88 ; v. égal., §§ 89 et 90). Il en résulte pour eux l’irrecevabilité de l’action civile de l’association.

Par cette décision du 13 mars 2024, la chambre criminelle de la Cour de cassation fait droit à cette argumentation et casse, au visa des articles 2 et 2-23 du code de procédure pénale, la décision de condamnation rendue par les juges aixois.

Selon les juges répressifs, ce second article autorise en effet « les seules associations de lutte contre la corruption agréées à exercer l’action civile du chef des infractions qu’il énonce » (§ 93).

Cet article 2-23, issu de la loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013, pose plus largement les conditions de recevabilité de l’action civile d’une association, à savoir, outre l’agrément : être déclarée depuis au moins cinq ans à la date de la constitution de partie civile (1° Crim. 11 oct. 2017, n° 16-86.868, Dalloz actualité, 27 oct. 2017, obs. W. Azoulay ; D. 2017. 2101  ; JA 2017, n° 569, p. 12, obs. X. Delpech  ; AJ pénal 2018. 47, obs. L. Grégoire  ; RTD com. 2017. 1018, obs. L. Saenko ), se proposer, par ses statuts, de lutter contre la corruption (2°) et être question d’une des infractions d’atteinte à la probité visées expressément par le texte (3° Crim. 31 janv. 2018, n° 17-80.659, Dalloz actualité, 2 févr. 2018, obs. D. Goetz ; D. 2018. 296  ; JA 2019, n° 592, p. 33, étude S. Damarey  ; Rev. sociétés 2018. 402, note H. Matsopoulou  ; RSC 2018. 136, obs. R. Parizot  ; RTD com. 2018. 404, obs. D. Hiez ).

Il en résulte que, dans le cas où l’une de ces conditions fait défaut, l’action civile exercée par une association habilitée spécialement en raison de l’intérêt collectif qu’elle défend est irrecevable.

Les conséquences

Le fait que l’association Anticor ne puisse plus, à la suite de l’absence de renouvellement de son agrément, se constituer partie civile et donc mettre en mouvement l’action publique en raison de l’intérêt collectif qu’elle défend – en l’occurrence, la lutte contre la corruption – s’agissant d’affaires qu’elle aurait à connaître, avait déjà fait grand bruit (v. not., Anticor : le gouvernement n’a pas renouvelé l’agrément de l’association de lutte contre la corruption, Lemonde.fr, 27 déc. 2023 ; « C’est un cadeau de Noël pour les corrupteurs » : l’association Anticor perd son agrément, Lefigaro.fr, 27 déc. 2023).

Alors que l’association, dont le premier agrément avait été obtenu le 7 mars 2015 par la garde de Sceaux, Christiane Taubira, avait vu son agrément renouvelé, à deux reprises – en février 2018 par la nouvelle garde des Sceaux, Nicole Belloubet, et en avril 2021, par le Premier ministre, Jean Castex –, le gouvernement a refusé, en décembre 2023, par décision implicite, de renouveler cet agrément.

Le 23 juin 2023, l’association Anticor avait en effet déposé une demande d’agrément anticorruption auprès d’Elisabeth Borne. À l’issue d’un délai d’instruction de quatre mois, qui, sur décision du gouvernement, a été prorogé de deux mois supplémentaires, le gouvernement a refusé de renouveler l’agrément d’Anticor.

Mais, avec cette décision tirant les conséquences de l’annulation, avec effet rétroactif, de l’arrêté du Premier ministre du 2 avril 2021 renouvelant pour trois ans l’agrément de l’association Anticor avec effet rétroactif, l’on mesure les conséquences sur les affaires en cours et, plus particulièrement, celles dont les poursuites ont été déclenchées par l’association Anticor, et ce, depuis cette date.

En effet, « si la constitution de partie civile de l’association Anticor, antérieure à l’arrêté annulé, était recevable, l’arrêt attaqué, en date du 30 mars 2022, encourt l’annulation en ce qu’il a fait partiellement droit aux demandes de l’association alors qu’à cette date, celle-ci ne bénéficiait plus, par l’effet rétroactif du jugement annulant son renouvellement, de l’agrément lui permettant de solliciter la réparation d’un préjudice » (§ 96).

Si l’association Anticor peut toujours exercer son action civile en application de l’article 2 du code de procédure pénale, elle doit cependant démontrer, dans ce cas, l’existence d’un préjudice personnel résultant directement de la commission de l’infraction. Or, ce préjudice ne saurait résulter de la spécificité du but et de l’objet de sa mission.

Certes, pendant un temps, la jurisprudence s’est positionnée favorablement en ce sens. Notamment, dans le cadre de l’affaire dite « des biens mal acquis » (Crim. 9 nov. 2010, n° 09-88.272, inédit, Dalloz actualité, 15 nov. 2010, obs. S. Lavric ; D. 2010. 2707, obs. S. Lavric  ; ibid. 2641, édito. F. Rome  ; ibid. 2760, entretien G. Roujou de Boubée  ; ibid. 2011. 112, point de vue M. Perdriel-Vaissière  ; JA 2010, n° 430, p. 11, obs. S.S.  ; RSC 2011. 858, obs. X. Salvat ), la Cour de cassation avait retenu que les délits reprochés étaient précisément « de nature à causer à l’association [demanderesse] un préjudice direct et personnel en raison de la spécificité du but et de l’objet de sa mission ». Il s’évinçait de cette décision que, dès lors que les délits poursuivis portent « atteinte au but et à l’objet de la mission » d’une association, tels que définis par ses statuts, cette dernière subit un préjudice personnel et direct, au sens de l’article 2 du code de procédure pénale.

Cette jurisprudence, extrêmement favorable aux associations, instillait ainsi, au bénéfice de ces dernières, un droit général d’agir devant les tribunaux répressifs en contrariété avec l’esprit de l’action civile qui réserve la voie pénale à la seule victime directe de l’infraction.

Aussi la chambre criminelle est-elle revenue sur cette solution. Dans un arrêt du 31 janvier 2018, s’agissant de la médiatique affaire Bygmalion, la Haute Cour a cassé l’arrêt rendu par la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris ayant déclaré l’action civile recevable à l’appui de la spécificité du but et de l’objet de la mission poursuivis par l’association au motif que ladite association « ne justifi[ait] pas d’un préjudice personnel directement causé par les délits poursuivis » (Crim. 31 janv. 2018, n° 17-80.659, préc.). Dans cette affaire, l’association Anticor avait donc déjà vu son action civile déclaré irrecevable.

Dans notre présente espèce, la Cour de cassation confirme son approche et rappelle qu’« Aux termes d[e l’article 2 du code de procédure pénale], l’action civile en réparation du dommage causé par un délit appartient à tous ceux qui ont personnellement souffert du dommage directement causé par cette infraction » (§ 92), ce qui ne saurait être le cas ici d’Anticor.

Cette décision, si elle n’a pas pour conséquence, dans cette occurrence, de faire tomber l’ensemble des poursuites, appelle néanmoins plus largement à réformer la procédure d’agrément des associations anticorruption (Anticor : « Il faut réformer d’urgence la procédure d’agrément des associations anticorruption », Lemonde.fr, 24 juin 2023), afin que ces dernières puissent jouer leur rôle de contre-pouvoir et ainsi garantir une certaine éthique dans la vie publique.

 

Crim. 13 mars 2024, FS-B, n° 22-83.689

© Lefebvre Dalloz