Action directe contre l’assureur : compétence et loi applicable
Par un arrêt du 12 juillet 2023, la Cour de cassation se penche sur le régime juridique applicable à l’action directe en matière d’assurances dans l’Union européenne, en application du règlement Bruxelles I.
La fabrication d’un fermenteur a été confiée par une société française à une deuxième société française, qui a fait appel à un sous-traitant et qui a commandé des tubes auprès d’une société de droit allemand, ayant un assureur allemand.
Le fermenteur présentant des défauts constatés au cours de l’année 2008, les deux sociétés françaises, le sous-traitant et leurs assureurs ont transigé et certains d’entre eux ont cédé aux autres leurs créances sur la société allemande et son assureur.
Les cessionnaires ont alors saisi un juge français, dont la compétence a été discutée sur le fondement du règlement Bruxelles I Bruxelles I (CE) n° 44/2001 du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale.
Dans ce cadre assez banal, la Cour de cassation a été saisie d’un pourvoi en cassation à l’encontre de la décision d’appel qui avait, d’une part, retenu la compétence du juge français et, d’autre part, jugé irrecevable l’action directe engagée par l’un des assureurs cessionnaires des créances.
Son arrêt du 12 juillet 2023, rédigé avec un souci pédagogique évident, retiendra l’attention des internationalistes et des spécialistes du droit des assurances car il énonce des principes ayant une portée générale, relatifs à l’action directe. Ils seront présentés ici sans respecter l’ordre des moyens de cassation car les circonstances procédurales importent peu en définitive.
Avant de procéder à leur présentation, il est utile de rappeler que le règlement Bruxelles I comporte une section consacrée à la compétence en matière d’assurances et énonce notamment les règles suivantes :
- Article 8 : « En matière d’assurances, la compétence est déterminée par la présente section, sans préjudice des dispositions de l’article 4 et de l’article 5, point 5 ».
- Article 9 : « 1. L’assureur domicilié sur le territoire d’un État membre peut être attrait : a) devant les tribunaux de l’État membre où il a son domicile, ou b) dans un autre État membre, en cas d’actions intentées par le preneur d’assurance, l’assuré ou un bénéficiaire, devant le tribunal du lieu où le demandeur a son domicile, ou c) s’il s’agit d’un coassureur, devant le tribunal d’un État membre saisi de l’action formée contre l’apériteur de la coassurance. 2. Lorsque l’assureur n’est pas domicilié sur le territoire d’un État membre, mais possède une succursale, une agence ou tout autre établissement dans un État membre, il est considéré pour les contestations relatives à leur exploitation comme ayant son domicile sur le territoire de cet État membre ».
- Article 10 : « L’assureur peut, en outre, être attrait devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit s’il s’agit d’assurance de responsabilité ou d’assurance portant sur des immeubles. Il en est de même si l’assurance porte à la fois sur des immeubles et des meubles couverts par une même police et atteints par le même sinistre ».
- Article 11 : « (…) 2. Les dispositions des articles 8, 9 et 10 sont applicables en cas d’action directe intentée par la victime contre l’assureur, lorsque l’action directe est possible. (…) ».
La Cour de cassation devait spécifiquement se prononcer sur les conditions de l’action directe engagée à l’encontre de l’assureur allemand par l’un des assureurs cessionnaires.
Deux aspects étaient discutés. La portée des réponses qui y sont apportées dépasse le cadre du litige et vaudra également au regard des dispositions du règlement Bruxelles I bis n° 1215/2012 du 12 décembre 2012.
1° En premier lieu, l’arrêt précise les conditions dans lesquelles une action directe peut être engagée.
Il faut rappeler, de manière générale, qu’il résulte de l’article 11, § 2, du règlement Bruxelles I que lorsque l’action directe est possible et est intentée par la victime elle-même contre l’assureur, les articles 8, 9 et 10 s’appliquent, ce qui signifie que la personne lésée peut attraire devant le tribunal du lieu de son domicile ou, en matière d’assurance de responsabilité, devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit, l’assureur domicilié sur le territoire d’un Etat membre.
Cependant, au regard de quelle loi faut-il déterminer si cette action directe est possible ?
L’arrêt le précise en énonçant que « la possibilité de l’action directe, au sens de l’article 11, § 2, précité, est déterminée par la loi désignée par la règle de conflit du juge saisi ». Cette solution est conforme aux enseignements de la meilleure doctrine (H. Gaudemet-Tallon et M.-E. Ancel, Compétence et exécution des jugements en Europe, 6e éd., LGDJ, 2018, n° 294).
Il faut donc, au cas par cas, rechercher cette loi en application de la règle de conflit de lois compétente. Celle-ci peut être issue, par exemple, du règlement Rome II (CE) n° 864/2007 du 11 juillet 2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles (pour une illustration, CJUE 9 sept. 2015, aff. C-240/14, D. 2015. 1838
; ibid. 2016. 1045, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke
; RTD eur. 2016. 664, obs. L. Grard
).
Dans l’affaire jugée le 12 juillet 2023, il fallait recourir à la Convention de La Haye du 2 octobre 1973 sur la loi applicable à la responsabilité du fait des produits, dont l’article 4 retient que « la loi applicable est la loi interne de l’État sur le territoire duquel le fait dommageable s’est produit, si cet État est aussi : a) l’État de la résidence habituelle de la personne directement lésée, ou b) l’État de l’établissement principal de la personne dont la responsabilité est invoquée, ou c) l’État sur le territoire duquel le produit a été acquis par la personne directement lésée ».
Dans la mesure où le fait dommageable s’était en l’espèce produit en France et où la personne directement lésée y avait sa résidence habituelle, la loi française a été jugée applicable, ce qui a conduit à mettre en œuvre l’article L. 124-3, alinéa 1er, du code des assurances : « le tiers lésé dispose d’un droit d’action directe à l’encontre de l’assureur garantissant la responsabilité civile de la personne responsable ».
L’arrêt apporte à ce sujet une autre précision (dans le cadre de l’examen d’un autre moyen de cassation). Les juges du fond avaient retenu que l’action directe était irrecevable au motif que le contrat d’assurance était soumis au droit allemand et que ce dernier n’autorisait pas l’action directe dans les circonstances de l’espèce. Ce raisonnement est censuré. Dans la mesure où les juges du fond avaient retenu que le droit français, désigné par la règle de conflit de lois du juge saisi autorisait l’exercice de l’action directe, il fallait considérer que celle-ci était recevable peu important la teneur de la loi applicable au contrat d’assurance : la loi du contrat d’assurance « ne peut être invoquée que dans ses dispositions qui régissent les relations entre l’assureur et l’assuré, dispositions à laquelle la question de l’action directe est étrangère ».
2° En second lieu, il faut souligner le fait que les règles de compétence prévues par les articles 8 et suivants du règlement Bruxelles I ont un objectif clairement affirmé : selon le considérant n° 13 du préambule du règlement, il s’agit de « protéger la partie la plus faible au moyen de règles de compétence plus favorables à ses intérêts que ne le sont les règles générales ».
La Cour de justice retient donc que ces articles ne peuvent être invoqués que par la partie faible (CJUE 20 mai 2021 aff. C-913/19, pt 46 ; Dalloz actualité, 1er juin 2021, obs. F. Mélin ; D. 2021. 1036
; ibid. 1832, obs. L. d’Avout, S. Bollée et E. Farnoux
; ibid. 2022. 915, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke
; 21 oct.2021 aff. 393/20, point 50 ; Dalloz actualité, 15 nov. 2021, obs. F. Mélin ; D. 2021. 1966
; Rev. crit. DIP 2022. 119, note H. Gaudemet-Tallon
).
Plus spécifiquement, il a été jugé qu’un appel en garantie entre assureurs, fondé sur un cumul d’assurances, n’est pas soumis à ces articles (CJCE 26 mai 2005, aff. C-77/04, Rev. crit. DIP 2006. 168, note A. Sinay-Cytermann
; rendu en application de la convention de Bruxelles du 27 septembre 1968) ; et que le cessionnaire professionnel de la créance de la victime lésée ne peut pas s’en prévaloir contre l’assureur, de sorte qu’il doit fonder son action sur la règle de compétence spéciale énoncée par l’article 5, § 3, du règlement Bruxelles I, selon laquelle en matière délictuelle (en dehors de toute question liée à une assurance), une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite, dans un autre État membre, devant la juridiction du lieu où le fait dommageable s’est produit (CJUE 20 mai 2021, aff. C-913/19, préc., pt 46 ; 21 oct. 2021, aff. C-393/20, préc., pt 50).
L’arrêt du 12 juillet 2023 tire les conséquences de cette approche en ce qui concerne le principe que nous avons rappelé il y a quelques lignes, selon lequel lorsque l’action directe est possible, la personne lésée peut attraire devant le tribunal du lieu de son domicile ou, en matière d’assurance de responsabilité, devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit, l’assureur domicilié sur le territoire d’un État membre : ce principe ne bénéficie pas à l’assureur demandeur en vertu d’une cession de créance de la partie directement lésée lorsqu’il agit contre un autre assureur mais il lui est possible de revendiquer la compétence du juge sur le fondement de l’article 5, § 3 du règlement Bruxelles I.
© Lefebvre Dalloz