Action en aggravation : exigence d’une reconnaissance préalable de la responsabilité

S’il résulte de l’article 2226 du code civil que l’action en indemnisation de l’aggravation d’un dommage corporel est autonome au regard de l’action en indemnisation du dommage initial, en ce qu’un nouveau délai de prescription recommence à courir à compter de la consolidation de l’aggravation, une demande en réparation de l’aggravation ne peut être accueillie que si la responsabilité de l’auteur prétendu du dommage a été reconnue.

L’autorité de la chose jugée fait obstacle à toute velléité de révision à la baisse de l’indemnisation accordée à la victime lorsque le préjudice s’avère moins important que prévu (v. par ex., Civ. 2e, 12 oct. 1972, n° 70-13.459, pas de diminution de la rente allouée à une victime « dont le taux d’incapacité permanente partielle est, à la suite de l’intervention chirurgicale, passé de 80 à 40 % »). Une révision à la hausse est, en revanche, admise en cas d’aggravation, solution que proposent de consacrer les récents projets de réforme de la responsabilité civile (Proposition de loi portant réforme de la responsabilité civile du 29 juill. 2020, art. 1262, al. 2 et projet de réforme de la responsabilité civile, mars 2017, art. 1262, al. 2, aux termes desquels « En cas d’aggravation du dommage postérieurement au jugement, la victime peut demander un complément d’indemnité pour le préjudice qui en résulte »).

« L’aggravation s’entend de la détérioration des séquelles de la victime après qu’a été rendue la décision définitive statuant sur son indemnisation, ou qu’a été conclue la transaction, et qui a une répercussion sur ses besoins » (C. Quézel-Ambrunaz, Le droit du dommage corporel, 2e éd., LGDJ, 2023, n° 158, p. 156). Il est de jurisprudence constante que « l’autorité de la chose jugée attachée à [la première décision] ne s’oppose pas à la présentation ultérieure d’une nouvelle demande d’indemnisation fondée sur l’aggravation de l’état de santé de la victime, dès lors que cette demande tend à la réparation de préjudices complémentaires ou nouveaux nés de cette aggravation, quelle qu’en soit la date » (v. par ex., Civ. 2e, 29 mars 2012, n° 11-10.235, Dalloz actualité, 6 avr. 2012, obs. J. Marrocchella ; D. 2012. 1014  ; RTD civ. 2012. 535, obs. P. Jourdain ).

La décision rendue par la deuxième chambre civile le 21 mars 2024 confirme qu’une telle action en aggravation, bien qu’autonome par rapport à l’action en indemnisation du dommage initial, ne peut toutefois être accueillie que si la responsabilité de l’auteur prétendu du dommage a été préalablement reconnue.

L’espèce

En l’espèce, après avoir chuté alors qu’elle tentait de monter dans un train le 16 mai 1980, la victime subit l’amputation de sa jambe et de son bras droit, diverses fractures, ainsi que l’amputation de deux orteils du pied gauche. Son état de santé est consolidé le 31 décembre 1982. C’est pourtant seulement en 2001 que la victime assigne la SNCF en responsabilité et indemnisation. Le tribunal de grande instance déclare son action irrecevable, comme prescrite, par un jugement irrévocable du 1er octobre 2003. Invoquant une aggravation de son état survenue en 2008, la victime assigne de nouveau la SNCF en mai 2010 en responsabilité et indemnisation de son entier préjudice. Un pourvoi ayant été interjeté, la Cour d’appel de Bordeaux déclare son action irrecevable le 3 mai 2022.

Dans son pourvoi, la victime soutient, notamment, que « l’aggravation est un dommage nouveau, donnant naissance à un droit à réparation distinct, lui-même susceptible d’être mis en œuvre par l’effet d’une action autonome dont l’exercice n’est pas subordonné à la condition que la responsabilité de l’auteur prétendu du dommage et le préjudice initialement indemnisé aient pu être déterminés ». Dès lors, en lui opposant, pour rejeter sa demande, que ni son préjudice initial, ni la responsabilité de son auteur n’avaient été déterminés à l’origine, la cour d’appel aurait violé l’article 1351, devenu l’article 1355 du code civil, ainsi que les articles 122 et 480 du code de procédure civile (pt 8).

Rejetant le pourvoi, la deuxième chambre civile affirme, dans un attendu de principe, que « s’il résulte de l’article 2226 du code civil que l’action en indemnisation de l’aggravation d’un préjudice corporel est autonome au regard de l’action en indemnisation du préjudice initial, en ce qu’un nouveau délai de prescription recommence à courir à compter de la consolidation de l’aggravation, une demande en réparation de l’aggravation d’un préjudice ne peut être accueillie que si la responsabilité de l’auteur prétendu du dommage a été reconnue » (pt 10). Or, en l’espèce, l’action initiale de la victime ayant été déclarée prescrite, la responsabilité de la SNCF n’a pas été établie et le préjudice initial n’a pas été déterminé antérieurement à l’introduction de l’action en aggravation (pt 12). La cour d’appel en a « déduit exactement que l’action en responsabilité et indemnisation tant du préjudice initial, que du préjudice aggravé, est irrecevable comme portant atteinte à l’autorité de la chose jugée attachée au jugement du 1er octobre 2003 qui a déclaré l’action prescrite ».

Un principe : une action en aggravation autonome au regard de l’action en indemnisation du dommage initial

Aux termes de l’article 2226 du code civil, « l’action en responsabilité née à raison d’un événement ayant entraîné un dommage corporel, engagée par la victime directe ou indirecte des préjudices qui en résultent, se prescrit par dix ans à compter de la date de la consolidation du dommage initial ou aggravé ». Autrement dit, un nouveau délai de prescription de dix ans s’ouvre à compter de la consolidation du dommage aggravé car « l’action en aggravation d’un préjudice est autonome au regard de l’action en indemnisation du préjudice initial », comme l’a encore rappelé la Cour de cassation en 2022 (Civ. 2e, 31 mars 2022, n° 20-19.992 FS-B, D. 2022. 1934, obs. M. Bacache, A. Guégan et S. Porchy-Simon ), en tirant comme conséquence la prescription d’une demande relative à « l’indemnisation d’un préjudice de retraite résultant de son préjudice initial », et non de l’aggravation.

Afin de respecter le principe de l’autorité de la chose jugée, seules les conséquences de l’aggravation peuvent être évaluées et indemnisées. Il ne saurait être question de procéder à une réévaluation de l’indemnisation initiale. Du fait de l’autonomie des deux actions (en réparation du dommage initial et du dommage aggravé), les tiers payeurs ne peuvent pas imputer sur l’indemnisation visant à réparer l’aggravation les sommes qu’ils auraient pu verser concernant le dommage initial (Civ. 2e, 3 févr. 2000, n° 98-13.324, D. 2000. 69 , « Attendu qu’en cas d’aggravation de l’état de la victime donnant lieu à indemnisation complémentaire, ne peuvent être remises en question ni l’évaluation du préjudice originaire ni les condamnations prononcées au profit tant de la victime que du tiers payeur, lequel ne peut demander le remboursement de ses prestations que si elles contribuent à l’indemnisation de l’aggravation du préjudice »).

Une limite : une action subordonnée à la reconnaissance préalable de la responsabilité de l’auteur du dommage

Cette autonomie de principe de l’action en aggravation est toutefois limitée par l’exigence, rappelée en l’espèce par la deuxième chambre civile, que la responsabilité de l’auteur du dommage ait été reconnue préalablement à l’action en aggravation.

La solution avait déjà été posée par la Cour de cassation, par voie d’obiter dictum, dans un litige relatif à la responsabilité d’un avocat, auquel la victime d’un dommage corporel reprochait de lui avoir fait perdre une chance d’être indemnisée par un hôpital public du fait du non-respect des délais de recours (Civ. 1re, 14 janv. 2016, n° 14-30.086, Dalloz actualité, 3 févr. 2016, obs. N. Kilgus ; D. 2016. 256, obs. S. Carval ) : « une demande en réparation de l’aggravation d’un préjudice ne peut être accueillie que si la responsabilité de l’auteur prétendu du dommage et le préjudice initialement indemnisé ont pu être déterminés ».

La pertinence de cette règle semble discutable (en ce sens, obs. S. Carval, préc.), rien n’empêchant de vérifier que les conditions de la responsabilité de l’auteur du dommage sont réunies au cours de l’action en aggravation (étant précisé que seule l’aggravation serait bien évidemment indemnisée en cas de prescription de l’action initiale).

 

Civ. 2e, 21 mars 2024, F-B, n° 22-18.089

© Lefebvre Dalloz