Action en nullité du droit de préemption de la SAFER : notion d’« acquéreur évincé »
L’acquéreur évincé, au sens de l’article L. 412-8 du code rural et de la pêche maritime, est la personne mentionnée dans la notification de l’offre de vente comme celle qui s’est proposée d’acquérir, de sorte que cette dernière avait qualité pour agir en nullité de la déclaration de préemption de la SAFER pour non-réalisation de l’acte authentique, imputable à celle-ci, dans le délai légal.
Afin que les sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (SAFER) puissent mener à bien leurs missions, le législateur leur a octroyé un droit de préemption. Parce que ce droit vient limiter la liberté contractuelle, il est strictement réglementé. Ainsi, son exercice est enfermé dans trois délais (C. rur., art. L. 412-8) : d’abord, un délai pour accepter l’offre ; ensuite, un (premier) délai pour réaliser l’acte authentique de vente ; enfin, un (dernier) délai, courant à compter de la mise en demeure de réaliser l’acte authentique, dont le non-respect est sanctionné par la nullité de la déclaration de préemption. Le législateur a donné qualité pour agir en nullité au vendeur, mais également à « l’acquéreur évincé » lors de la préemption. Qui est cet « acquéreur évincé » ? Est-ce la personne qui s’est proposée d’acquérir et dont l’identité est mentionnée dans la notification de l’offre de vente ou est-ce une personne qui doit pouvoir justifier d’un accord ferme et définitif avec le vendeur ? Telle était la principale question soulevée dans l’arrêt de l’espèce.
Un couple s’est porté acquéreur de parcelles appartenant à des indivisaires. Presque deux mois après avoir reçu la notification du projet de cession par le notaire chargé d’instrumenter la vente, la SAFER a exercé son droit de préemption. Six mois plus tard, le couple a adressé à la SAFER un commandement de réaliser l’acte authentique et l’a, le même jour, assignée en nullité de sa décision de préemption.
La cour d’appel ayant fait droit à leur demande, la SAFER s’est pourvue en cassation. Dans un premier moyen, elle soutient que, pour avoir la qualité d’acquéreur évincé, la personne indiquée dans la notification de l’offre de vente comme étant celle qui se propose d’acquérir doit « justifier d’un engagement ferme et définitif » du vendeur, ce dont ne pouvait disposer le couple puisqu’une partie des indivisaires n’avaient pas encore consenti à la vente. Dans un second moyen, la SAFER soutient que l’absence de réalisation de la vente dans le délai légal ne lui était pas imputable, qu’elle était due au grand nombre de parties à l’acte, de sorte que la nullité ne pouvait pas être prononcée.
La Cour de cassation rejette le pourvoi. Elle affirme d’une part qu’est « un acquéreur évincé, ayant qualité pour agir en nullité de la déclaration de préemption (…), la personne mentionnée, dans la notification adressée par le notaire au bénéficiaire du droit de préemption, comme étant celle qui se propose d’acquérir » et, d’autre part, que le défaut de réalisation de l’acte authentique dans les délais légaux était imputable à la SAFER, de sorte que la cour d’appel avait pu retenir que la déclaration de préemption était nulle de plein droit.
En l’espèce, la Cour de cassation assimile « l’acquéreur évincé » à « la personne ayant proposé d’acquérir » et confirme sa jurisprudence relative à la sanction du non-respect du délai de réalisation de l’acte authentique de vente.
L’acquéreur évincé : la personne ayant proposé d’acquérir
La Cour de cassation énonce qu’au sens de l’article L. 412-8 du code rural et de la pêche maritime « est un acquéreur évincé, (…), la personne mentionnée, dans la notification adressée par le notaire au bénéficiaire du droit de préemption, comme celle qui se propose d’acquérir ».
Ainsi, elle rejette la définition avancée par la SAFER selon laquelle est un acquéreur évincé, la personne qui peut justifier d’un engagement ferme et définitif conclu avec le vendeur.
À s’en tenir aux seuls termes, la définition invoquée par la SAFER, et retenue par plusieurs juridictions du fond (v. not., Lyon, 20 juin 2023, n° 21/06405 ; 13 oct. 2022, n° 22/01010 ; TJ Clermont-Ferrand, 28 sept. 2020, n° 17/01249), aurait pu être consacrée par la troisième chambre civile. En effet, l’« acquéreur évincé » est d’abord un acquéreur, soit « le bénéficiaire de l’acquisition », autrement dit la personne qui est devenue propriétaire (G. Cornu, Vocabulaire juridique, v° Acquéreur, 14e éd., PUF, 2022). En conséquence, pour qu’il y ait un « acquéreur évincé », il faut « un engagement ferme et définitif » entre ce dernier et le vendeur. Toutefois, deux arguments révèlent qu’une telle définition irait à l’encontre de l’intention du législateur.
Premièrement, les cinq alinéas de l’article L. 412-8 du code rural et de la pêche maritime forment un tout. En effet, ils régissent la procédure relative au droit de préemption de l’émission de l’offre de vente au bénéficiaire du droit de préemption à la réalisation de l’acte authentique. Il apparaît clairement, à la lecture de ces différents alinéas, que la « personne qui se propose d’acquérir » (C. rur., art. L. 412-8, al. 1er) et « l’acquéreur évincé » (C. rur., art. L. 412-8, al. 4) sont une seule et même personne. Pour le législateur, la première « devient » la seconde lorsqu’elle voit ses espoirs d’acquérir déçus. Autrement dit, le terme d’« acquéreur évincé » est inapproprié : il ne reflète pas l’intention du législateur.
Secondement, le législateur a souhaité que la « personne qui se propose d’acquérir » mais en a été empêché par l’exercice du droit de préemption puisse agir en nullité de la déclaration de préemption si la SAFER n’a pas réalisé l’acte authentique de vente dans les délais prescrits (v. infra). Or, si la définition proposée par la SAFER dans l’arrêt de l’espèce était retenue, cette possibilité resterait lettre morte. En effet, en pratique, deux situations peuvent se rencontrer. Dans la première, comme en l’espèce, aucun acte n’a été conclu : le vendeur purge le droit de préemption avant d’accepter l’offre d’achat de « la personne qui se propose d’acquérir ». Dans la seconde, l’exercice du droit de préemption fait l’objet d’une condition suspensive au sein de l’acte conclu, qu’il s’agisse d’une promesse unilatérale ou synallagmatique de vente. En conséquence, dans les deux cas, si le bénéficiaire exerce son droit de préemption il n’y a aucun « acquéreur évincé ».
En conséquence, l’interprétation retenue par la Cour de cassation doit être approuvée (v. déjà, Civ. 3e, 23 janv. 2020, n° 19-12.035, AJDI 2020. 456
, où la SAFER avait soutenu, en vain, que, par le jeu de la condition suspensive, la personne qui s’était proposée d’acquérir avait perdu la qualité d’acquéreur évincé) : elle est respectueuse de l’intention du législateur, intention mal exprimée au travers des termes « acquéreur évincé ». D’ailleurs, la troisième chambre civile souligne indirectement que la terminologie utilisée par le législateur à l’alinéa 4 de l’article L. 412-8 est inappropriée. En effet, elle retient que cette disposition « n’exige pas qu’un engagement ferme et définitif ait été déjà conclu entre les vendeurs et le candidat acquéreur ».
La Haute juridiction, par le contrôle lourd de la motivation de l’arrêt d’appel qu’elle a opéré (sur ce contrôle, J.-F. Weber, Comprendre un arrêt de la Cour de cassation rendu en matière civile, in BICC, n° 702, 15 mai 2009), a manifesté sa volonté de poser la définition de l’acquéreur évincé dans le cadre de l’article L. 412-8 du code rural et de la pêche maritime.
Par là même, elle va mettre fin à des divergences entre les juridictions du fond (comp. en l’espèce, Riom, 5 juill. 2022, n° 20/01634, infirmant la décision des juges du fond ayant dénié la qualité d’acquéreur évincé à un couple au motif que ce dernier ne justifiait pas d’un accord de tous les coindivisaires vendeurs ; Lyon, 13 oct. 2022, n° 22/01010, préc., ayant retenu que « l’acquéreur évincé est la personne pouvant justifier d’un accord non équivoque avec le vendeur, la simple mention dans la notification de préemption de l’identité d’un acheteur n’est pas suffisamment probante »).
Cette détermination de l’acquéreur évincé est importante puisque ce dernier a qualité non seulement pour mettre en demeure la SAFER de réaliser l’acte authentique (Civ. 3e, 7 déc. 2011, n° 10-27.027, Dalloz actualité, 22 déc. 2011, obs. C. Fleuriot ; D. 2012. 15
; Rev. loyers 2012, n° 924, obs. F. Roussel), mais également pour agir en nullité de la déclaration de préemption lorsque la mise en demeure est restée sans effet.
La non-réalisation de l’acte authentique, imputable au préempteur, sanctionnée par la nullité
En l’espèce, la Cour de cassation estime que le moyen de la SAFER, tendant à critiquer la nullité de la déclaration de préemption pour non-réalisation de l’acte authentique dans le délai de quinze jours à compter de sa mise en demeure, n’est pas fondé. En effet, elle énonce que la cour d’appel a fait « ressortir que la SAFER ne justifiait pas que le défaut de réalisation de la vente dans les délais légaux ne lui était pas imputable ».
La troisième chambre civile rappelle ici sa jurisprudence constante : ce n’est que si la non-réalisation de l’acte authentique dans les délais imposés n’est pas imputable à la SAFER, que la nullité de la déclaration de préemption est écartée (v. not., Civ. 3e, 24 nov. 2021, n° 20-18.576, Defrénois 2022, n° 19 ; 22 juin 2017, n° 16-15.464 ; 18 juin 2014, n° 13-13.617, Dalloz actualité, 11 juill. 2014, obs. S. Prigent ; RD rur. 2014, n° 221, obs. H. Bosse-Platière ; 9 nov. 2010, n° 09-70.780 ; v. égal. pour la même solution lorsque le droit de préemption est exercé par le preneur, Civ. 3e, 14 déc. 1988, n° 87-16.083). Autrement dit, la nullité vient seulement sanctionner la carence de la SAFER.
En l’espèce, la SAFER se prévalait du fait que le bien, objet de la vente, appartenait à des indivisaires, de sorte que la pluralité de vendeur avait rendu impossible l’établissement de l’acte authentique de vente dans les délais légaux. Effectivement, la vente d’un bien indivis nécessite, en principe, le consentement de tous les coïndivisaires (C. civ., art. 815-5-1). La Cour de cassation rejette cet argument pour deux raisons : d’une part, la SAFER n’ignorait pas ce fait (comp., Civ. 3e, 22 juin 2017, n° 16-15.464, préc., où la SAFER avait pu ignorer les difficultés d’identifier le vendeur, les héritiers ayant renoncé à la succession) et, d’autre part, elle n’avait été mise en demeure que six mois après avoir manifesté sa volonté de préempter.
Cette jurisprudence constante ne souffre pas de discussion. En effet, en enfermant le droit de préemption dans des délais, le législateur a cherché à ménager un équilibre entre le droit conféré au préempteur et la nécessité d’assurer la sécurité juridique du vendeur et du candidat acquéreur évincé (G. Forest, Nullité de la déclaration de préemption d’une SAFER, obs. ss Civ. 3e, 19 nov. 2008, n° 07-16.476, D. 2008. 3010
). Aussi, dès lors que la SAFER ne fait pas preuve de diligence, d’abord en ne réalisant pas l’acte authentique dans le délai de deux mois courant à compter de l’envoi de sa décision de préemption, puis, en ne parvenant pas non plus à établir cet acte dans les quinze jours suivant sa mise en demeure, la nullité de la déclaration de préemption s’impose.
En définitive, l’importance de cet arrêt ne réside pas dans la confirmation, par la Cour de cassation, de sa jurisprudence relative à la sanction du non-respect du délai de réalisation de l’acte authentique, mais dans la définition donnée de « l’acquéreur évincé » dans le cadre de l’article L. 412-8 du code rural et de la pêche maritime. Cette définition met en exergue que la terminologie retenue par le législateur est inappropriée. Aussi, il conviendrait de substituer à celle-ci celle, retenue par la Haute juridiction en l’espèce, de « candidat acquéreur » déçu.
Civ. 3e, 13 juin 2024, FS-B, n° 22-20.992
© Lefebvre Dalloz