Action en responsabilité consécutive à un autre litige et point de départ de la prescription
Dans deux arrêts rendus le 19 juillet 2024, une chambre mixte de la Cour de cassation a pu décider que le point de départ de la prescription d’une action en responsabilité liée à un autre litige n’est pas fixe mais varie en fonction du type d’action considérée.
Le 19 juillet 2024, la Cour de cassation a mis à disposition, sur son site internet, deux décisions de justice importantes concernant le point de départ de la prescription extinctive. La réunion d’une chambre mixte n’est jamais anodine puisqu’elle témoigne d’une affaire croisant les attributions de plusieurs chambres de la Cour ou lorsque ladite affaire cristallise des divergences de position entre celles-ci (S. Guinchard, A. Varinard et T. Dabard, Institutions juridictionnelles, 16e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2021, p. 915, n° 781).
Or, en matière de point de départ de la prescription extinctive lors d’une action en responsabilité consécutive à un autre litige, les solutions dégagées par la cour de cassation diffèrent lorsqu’il s’agit d’une action principale en responsabilité ou d’une action récursoire qui tend à la garantie d’une condamnation. Le but de la réunion de cette chambre mixte était donc de savoir s’il fallait unifier les positions retenues ou maintenir la divergence en fonction de chaque type d’action. La mise en ligne en libre accès d’un communiqué et des documents préparatoires (rapport du conseiller rapporteur et avis de l’avocat général) se révèle fort utile pour comprendre tous les enjeux de cette interrogation aussi pratique que cruciale.
Commençons par rappeler les faits dans les deux pourvois.
- Dans l’affaire n° 20-23.527, un acte authentique conclu le 27 mars 1998 permet à des parents de céder les actions de leur société à leurs cinq enfants, le tout sous condition suspensive de la cession de ces mêmes titres à une tierce société avant le 31 janvier 1999. Un second acte du 30 mars 1998 vient assurer une seconde transmission de la nue-propriété des actions ainsi cédées, dans un premier temps, aux enfants des donataires et ce sous une condition suspensive identique. Voici que le 15 juin suivant, la condition suspensive est réalisée. L’administration fiscale étudie de près, quelques temps plus tard, ce montage juridique et en déduit que le but projeté de l’opération était d’éluder le paiement de l’impôt sur la plus-value. Un redressement est donc notifié le 7 décembre 2001 aux donataires pour un montant de 6 226 893 €. L’avis de mise en recouvrement est notifié le 30 septembre 2002. Tous les recours contre cette décision administrative échouent par différents arrêts en date du 29 avril 2011, du 10 juin 2011, du 6 juillet 2011 et du 24 novembre 2011 rendus par la cour administrative d’appel compétente. Les pourvois contre ces décisions sont déclarés non admis par le Conseil d’État par arrêts du 22 février 2012 et du 21 mai 2012. Ces dates seront importantes, comme nous allons le voir. Le 14 novembre 2013, les différents donataires et leurs ayants droit font assigner le notaire et la société notariale en responsabilité et en indemnisation. Les juges du fond décident de déclarer prescrite l’action en considérant que la prescription quinquennale a commencé à courir à partir de la notification par le Trésor Public de l’avis de mise en recouvrement, soit le 30 septembre 2002. Les donataires décident, par conséquent, de se pourvoir en cassation en estimant que la seule date utile pour fixer le point de départ de la prescription doit être le jour de la décision irrévocable de condamnation.
- Dans l’affaire n° 22-18.729, c’est un partage successoral qui est à l’origine du litige. Le 5 juillet 2006, un notaire établit un acte de notoriété d’une succession où le conjoint survivant est en concours avec des héritiers réservataires. Le conjoint successible disposait, en l’espèce, à la fois de ses droits légaux mais également d’une libéralité. En janvier 2008, un contrat sous seing privé pose les jalons d’un partage amiable entre les héritiers du de cujus en présence et sous le contrôle des avocats des parties. Voici que le 12 avril 2010, le conjoint successible assigne le notaire en estimant que celui-ci ne l’avait pas correctement renseigné sur la possibilité d’un cumul entre sa vocation ab intestat et la libéralité dont il bénéficiait. Par arrêt du 21 septembre 2016, le notaire est condamné à régler au conjoint successible demandeur à l’action des dommages-intérêts afin de réparer un préjudice de perte de chance. Le 21 décembre 2017, le notaire et ses assureurs assignent l’avocat du conjoint successible en estimant que ledit avocat avait pu participer au dommage subi lequel avait causé la condamnation du seul notaire en date du 21 septembre 2016. L’action est déclarée prescrite par les juges du fond en cause d’appel. Ces derniers considèrent que la prescription de l’action récursoire avait commencé à courir dès le moment où le notaire avait été assigné en responsabilité civile par sa cliente. Le notaire et ses assureurs se pourvoient en cassation en estimant que le point de départ de la prescription ne peut être fixé qu’au jour où la décision de justice qui a retenu la responsabilité de l’officier ministériel a été rendue.
La réunion d’une chambre mixte s’explique, en très grande partie, en raison de la difficulté de la question posée par la divergence de jurisprudence que l’on peut observer entre le traitement des actions principales en responsabilité civile et celui des actions récursoires. Les décisions étudiées montrent à quel point cette différence de traitement entre les actions est importante en droit positif.
Examinons pourquoi ces solutions intéresseront nécessairement les praticiens du procès civil pour la bonne surveillance de l’écoulement du délai de prescription de droit commun.
Éxistence de la diversité des solutions
Les deux arrêts commencent par rappeler l’origine de la difficulté, à savoir le point de départ dit « glissant » de l’article 2224 du code civil. En matière de responsabilité civile, ce délai « court à compter du jour où celui qui se prétend victime a connu ou aurait dû connaître le dommage, le fait générateur de responsabilité et son auteur ainsi que le lien de causalité entre le dommage et le fait générateur » (pt n° 8 dans l’affaire n° 22-18.729 et pt n° 10 dans l’affaire n° 20-23.527). Cette position est désormais bien ancrée en droit positif. Elle donne lieu régulièrement à des applications pratiques assez diverses dans des arrêts publiés (v. par exemple en matière d’adéquation d’une assurance souscrite par la victime recherchant la responsabilité de son assureur, Civ. 2e, 10 mars 2022, n° 20-16.237 FS-B, Dalloz actualité, 24 mars 2022, obs. C. Hélaine ; D. 2022. 557
; ibid. 1117, obs. R. Bigot, A. Cayol, D. Noguéro et P. Pierre
).
Lorsque le dommage dont le demandeur sollicite la réparation dépend d’une instance qui l’oppose avec un tiers, encore faut-il être toutefois certain que le droit de celui-ci a pu naître. C’est précisément le nœud du problème dans l’affaire n° 20-23.527. Utilisant la technique de citation des précédents, les arrêts du 19 juillet 2024 précisent donc que le point de départ de la prescription ne peut commencer à courir, en pareille situation, qu’à compter de la décision de condamnation passée en force de chose jugée ou, du moins, quand celle-ci est devenue irrévocable. Avant cette décision de justice, le droit n’est tout simplement pas né, empêchant le demandeur d’agir. Tout ceci résulte d’une jurisprudence désormais constante. Les deux arrêts citent, pour sourcer leur raisonnement une décision de la première chambre civile de septembre 2020 commentée dans ces colonnes par M. Tani (Civ. 1re, 9 sept. 2020, n° 18-26.390 FS-P+B, Dalloz actualité, 28 sept. 2020, obs. A. Tani ; D. 2020. 2160
, note A. Tani
; ibid. 2021. 310, obs. R. Boffa et M. Mekki
; AJDI 2021. 301
, obs. F. Cohet
; RTD civ. 2020. 899, obs. P. Jourdain
). Les actions en responsabilité consécutives à un contentieux fiscal en offrent une illustration topique. La Cour de cassation décide, en effet, que le point de départ de l’action en responsabilité du notaire manquant à son devoir de conseil court à compter de la décision qui condamne définitivement le contribuable à un redressement fiscal lié à ce manquement (Civ. 1re, 29 juin 2022, n° 21-10.720 F-B, Dalloz actualité, 11 juill. 2022, obs. C. Hélaine). C’est la comparaison de cette jurisprudence avec le cas des actions récursoires qui pose difficulté et qui explique une certaine crispation du débat.
Pour les actions récursoires, la question ne suit, en effet, pas le même traitement. Les deux arrêts rappellent que « la prescription applicable au recours d’une personne assignée en responsabilité contre un tiers qu’il estime coauteur du même dommage a pour point de départ l’assignation qui lui a été délivrée, même en référé, si elle est accompagnée d’une demande de reconnaissance d’un droit » (pt n°13 dans l’affaire n° 20-23.527 et pt n°11 dans l’affaire n° 22-18.729, nous soulignons). La solution trouve des applications en droit de la construction (Civ. 3e, 14 déc. 2022, n° 21-21.305 FS-B, Dalloz actualité, 22 janv. 2023, obs. C. Auché et N. de Andrade ; D. 2023. 8
; RDI 2023. 190, obs. C. Charbonneau
) mais également en matière de vices cachés avec un arrêt retentissant de chambre mixte rendu l’an dernier à la même époque (Cass., ch. mixte, 21 juill. 2023, n° 20-10.763 et n° 21-19.936, D. 2023. 1728
, note T. Genicon
; AJDI 2023. 788
, obs. D. Houtcieff
; RDI 2023. 539, obs. C. Charbonneau et J.-P. Tricoire
; RTD civ. 2023. 638, obs. H. Barbier
; ibid. 914, obs. P.-Y. Gautier
; RTD com. 2023. 714, obs. B. Bouloc
). L’orientation est bien plus sévère que pour les actions principales en responsabilité pour le demandeur à l’action puisqu’il n’y a pas de report du point de départ jusqu’à la décision de condamnation.
Il peut ainsi paraître malaisé d’expliquer une différence de traitement de ces différents types d’actions dont le point de départ de la prescription extinctive ne se situe pas au même jour, à savoir celui de l’assignation introductive pour les actions récursoires et celui de la décision irrévocable de condamnation pour les actions à titre principal. Il existe donc bel et bien une divergence expliquant pleinement la réunion d’une chambre mixte. Mais, en tout état de cause, cette dissonance peut simplement être liée à la différence de nature existant entre les actions considérées dans ces deux types d’affaires. Encore fallait-il donc déterminer s’il était utile de « faire évoluer la jurisprudence, en dehors de contentieux spécifiques, dans le sens d’une rationalisation du point de départ de la prescription extinctive » comme le note l’avis de Mme l’Avocate Générale dans l’affaire n° 22-18.729 disponible en libre accès sur le site de la Cour (spéc. p. 34).
Les arrêts de chambre mixte permettent de stabiliser les solutions connues en précisant leur portée respective.
Maintien de la diversité des solutions
Les deux arrêts du 19 juillet 2024 aboutissent, non à harmoniser les solutions, mais à expliquer et à justifier leur maintien en droit positif. Rien que pour cette raison, les décisions sont remarquables car elles rappellent que la réunion d’une chambre mixte n’a pas nécessairement pour résultat final de faire fléchir une position prétorienne par rapport à une autre. C’est également dans la diversité des solutions que le droit déploie toute son originalité quitte à créer un « statu quo jurisprudentiel » (p. 21 de l’avis de Mme l’Avocate Générale, précité dans l’affaire n° 22-18.729). La portée de l’article 2224 du code civil s’en trouve ainsi clarifiée en matière de droit de la responsabilité, quitte à entretenir un débat sur la différence existant entre les types d’actions.
L’explication donnée pour justifier le maintien de cette diversité de la fixation du point de départ de la prescription est de deux ordres dans les arrêts étudiés.
D’ordre technique, d’une part. Dans le cas d’une action principale en responsabilité, seule la décision irrévocable qui reconnaît le droit dont se prévaut, par exemple, le Trésor Public (le tiers par rapport au lien d’instance dans lequel se pose la question de la prescription extinctive) vient matérialiser le préjudice subi par le demandeur à l’action en responsabilité. Avant ce moment précis, la réalisation du préjudice n’est pas acquise (pt n° 15 combiné au n° 12 dans l’affaire n° 20-23.527, pt n° 13 combiné au n° 10 dans l’affaire n° 22-18.729). La prescription extinctive ne peut donc commencer à courir qu’au moment du jour de la décision irrévocable de condamnation. C’est à ce moment que le demandeur peut avoir connaissance des faits lui permettant d’agir au sens de l’article 2224 du code civil. Les décisions de chambre mixte n’innovent pas sur ce point et reprennent la justification connue pour les actions principales en responsabilité.
Dans la situation des actions récursoires, le tiers au lien d’instance est, cette fois-ci, la victime elle-même (en l’espèce, le conjoint successible dans le pourvoi n° 22-18.729). Selon la motivation choisie dans les arrêts du 19 juillet 2024, c’est l’existence d’une pluralité de faits générateurs qui explique la matérialisation du dommage. C’est ce contraste entre le caractère pluriel du fait générateur et l’unicité du dommage qui fonde la position retenue par la cour de cassation. Le raisonnement suivi aboutit, dans ce contexte, à conclure que l’auteur du dommage assigné en responsabilité a connaissance, dès cette première assignation, des faits au sens de l’article 2224 du code civil qui lui permettent de diligenter son action contre le co-auteur du dommage à condition qu’il ait pu l’identifier. En somme, la sévérité pointée ci-avant s’explique par l’unicité du dommage qui ne dépend pas, cette fois-ci, d’une décision de justice irrévocable. En somme, quand le notaire apprend qu’il est poursuivi par son client, l’assignation introductive fait courir le délai quinquennal pour appeler en garantie d’éventuels co-responsables du dommage dont se plaint le client.
Il faut bien avouer, cependant, qu’il peut exister un certain sentiment de technicité à la lecture de cette explication. La délimitation entre les deux situations peut également prêter le flanc à la critique, notamment en raison de la porosité de frontière sur l’existence même du préjudice. La justification pragmatique vient alors compléter le schéma suivi pour mieux en asseoir la portée.
L’explication donnée dans les deux arrêts du 19 juillet 2024 est également d’ordre pragmatique, d’autre part. Le maintien de la diversité des solutions permet, selon les arrêts étudiés, d’assurer « un juste équilibre entre les intérêts respectifs des parties et contribuent à une bonne administration de la justice, en limitant, pour la première, des procédures prématurées ou injustifiées et en favorisant, pour la seconde, la possibilité d’un traitement procédural dans une même instance du contentieux engagé par la victime » (pt n° 17 dans l’affaire n° 20-23.527 et pt n° 15 dans l’affaire n° 22-18.729, nous soulignons). Cette affirmation, plus directe que les explications précédentes, paraît être assez efficace pour justifier pleinement la continuité d’une certaine diversité des solutions en fonction des contentieux considérés. Notons, en revanche, son placement qui est relégué à la fin des deux décisions puisque d’ordre purement pratique.
Il n’est, toutefois, pas certain, que la faveur alléguée au traitement procédural dans une instance unifiée soit pleinement vérifiée pour les actions récursoires. Bien souvent, cette action ne s’opère que dans un second temps, ce qui explique justement l’éclosion des questions de prescription pouvant utilement apparaître quelques années après l’assignation introductive. L’enseignement principal réside donc dans la prudence que doit mettre en œuvre l’auteur du dommage assigné qui doit, sans tarder excessivement, appeler en garantie celui ou ceux qu’il pense co-responsable(s). Il y aura alors jonction avec l’instance principale en responsabilité et tout le litige sera traité d’un bloc si la première instance enrôlée n’est pas déjà en état d’être jugée. Il n’est pas certain, toutefois, que le professionnel souhaite toujours opter pour ce schéma qui emporte un risque non nécessairement négligeable d’une condamnation à des frais irrépétibles en cas d’appel en garantie inutile faute de démonstration par la victime d’un préjudice subi en lien avec la faute commise. La personne assignée initialement en responsabilité préfèrera, bien souvent, attendre sa condamnation effective et assigner, dans un second temps, le co-auteur du dommage si le jugement intervient dans le délai quinquennal. C’est dans ce cas-là précisément que la surveillance du délai est essentielle car le point de départ ne peut se situer qu’au jour de l’assignation introductive du premier procès en responsabilité à son endroit. Son seul salut, dans le cas contraire, serait la démonstration bien délicate de l’absence de connaissance ou d’identification des autres responsables du dommage. Cette preuve est, disons-le, bien souvent périlleuse sinon impossible dans certaines espèces. Prudence est donc mère de sûreté.
Ce choix de la diversité aussi technique soit-il est le seul, selon nous, à pouvoir offrir une lecture respectueuse de l’article 2224 du code civil dont la rédaction même implique nécessairement des questions d’interprétation dynamique en fonction de chaque action prise dans sa propre individualité par le juge (v. déjà nos obs. sous Civ. 1re, 29 juin 2022, n° 21-10.720 F-B, Dalloz actualité, 11 juill. 2022, obs. C. Hélaine). L’avis de l’avocate générale dans l’affaire n° 22-18.729 montre d’ailleurs l’intérêt de cette diversité soulignée par la doctrine spécialiste du droit des obligations (v. not. p. 21 de l’avis et p. 34 sur les conséquences sur l’épineuse problématique de l’accès au juge). Une uniformisation, en ne retenant que la date de la décision irrévocable de condamnation, aurait eu le mérite d’une meilleure lisibilité mais celle-ci aurait certainement méconnu la rédaction de l’article 2224. Si le législateur trouvait la situation anormale, il faudrait alors modifier la formulation même de l’article.
Voici donc deux arrêts remarquables à bien des titres. Sur le fond, ils auront pour principal mérite de permettre de figer les situations jurisprudentielles en distinguant nettement les actions principales en responsabilité (qui nécessitent d’attendre la condamnation effective et donc une décision juridictionnelle irrévocable pour que le point de départ de la prescription extinctive commence à courir) et les actions récursoires tendant à obtenir la garantie de la condamnation (qui supposent un point de départ de la prescription extinctive ramené à l’assignation introductive du procès en responsabilité). La pratique en sera donc avertie. Sur la forme, les décisions du 19 juillet 2024 sont une brillante illustration de l’intérêt du maintien de lignes jurisprudentielles différentes en fonction du contexte envisagé et ce même après la réunion d’une chambre mixte.
Cass., ch. mixte, 19 juill. 2024, B+R, n° 22-18.729
Cass., ch. mixte, 19 juill. 2024, B+R, n° 20-23.527
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