Actions de l’associé contre le dirigeant d’une société et qualité à agir

La qualité d’associé nécessaire à l’exercice de l’action sociale ut singuli s’apprécie lors de la demande introductive d’instance, de sorte que la perte ultérieure de cette qualité est sans incidence sur la poursuite de l’action par celui qui l’a initiée. La qualité d’associé n’est en revanche pas nécessaire à l’exercice de l’action individuelle de l’associé, qui conserve donc le droit de l’exercer même après avoir perdu son titre.

L’arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 18 juin dernier relativement à l’action exercée par un associé contre le dirigeant d’une personne morale était attendu. Une partie la doctrine avait remarqué la décision rendue par la Cour d’appel de Paris dans cette affaire, essentiellement pour la regretter et pour dénoncer le rigorisme excessif de la jurisprudence à l’égard de la recevabilité de l’action sociale exercée ut singuli (v. Paris, 10 mars 2022, n° 13/18511, BJS 2022, n° 6, p. 24, note J.-F. Barbièri ; ibid. 26 note J.-C. Pagnucco ; Dr. sociétés 2022. Repère 10, obs. N. Jullian). La cause a, semble-t-il, été entendue.

Pour s’en tenir aux éléments essentiels d’une affaire aux complications nombreuses : le 5 novembre 2009, une associée assigne les dirigeants d’une société en réparation non seulement de préjudices sociaux sur le fondement de l’article L. 225-252 du code de commerce, mais également de préjudices personnels.

Par jugement du 16 juillet 2013, le Tribunal de grande instance de Bobigny fait partiellement droit à ses demandes. Non pleinement satisfaite de la décision rendue, l’associée interjette appel. Une médiation est entreprise, rapidement grevée de multiples incidents. Aucun accord n’ayant pu être trouvé entre les parties, la procédure reprend fin 2021 devant la Cour d’appel de Paris qui déclare irrecevable l’action exercée par l’associée. Les juges du fond s’en expliquent : « en raison du caractère exorbitant du droit, pour un associé, d’agir pour le compte d’une autre personne, la société, alors même qu’il n’a pas été investi par les organes compétents d’un pouvoir de représentation, [l’art. L. 225-252 c. com.] doit être appliqué de façon stricte et implique que l’associé conserve sa qualité pendant toute l’instance ». Or, à la suite d’une réduction de capital décidée par la société, les titres détenus par la demanderesse ont été annulés au 1er juillet 2019, de sorte qu’« à compter de cette date, et à la date à laquelle la cour statue, il y a lieu de constater qu[’elle] n’a plus qualité pour représenter [la société] dans le cadre de l’action ut singuli engagée ». En conséquence, la Cour d’appel de Paris considère « que l’action et les demandes formées par [l’associée], au visa de l’article L. 225-252 du code de commerce et celles formées à titre personnel, qui en sont les corollaires, sont devenues irrecevables ».

Un pourvoi est formé, invitant principalement la Cour de cassation à s’interroger sur la question de savoir si la recevabilité de l’action sociale ut singuli est conditionnée au maintien par le demandeur de sa qualité d’associé pendant toute la durée de l’instance.

La chambre commerciale de la Cour de cassation répond par la négative. La formulation est on ne peut plus claire : « la qualité d’associé nécessaire à l’exercice de l’action ut singuli s’apprécie lors de la demande introductive d’instance, de sorte que la perte ultérieure de cette qualité est sans incidence sur la poursuite de l’action par celui qui l’a initiée ». Partant, la circonstance que la demanderesse ait perdu sa qualité d’associée en cours d’instance est absolument indifférente ; dès lors qu’elle justifiait de cette qualité au moment de la demande introductive d’instance, il n’y avait pas lieu pour les juges du fond de la déclarer irrecevable.

La Cour de cassation censure en outre l’arrêt d’appel pour un défaut de motivation : « Pour dire que l’action et les demandes formées par [l’associée] à titre personnel sont devenues irrecevables, l’arrêt se borne à énoncer, au dispositif que celles-ci sont le corollaire de celles formées au visa de l’article L. 225-252 du code de commerce ». Pour la Cour de cassation, la cour d’appel, en statuant ainsi, n’a manifestement pas satisfait à l’exigence de motivation posée par l’article 455 du code de procédure civile. Ce faisant, la Cour de cassation rappelle indirectement l’originalité de l’action individuelle que l’associé peut aussi exercer contre le dirigeant société en réparation de son préjudice personnel.

En ses deux volets, l’arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation nous invite ainsi à revenir sur la question de la qualité à agir de l’associé contre le dirigeant d’une personne morale dans le cadre d’une action individuelle et dans celui d’une action sociale ut singuli.

Qualité à agir et action individuelle de l’associé

Le second volet de l’arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation ne retiendra que brièvement notre attention. Derrière un apparent défaut de motivation, la Cour de cassation reproche en réalité à l’arrêt d’appel d’avoir confondu l’action individuelle et l’action sociale de l’associé. Si l’une et l’autre actions peuvent et sont bien souvent exercées de pair, leur sort n’est pas lié. D’abord, il faut bien voir que l’action individuelle et l’action ut singuli n’ont pas le même objet : tandis que l’action individuelle vise la réparation du préjudice personnel subi par l’associé, l’action ut singuli vise la réparation du préjudice social subi par la société. Ainsi, l’action individuelle de l’associé suppose la démonstration d’un préjudice personnel et distinct de celui causé à la personne morale (v. pour une illustration, Com. 30 mai 2018, n° 17-10.393, Rev. sociétés 2018. 507, obs. P. Pisoni ; BJS 2018, n° 11, p. 629 note J.-J. Ansault ; Rev. sociétés 2018. 507, note P. Pisoni).

De même, l’action individuelle et l’action sociale ne sont pas soumises aux mêmes conditions de recevabilité : si l’action sociale est conditionnée à la qualité d’associé (pour une illustration, v. Com. 24 juin 2020, n° 18-17.338, D. avocats 2020. 331 et les obs. ; Gaz. Pal. 2020, n° 33, p. 79, note A. Rabreau ; BJS 2020, n° 9, p. 22, note J.-J. Barbièri), l’action individuelle appartient à l’associé qui a subi le préjudice et qui conserve le droit de l’exercer même après avoir cédé son titre. La qualité pour agir ne résulte pas ici de la qualité d’associé de la société, mais de ce que l’associé entend défendre simplement son intérêt personnel.

En l’espèce, en considérant « que l’action et les demandes formées par [l’associée], au visa de l’article L. 225-252 du code de commerce et celles formées à titre personnel, qui en sont les corollaires, sont devenues irrecevables », compte tenu de la perte de sa qualité d’associée, les juges du fond ont commis une double erreur. D’une part, l’action individuelle n’est pas le corollaire de l’action sociale exercée par l’associé ; elle constitue une action distincte soumise à ses propres conditions de recevabilité. D’autre part, la perte de la qualité d’associé en cours d’instance – serait-elle déterminante sur la recevabilité de l’action sociale de l’associé – ne peut en toute hypothèse l’être quant à la recevabilité de son action individuelle. En d’autres termes et en dépit de l’irrecevabilité prononcée, il revenait encore à la Cour d’appel de Paris de statuer au fond sur l’action individuelle exercée par l’associée.

Si le rappel est utile, il ne saurait toutefois occulter le véritable apport de cet arrêt concernant l’appréciation de la qualité à agir de l’associé dans l’exercice de l’action sociale ut singuli.

Qualité à agir et action sociale ut singuli exercée par l’associé

L’utilité de l’action sociale ut singuli est aujourd’hui bien connue. En principe, la société agit par la voie de ses représentants légaux, dans le cadre d’une action dite ut universi. Pour pallier le risque d’inertie du dirigeant – sans doute peu enclin à exercer l’action contre les autres dirigeants de la société, voire contre lui-même –, la loi permet à un (action ut singuli) ou plusieurs (action ut plures) associé(s) d’agir au nom et pour le compte de la société en réparation du préjudice social subi.

Du point de vue procédural, les hésitations sont plus nombreuses. Si la Cour de cassation exige que le demandeur à l’action sociale ut singuli dispose de la qualité d’associé au moment où il l’exerce (v. Com. 24 juin 2020, n° 18-17.338, préc.), la question de la perte de cette qualité en cours d’instance est plus incertaine. Il faut dire que sur ce point le code de procédure civile n’est pas d’un grand secours. Certes, l’article 32 prévoit qu’« est irrecevable toute prétention émise par ou contre une personne dépourvue du droit d’agir ». Mais l’article ne dit rien de l’hypothèse de la perte du droit d’agir en cours d’instance.

On enseigne traditionnellement que les conditions de recevabilité s’apprécient au moment de la formation de la demande (v. not., pour l’intérêt à agir, N. Fricero, T. Goujon-Bethan et A. Danet, Procédure civile, 6e éd., LGDJ, 2023, n° 137). De la sorte, la recevabilité de la demande ne devrait pouvoir être remise en cause par l’effet de circonstances postérieures. Ainsi, l’actionnaire reste recevable à solliciter une expertise de gestion quand bien même il aurait perdu sa qualité d’actionnaire en cours d’instance (Com. 6 déc. 2005, n° 04-10.287, D. 2006. 67 , obs. A. Lienhard ; Rev. sociétés 2006. 570, note A. Cerati-Gauthier ; RTD civ. 2006. 604, obs. P. Théry ; RTD com. 2006. 141, obs. P. Le Cannu ). De la même manière, une société demeure recevable à défendre à l’action en dépit de sa dissolution en cours d’instance (Civ. 1re, 17 mai 2023, n° 21-18.073, Procédures 2023. Comm. 203, obs. Y. Strickler).

Des solutions contraires viennent toutefois semer le doute (v. déjà, sur ce point, T. Duchesne et T. Goujon-Bethan, Fusion-absorption et instance en cours : la vie après la mort ?, JCP E 2025. 1107), notamment en matière d’action sociale ut singuli. Plusieurs solutions anciennes ont exigé, à peine d’irrecevabilité de la demande, que le titulaire de l’action conserve sa qualité d’associé pendant toute la durée de l’instance (Com. 26 janv. 1970, n° 67-14.787 ; Paris, 4 févr. 1994, n° 5274/91 ; 6 avr. 2001, n° 2000/01385). C’est sur cette voie, qu’à cru bon de devoir se placer la Cour d’appel de Paris en l’espèce, et après elle, la Cour d’appel de Caen (Caen, 31 mars 2022, n° 16/02837, BJS 2022, n° 6, p. 24 note J.-J. Barbièri).

Une telle solution ne pouvait toutefois raisonnablement prospérer. Il n’est ici aucune raison de déroger au principe suivant lequel les conditions de recevabilité s’apprécient au moment de la formation de la demande. Si l’on peut sans doute comprendre qu’au regard de l’originalité de l’action sociale ut singuli, la jurisprudence apprécie strictement les textes qui l’autorisent, afin notamment de ne pas fragiliser la situation du dirigeant, la rigueur de mise à l’endroit de l’appréciation de la qualité à agir de l’associé est sans doute mal placée. Rien ne permet de justifier l’exigence que l’associé conserve sa qualité pendant toute la durée de l’instance.

Le raisonnement adopté par la Cour d’appel de Paris et les jurisprudences anciennes sur lesquelles elle semble s’appuyer procèdent en réalité à une confusion maladroite entre la sanction du défaut de qualité à agir et la sanction du défaut de pouvoir de représentation. On sait que la nature de l’action sociale exercée ut singuli a pu prêter à discussion : l’action sociale exercée par l’associé a pu être qualifiée tantôt d’action en représentation tantôt d’action en substitution. L’enjeu de la qualification de l’opération n’est pas seulement théorique, et emporte des conséquences pratiques importantes : dans le premier cas, l’associé ne serait pas titulaire du droit d’action et ne ferait qu’exercer celui de la société, tandis que dans le second, il serait investi d’un droit d’action autonome. La seconde qualification semble aujourd’hui avoir les faveurs du législateur, qui impose par exemple dans le cadre de l’action ut singuli la mise en cause de la société, qui serait inutile en cas de représentation (C. com., art. R. 225-170), comme de la doctrine (v. not., N. Fricero, T. Goujon-Bethan et A. Danet, op. cit., nos 153 s. ; L. Cadiet et E. Jeuland, Droit judiciaire privé, 12e éd., LexisNexis, 2023, n° 380 ; J. Héron, T. Le Bars et K. Salhi, Droit judiciaire privé, 7e éd., LGDJ, 2019, n° 94).

En l’espèce, la Cour d’appel de Paris retient pourtant une tout autre analyse, et voit dans cette action un « pouvoir exceptionnel de représenter la société ». Partant d’une telle lecture, le sens de la décision pouvait se justifier : car si la perte de la qualité à agir au cours d’un procès est en principe indifférente, il n’en va pas de même de la perte du pouvoir de représentation (v. en ce sens, Civ. 2e, 13 oct. 1976, n° 75-13.244). Mais si la cour d’appel avait souhaité aller sur ce terrain, l’irrecevabilité prononcée n’était pas alors justifiée, car le défaut de pouvoir de représentation fait l’objet d’une sanction autonome, à savoir la nullité pour vice de fond prévue par l’article 117 du code de procédure civile. Quoi que l’on puisse penser du sens de la solution de la Cour d’appel de Paris, il faut bien admettre qu’elle manquait profondément de cohérence : la conception de l’action ut singuli n’était manifestement pas en adéquation avec la sanction par elle retenue.

Le mois dernier, la chambre commerciale de la Cour de cassation venait préciser que « les associés sont investis d’un droit propre d’agir en réparation du préjudice subi par la société » (Com. 7 mai 2025, n° 23-15.931, D. 2025. 889 ; BJS 2025, nos 7-8, p. 15 note J.-C. Pagnucco). La formulation ne laisse désormais planer aucun doute quant à la nature de l’action sociale ut singuli. Voilà aujourd’hui son régime logiquement précisé.

Au-delà d’une clarification et d’une mise en cohérence bienvenues, on peut se demander si la jurisprudence récente de la chambre commerciale de la Cour de cassation ne témoigne pas d’un changement d’approche plus général. La Cour de cassation semble en effet abandonner la traditionnelle rigueur qui la caractérisait jusqu’alors, pour admettre plus aisément l’exercice de l’action sociale ut singuli. Si une telle orientation venait à se confirmer, elle devrait, nous semble-t-il, être saluée. L’action sociale ut singuli présente pour la protection de la société un intérêt tel, que l’on a tort de vouloir l’enfermer dans des limites plus étroites que celles des textes qui les prévoient. À cet égard, une intervention du législateur serait sans doute nécessaire pour ouvrir davantage cette action originale et en renforcer l’efficacité (v. not., N. Jullian, Réflexion sur la pertinence d’un élargissement de l’action ut singuli, Dr. sociétés 2022. Repère 10).

Si une intervention législative n’est pas aujourd’hui en vue, espérons en attendant que la Cour de cassation maintienne ce nouveau cap !

 

Com. 18 juin 2025, F-B, n° 22-16.781

par Romain Raine, Maître de conférences, Université Jean Moulin Lyon III

© Lefebvre Dalloz