Affaire LuxLeaks : violation de la liberté d'expression d'un lanceur d'alerte en raison de sa condamnation pénale

La condamnation d'un collaborateur d'une entreprise pour avoir divulgué des documents confidentiels obtenus sur son lieu de travail constitue une ingérence dans le droit à la liberté d'expression de ce lanceur d'alerte, en particulier de son droit de communiquer des informations. Pour la CEDH, cette ingérence n'était pas « nécessaire dans une société démocratique » et viole l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme.

Le 14 février dernier, la grande chambre de la Cour européenne des droits de l'homme s'est prononcée sur la question de savoir si la condamnation pénale d'un lanceur d'alerte constitue une ingérence disproportionnée dans l'exercice de son droit à la liberté d'expression (Conv. EDH, art. 10).

En l'espèce, un collaborateur d'une société de services d'audit, de conseil fiscal et de gestion d'entreprise avait divulgué plusieurs documents confidentiels protégés par le secret professionnel, à savoir notamment quatorze déclarations fiscales de multinationales et deux courriers d'accompagnements, obtenus sur son lieu de travail.

Cette divulgation intervenait à la suite d'une première divulgation de documents d'un auditeur de la même entreprise auprès d'un journaliste, ce qui avait donné lieu à la révélation par plusieurs médias de rescrits fiscaux. Pour la Cour européenne des droits de l'homme, «Â ces publications mettaient en lumière une pratique, sur une période s'étendant de 2002 à 2012, d'accords fiscaux très avantageux passés entre (la société) pour le compte de multinationales et l'administration fiscale luxembourgeoise ». En l'espèce, le requérant avait été contacté par le même journaliste en vue de la remise de nouveaux documents. Ces documents étaient par la suite exploités dans le cadre d'une émission télévisée («Â cash investigation ») puis mis en ligne par une association regroupant des journalistes dénommée International Consortium of Investigative Journalists.

Une plainte était déposée par la société à l'encontre du requérant. Une procédure pénale était diligentée au terme de laquelle le requérant était condamné en appel à une peine d'amende de 1 000 € ainsi qu'au paiement d'un euro symbolique en réparation du préjudice moral subi par la société. La cour d'appel concluait que «Â la divulgation par le requérant des documents couverts par le secret professionnel avait causé à son employeur un préjudice supérieur à l'intérêt général ».

Le pourvoi du requérant ayant été rejeté en janvier 2018, une requête fut introduite devant la Cour européenne des droits de l'homme le 7 mai 2018. Pour le requérant, sa condamnation constitue une ingérence disproportionnée dans l'exercice de son droit à la liberté d'expression et ce faisant viole l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme (liberté d'expression).

Se posait dès lors la question de la protection conférée à un lanceur d'alerte au titre de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme.

Le 11 mai 2021, la cour conclut à la non-violation de l'article 10 (liberté d'expression) de la Convention européenne des droits de l'homme. Le 18 juin 2021, le requérant a demandé le renvoi devant la grande chambre, ce qui était accepté en septembre 2021.

Le 14 février 2023 dans un arrêt remarqué, la grande chambre a conclu à la violation de l'article 10 en considérant que l'ingérence dans le droit à la liberté d'expression du requérant, en particulier de son droit de communiquer des informations, n'était pas «Â nécessaire dans une société démocratique ».

Un lanceur d'alerte peut bénéficier de la protection de l'article 10 de la Convention

En ce qui concerne la protection des lanceurs d'alerte au titre de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, la Cour rappelle que celle-ci fait l'objet d'une approche casuistique en fonction des particularismes de la situation.

Elle relève ainsi que la «Â notion de “lanceur d'alerte” ne fait pas l'objet, à ce jour, d'une définition juridique univoque et qu'elle s'est toujours abstenue d'en consacrer une définition abstraite et générale. Ainsi, la question de savoir si une personne qui prétend être un lanceur d'alerte bénéficie de la protection offerte par l'article 10 de la Convention appelle un examen qui s'effectue, non de manière abstraite, mais en fonction des circonstances de chaque affaire et du contexte dans lequel elle s'inscrit ».

La Cour fait ensuite référence à la grille de lecture définit à l'occasion de l'arrêt Guja c. Moldova (CEDH 12 févr. 2008, n°Â 14277/04) pour apprécier si l'auteur d'une divulgation portant sur des informations confidentielles obtenues dans le cadre d'une relation professionnelle peut bénéficier de la protection de l'article 10 de la Convention. Ce faisant, il est intéressant de noter que la Cour apprécie ces critères à la lumière de la place grandissante qu'occupent les lanceurs d'alerte dans nos sociétés en relevant notamment : «Â consciente des évolutions survenues depuis l'adoption de l'arrêt Guja, en 2008, qu'il s'agisse de la place qu'occupent désormais les lanceurs d'alerte dans les sociétés démocratiques et du rôle de premier plan qu'ils sont susceptibles de jouer, la Cour estime opportun de confirmer et consolider les principes qui se dégagent de sa jurisprudence en matière de protection des lanceurs d'alerte, en affinant les critères de mise en œuvre, à la lumière du contexte européen et international actuel ».

Critères de mise en œuvre de la protection

En ce qui concerne les cinq critères énoncés par l'arrêt Guja c. Moldova, il appartient à la cour d'apprécier l'existence ou non d'autres moyens pour procéder à la divulgation, l'authenticité de l'information divulguée, la bonne foi du requérant, l'intérêt public que présente l'information divulguée, les effets dommageables de la divulgation.

Existence d'autres moyens pour procéder à la divulgation

Après avoir rappelé que les informations divulguées concernaient des agissements portant sur des activités habituelles de l'employeur, lesquelles ne présentent rien d'illégal, la Cour note que «Â le respect effectif du droit de communiquer des informations présentant un intérêt public suppose d'admettre le recours direct à une voie externe de divulgation pouvant se traduire par la saisine des médias ».

Authenticité de l'information divulguée et bonne foi du requérant

La Cour fait référence à l'arrêt de la cour d'appel ayant retenu «Â l'exactitude et l'authenticité » des documents transmis au journalise et à la bonne foi du requérant, lequel n'a pas agi «Â dans un but de lucre ou pour nuire à son employeur ».

Intérêt public que présente l'information divulguée

La Cour se livre à un véritable développement in concreto – particulièrement instructif – afin d'apprécier la lecture par la cour d'appel de l'intérêt public. Elle précise sur ce point : «Â Le lancement d'alerte vise non seulement à mettre à jour et attirer l'attention sur des informations présentant un intérêt public, mais cherche également à faire évoluer la situation sur laquelle portent ces informations, le cas échéant, en obtenant qu'il soit remédié aux agissements dénoncés au moyen d'actions correctives de la part des autorités publiques compétentes ou des personnes privées concernées, telles des entreprises. Or plusieurs alertes sur un même sujets sont parfois nécessaires pour que les faits dénoncés soient effectivement pris en compte. Dès lors, la circonstance qu'un débat sur les pratiques d'évitement fiscal et d'optimisation fiscale au Luxembourg était déjà en cours au moment où les documents litigieux ont été divulgués ne saurait suffire à affaiblir leur pertinence.

Les informations litigieuses étaient de nature à «Â interpeller ou scandaliser », comme l'a constaté la cour d'appel, mais elles apportaient aussi un éclairage nouveau et permettaient indéniablement de nourrir l'important débat en cours «Â sur l'évitement fiscal, la défiscalisation et l'évasion fiscale », en fournissant des renseignements à la fois sur le montant des bénéfices déclarés par les multinationales concernées, sur les choix politiques opérés au Luxembourg en matière de fiscalité des entreprises, ainsi que leurs incidences en termes d'équité et de justice fiscale, à l'échelle européenne et, en particulier en France.

Le requérant avait choisi les déclarations fiscales divulguées non pour compléter les ATAs déjà en possession du journaliste, mais uniquement pour la notoriété des multinationales concernées. Or ceci n'était pas dénué de pertinence et d'intérêt dans le contexte du débat préalablement engagé. La portée des déclarations fiscales informant sur la situation financière et patrimoniale d'une entreprise est beaucoup plus facile à saisir pour le grand public que les constructions juridiques et financières complexes sur lesquelles reposent les pratiques d'optimisation fiscale portant sur d'importants enjeux économiques et sociaux. En outre, le poids de l'intérêt public attaché à la divulgation litigieuse ne peut être évalué indépendamment de la place qu'occupent désormais les multinationales de dimension mondiale tant sur le plan économique que social.

La cour d'appel s'est donc livrée à une interprétation trop restrictive de l'intérêt public que revêtaient les informations divulguées pour l'opinion – aussi bien au Luxembourg, dont la politique fiscale étaient directement en cause, qu'en Europe et dans les autres États fiscales pouvaient se trouver affectées par les pratiques révélées ».

Effets dommageables de la divulgation

La Cour européenne des droits de l'homme estime que l'employeur du requérant a subi un préjudice, lequel ne saurait s'apprécier qu'au regard des seuls impacts financiers éventuels de la divulgation litigieuse. Pour la Cour, la société a effectivement subi un préjudice de réputation qu'elle circonscrit dans le temps en indiquant que la réalité de ce préjudice n'apparait pas avérée sur le long terme. La Cour précise également que la soustraction frauduleuse des supports devait être pris en compte dans l'appréciation de l'intérêt public à prévenir et sanctionner le vol. De la même façon, elle ajoute que le respect du secret professionnel présente également un intérêt public.

Ce faisant la CEDH critique l'analyse restrictive des juges du fond. Pour elle, «Â la cour d'appel n'a pas intégré, dans le second plateau de la balance, l'ensemble de effets dommageables de la divulgation en cause, mais s'est seulement attachée au préjudice subi par (la société). Elle a jugé que ce seul préjudice, dont elle n'a pas mesuré l'ampleur au regard de son activité ou de sa réputation, prévalait sur l'intérêt public que présentaient les informations divulguées, sans prendre en compte les atteintes également portées aux intérêts privés des clients de la (société multinationale), ainsi qu'à l'intérêt public attaché à la prévention et à la sanction du vol (au regard de la soustraction frauduleuse du support des informations litigieuses) et au respect du secret professionnel (un principe d'ordre public qui vise à assurer la crédibilité de certaines professions). Ainsi, la cour d'appel n'a pas suffisamment tenu compte, comme elle aurait dû le faire, des spécificités de la présente affaire ».

En dernier lieu, la Cour européenne des droits de l'homme précise que compte tenu de la nature des sanctions et de la gravité des effets de leur cumul, notamment de leur effet dissuasif au regard de la liberté d'expression du lanceur d'alerte, et à la lumière de la mise en balance des intérêts en présence, la condamnation pénale du requérant ne peut être considérée comme proportionnée au regard du but légitime poursuivi.

 

CEDH 14 févr. 2023, n° 21884/18

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