Affaire Neoperl : entre représentation et distinctivité, il ne faut pas choisir !
Rares sont aujourd’hui les décisions de la Cour de justice rendues en droit des marques sur pourvoi. C’est pourquoi et naturellement, celles-ci méritent une attention particulière, même si, avouons-le, nous nous serions bien passés – à titre personnel – de l’arrêt du 23 janvier 2025 rendu dans l’affaire C-93/23 P.
L’affaire concernait une marque pour le moins particulière : une « marque tactile de position » déposée aux fins de désigner des « Éléments sanitaires à insérer, notamment régulateur de jet et formateurs de jet ». L’examinateur, après avoir proposé au déposant, sans succès, de requalifier la marque demandée à l’enregistrement en marque de position, rejeta la demande d’enregistrement, au motif que le signe n’était pas suffisamment précis au sens de l’article 4 du règlement sur la marque de l’Union européenne (RMUE). Faut-il rappeler que cet article exige que les signes demandés à l’enregistrement soient représentés de telle sorte que cela permette aux autorités compétentes et au public de déterminer précisément et clairement l’objet bénéficiant de la protection conférée à leurs titulaires. Il est complété par l’article 3 du règlement d’exécution (UE) 2018/626 qui exige notamment, conformément à la jurisprudence de la Cour de justice (CJCE 12 déc. 2002, Sieckmann, aff. C-273/00, RTD com. 2003. 603, obs. M. Luby
; 27 nov. 2003, aff. C-283/01, D. 2004. 63, et les obs.
; ibid. 2005. 500, obs. S. Durrande
; RTD com. 2004. 389, obs. M. Luby
), que les marques soient représentées, notamment, de manière claire et précise. L’article 7, § 1, sous a), du règlement ajoute, enfin, que cette exigence est à ranger dans la catégorie des motifs absolus de refus en ce qu’il prévoit que doivent être refusés à l’enregistrement « les signes qui ne sont pas conformes à l’article 4 ».
La position de l’examinateur ne surprenait donc en rien : les marques tactiles, tout comme les marques olfactives ou gustatives, sont traditionnellement refusées à l’enregistrement du fait de leur incapacité à être représentées de manière précise et objective.
La cinquième chambre de recours confirma la décision (EUIPO, ch. rec., 3 juin 2021, aff. R 2327/2019-5), mais considéra, à l’inverse de l’examinateur, qu’il était pertinent de faire application de l’article 7, § 1, sous b), du RMUE et d’affirmer que la marque demandée n’était pas distinctive. La chambre précisa, en outre, que l’examen de la validité de la marque à la lumière de l’article 4 du RMUE, lu conjointement avec l’article 7, § 1, sous a), était dénué de pertinence, dès lors qu’il est suffisant qu’un motif de refus visé à l’article 7, § 1, du RMUE soit applicable pour refuser l’enregistrement d’une marque.
Le Tribunal de l’Union européenne annula, toutefois, cette décision en reprochant à la chambre de recours d’avoir fait application de l’article 7, § 1, sous b), au détriment de l’article 7, § 1, a (Trib. UE, 7 déc. 2022, Neoperl AG c/ EUIPO, aff. T-487/21, Dalloz IP/IT 2023. 69, obs. C. Piedoie
; Propr. industr. 2023. Comm. 15, obs. A. Folliard-Monguiral ; Propr. intell. 2023. 60, obs. S. Martin). Pour le Tribunal, le caractère distinctif d’un signe ne saurait être apprécié qu’une fois qu’il a été constaté que ce signe pouvait être représenté conformément aux exigences de l’article 4 du RMUE (Trib. UE, 7 déc. 2022, aff. T-487/21, préc., pt 36). Le Tribunal prit soin, à ce titre, d’apprécier la validité de la marque demandée à l’enregistrement à la lumière de l’exigence de représentation. Les juges conclurent ainsi que le signe ne satisfaisait pas aux exigences de l’article 4 et, partant, se heurtait au motif absolu de refus visé à l’article 7, § 1, sous a), en ce que la description ne permettait pas de préciser l’objet et l’étendue de la protection sollicitée au titre du droit des marques. La chambre de recours avait par conséquent commis une erreur de droit en s’attachant à apprécier la distinctivité du signe demandé à l’enregistrement, alors que l’application de l’article 7, § 1, sous b), était impossible en l’état.
L’EUIPO forma, alors, un pourvoi afin de contester l’analyse retenue par le Tribunal. L’EUIPO reproche au Tribunal d’avoir considéré que l’exigence liée à la représentation du signe était une « question préalable » dont la résolution était nécessaire afin d’apprécier la distinctivité d’une marque au sens de l’article 7, § 1, sous b). Le Tribunal aurait, par ailleurs, outrepassé les limites de sa compétence en statuant lui-même sur la question de la représentation de la marque demandée à l’enregistrement.
Afin d’accueillir favorablement le pourvoi et d’annuler la décision du Tribunal, la Cour de justice procède à l’exégèse de l’article 7, § 1. Le fait que la disposition relative à l’exigence de représentation renvoie à la notion de signe – « les signes qui ne sont pas conformes à l’article 4 – et que celle relative à la distinctivité renvoie à la notion de « marque » – « les marques qui sont dépourvues de caractère distinctif » – lui apparaît comme étant indifférent, dès lors qu’un autre paragraphe de l’article 7, § 1 renvoie également à la notion de « signe ». Les termes de signe et de marque doivent donc être considérés comme étant utilisés de manière interchangeable (pt 59). Il n’est dès lors pas possible de déduire de cette différence de rédaction que le législateur de l’Union avait pour objectif d’accorder une priorité à l’application du motif absolu de refus visé au point a), par rapport à celle des autres motifs absolus. En conséquence et à rebours de raisonnement du Tribunal, mais aussi des conclusions de l’avocat général (Concl. de l’avocat général P. Pikamäe, aff. C-93/23 P), la Cour de justice affirme que dans le cadre de l’examen d’une demande d’enregistrement, la chambre de recours peut estimer plus approprié, dans certains cas, d’analyser, en premier lieu, le motif de refus prévu à l’article 7, § 1, sous a) et, dans d’autres cas, le motif de refus prévu à l’article 7, § 1, sous b), sans qu’un tel choix entache la décision prise par cette chambre à l’issue de cet examen d’une erreur de droit (pt 61). Elle ajoute que lorsqu’un signe n’est pas susceptible de se conformer aux exigences de représentation, il n’est pas nécessaire d’apprécier son caractère distinctif. L’inverse est tout aussi exact, puisque, lorsqu’un signe ne présente pas de caractère distinctif, il est tout aussi inutile de se prononcer sur la question de savoir s’il peut faire l’objet d’une représentation graphique (pt 62). C’est n’est donc pas la cinquième chambre de recours de l’EUIPO qui a commis une erreur, mais bien le Tribunal en tentant de hiérarchiser les motifs absolus de refus entre eux (pts 63 et 64).
La Cour de justice note, également, qu’il n’appartenait pas au Tribunal d’apprécier l’exigence de représentation, une telle démarche s’inscrivant dans une logique de réformation. Or, l’exercice d’un tel pouvoir, s’il est possible, est limité aux situations dans lesquelles le Tribunal, après avoir contrôlé l’appréciation portée par la chambre de recours, est en mesure de déterminer, sur la base des éléments de fait et de droit tels qu’ils sont établis, la décision que la chambre de recours était tenue de prendre (pt 69). Dans la présente affaire, le Tribunal était dans l’incapacité de contrôler l’appréciation de l’exigence de représentation du signe opérée par la chambre de recours, dans la mesure où cette dernière ne s’était pas prononcée sur le sujet.
Pour ces deux raisons, l’arrêt du 7 décembre 2022 est annulé et l’affaire est renvoyée devant le Tribunal de l’Union européenne. Il appartiendra, alors, à ce dernier d’avaliser ou non l’analyse de la chambre de recours s’agissant du caractère distinctif du signe demandé à l’enregistrement. Mais là n’est pas, en réalité, la question ou plutôt le problème posé par cette décision.
En effet, au-delà des éléments en lien avec la compétence du Tribunal, qui ne doivent en aucun cas être occultés, mais sur lesquels nous ne nous attarderons pas, la décision de la Cour de justice met à mal la cohérence de la matière. Il est étonnant, si ce n’est invraisemblable, que l’autorité compétente puisse se prononcer sur la distinctivité ou la déceptivité d’un signe qui ne répond pas à la définition de signe au sens du droit des marques.
C’est bien de cela dont il s’agit : admettre que les exigences de distinctivité et de représentation sont au même niveau. Aussi essentielle qu’elle soit, l’exigence de distinctivité n’a de raison d’être dans le cadre du droit des marques que si elle peut être appliquée à un signe représenté conformément à l’article 4 du RMUE. Cet article 4, lu en combinaison avec l’article 7, § 1, sous a), poursuit un objectif clair : permettre d’identifier avec clarté et précision l’objet du droit. Si cette exigence de représentation est essentielle pour les tiers, en ce qu’elle a pour vertu de permettre d’identifier la portée du droit, il est tout autant important pour l’autorité compétente – comme la lettre du texte l’indique –, puisque c’est sur la base de cette représentation que la validité du signe pourra être éprouvée.
S’il est sans doute délicat de parler de hiérarchie entre les motifs absolus de refus, il est une réalité difficilement contestable : les règles en lien avec l’exigence de représentation sont envisagées dans un article autonome. La question de l’objet du droit est, par conséquent, présentée comme un préalable nécessaire, indispensable et logique. Pourrait-on, d’ailleurs, imaginer une solution identique, à celle retenue par la Cour de justice dans la présente affaire, en matière de brevet, en appréhendant la nouveauté ou l’activité d’une œuvre de l’esprit, sans s’assurer que nous sommes face à une invention au sens de ce droit ? De même et bien que les notions soient plus imbriquées, est-il possible d’appréhender l’originalité d’une œuvre qui, en réalité, ne serait pas qualifiée d’œuvre (CJUE 13 nov. 2018, Levola Hengelo BV c/ Smilde Foods BV, aff. C-310/17, pts 35 à 37, Dalloz actualité, 23 nov. 2018, obs. N. Nalepa ; ibid., 127 nov. 2018, obs. J. Daleau ; D. 2018. 2464
, note F. Pollaud-Dulian
; Dalloz IP/IT 2020. 178, obs. P. Sirinelli
; RTD eur. 2019. 930, obs. E. Treppoz
; CCE 2019. Comm. 1, obs. C. Caron) ? Non et non, sans le moindre doute. Il semble dès lors impossible d’apprécier la distinctivité d’un signe qui ne serait pas un signe au sens du droit des marques, puisque cela reviendrait à déterminer la distinctivité d’un objet qui, par définition, est hors le cadre du droit des marques. On ne peut que s’étonner que la Cour n’ait pas suivi sur ce point les préconisations de l’avocat général qui affirmait sans ambiguïté que le sens et la finalité de l’article 7, § 1, sous a), plaide en faveur d’une telle priorité : « En effet, la question du caractère distinctif d’une marque ne peut logiquement s’analyser qu’à condition d’avoir au préalable établi à quel signe le caractère distinctif doit concrètement se rapporter. Il convient donc d’établir au préalable si le signe dont l’enregistrement est demandé offre une représentation graphique suffisante ou s’il est suffisamment précis pour être susceptible de constituer la base de l’examen du caractère distinctif de ce signe concret » (Concl. de l’avocat général P. Pikamäe, préc., pt 86).
Il pourrait, tout autant, être reproché à la Cour de justice de considérer que les notions de signes et de marques sont interchangeables dans l’article 7. Son exégèse aurait mérité des développements plus conséquents de la part de la Cour de justice – mais aussi de la nôtre. Il est excessif de croire et d’affirmer que le législateur européen n’a pas réfléchi à la question des notions utilisées dans l’article 7. Ajoutons que s’il est question de signe à l’article 7, § 1, sous a), c’est bien qu’il n’est pas encore possible de parler de marque. S’il est tout autant question de signe à l’article 7, § 1, sous e), c’est sans doute parce que ce n’est pas la marque qui est imposée par la nature du produit, qui concourt à l’obtention d’un résultat technique ou donne sa valeur substantielle au produit, mais bien le signe – la forme du produit ou une autre caractéristique de celui- ci – qui la compose. À l’inverse, lorsqu’il est précisé qu’une marque doit être distinctive ou non descriptive, on s’interroge non pas sur la validité du signe en soi, mais sur la relation qui peut exister entre celle-ci et les produits et services qu’elle désigne.
D’aucuns pourraient être tentés de considérer qu’il s’agit là d’une question strictement théorique, sans réelle conséquence. Il importerait peu, finalement, de rejeter une marque sur la base de son absence de distinctivité, plutôt que sur celle d’un problème de représentation. Peut-être. Tout au plus – et ce n’est en rien négligeable – la solution pourrait avoir pour vertu de faciliter l’examen de certaines marques, en ce qu’elle évitera à l’autorité compétente d’examiner la question de la représentation qui peut, sans doute, s’avérer plus fastidieuse que celle de la distinctivité. Espérons qu’il ne s’agit pas là de la raison qui pourrait expliquer le sens de cette décision qui met non seulement à mal la cohérence d’une matière complexe, mais aussi risque d’emporter un appauvrissement de la pratique et de la jurisprudence relatives à l’exigence de représentation du signe.
CJUE 23 janv. 2025, EUIPO c/ Neoperl AG, aff. C-93/23 P
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