Affaire Orlen/Commission : une consolidation nuancée du pouvoir d’appréciation de la Commission européenne en matière d’engagements
Par son arrêt Orlen, rendu sur pourvoi le 26 septembre 2024, la Cour de justice de l’Union européenne vient d’apporter quelques précisions utiles sur le contrôle juridictionnel des décisions de la Commission européenne rendant contraignants les engagements proposés par l’entreprise auteure des pratiques controversées en cause.
 
                            Un contentieux suscité par des pratiques de Gazprom dans le secteur de la fourniture en gros de gaz dans certaines PECO
L’entreprise Gazprom – entreprise russe du secteur énergétique approvisionnant une partie de l’Europe en gaz – avait mis en œuvre différentes pratiques affectant le secteur gazier dans certains pays d’Europe centrale et orientale (PECO), à savoir la Bulgarie, la République Tchèque, la Pologne, la Slovaquie, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie – ces pratiques ayant conduit la Commission européenne à mener, à partir de 2011, une enquête puis une procédure administrative relative à l’application de l’article 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
La stratégie reprochée à Gazprom par la Commission reposait sur trois types de pratiques. Premièrement, Gazprom était suspectée d’avoir imposé des restrictions verticales dans le cadre de contrats de fourniture de gaz avec des grossistes et certains clients industriels dans les PECO concernés, notamment par l’effet de clauses contractuelles interdisant la réexportation de gaz hors du territoire de livraison. Deuxièmement, la Commission avait identifié des préoccupations liées à des restrictions territoriales qui auraient permis à Gazprom de mener une politique tarifaire déloyale en Bulgarie, en Pologne, en Estonie, en Lettonie et en Lituanie, et ce en imposant des prix excessifs car dépassant nettement les niveaux de coûts et de prix considérés comme des prix de références. Troisièmement, s’agissant de la Bulgarie et de la Pologne, Gazprom était suspectée d’avoir subordonné ses fournitures de gaz à l’obtention de certaines assurances en rapport avec des infrastructures de transport gazier, consistant notamment, en ce qui concerne le grossiste bulgare, à obtenir de ce dernier des investissements dans le projet de gazoduc South Stream, et, pour le grossiste polonais, à accepter le renforcement du contrôle de Gazprom sur la gestion du tronçon polonais du gazoduc Yamal, un important gazoduc de transit en Pologne (ci-après, le grief Yamal).
Les préoccupations de concurrence associées à ces pratiques avaient été exposées par la Commission dans une communication des griefs en date du 22 avril 2015. Tout en contestant le bien-fondé des préoccupations exprimées par la Commission, Gazprom a proposé à cette dernière des engagements afin d’obtenir la résolution de l’affaire. Après avoir recueilli les observations de l’entreprise mise en cause, et après avoir effectué le test de marché consistant à recueillir les observations des entreprises concernées, la Commission a écarté le grief Yamal du champ des préoccupations de concurrence identifiées dans le cadre de l’évaluation préliminaire des pratiques en cause. La Commission n’a néanmoins pas formalisé l’abandon de ce grief par une communication des griefs modificative ou par une évaluation préliminaire révisée. L’abandon de ce grief reposait sur le fait que, premièrement, le régulateur polonais de l’énergie avait indiqué à la Commission qu’à raison d’une décision de certification du gestionnaire de réseau indépendant du tronçon polonais du gazoduc Yamal, il était établi que ledit gestionnaire exerçait un contrôle décisif sur les décisions d’investissements relatives à ce tronçon. De ce fait, ni la filiale de Gazprom propriétaire du gazoduc ni Gazprom elle-même ne pouvaient bloquer les décisions stratégiques prises par le gestionnaire de réseau. Deuxièmement, la Commission a tenu compte du caractère intergouvernemental des relations entre les entités prenant part à la gestion du tronçon polonais du gazoduc évoqué, ce qui pouvait avoir dans une large mesure déterminé le comportement des parties, dont Gazprom.
Dans un contexte marqué par l’abandon du grief Yamal, la Commission a finalement accepté une série d’engagements proposés par l’entreprise mise en cause. Pour répondre aux préoccupations ayant trait aux restrictions territoriales, Gazprom a ainsi proposé des engagements consistant à supprimer des contrats concernés les clauses entravant la libre circulation du gaz livré aux grossistes établis dans les PECO concernés, et à assouplir sa politique en matière de points de livraison souhaités par les clients concernés. Pour résoudre les difficultés nées des pratiques tarifaires examinées, l’entreprise s’est engagée à introduire dans ses contrats des clauses de révision de prix. S’agissant de la troisième série de préoccupations identifiées par la Commission, qui se résumaient aux pressions exercées sur le grossiste bulgare, Gazprom s’est engagée à permettre aux partenaires bulgares impliqués dans le financement du gazoduc South Stream de se désengager sans que leur responsabilité civile soit ensuite recherchée. La Commission a accepté la version finale de ces engagements en les rendant obligatoires, par une décision du 24 mai 2018 (ci-après, la décision litigieuse).
L’entreprise Orlen (ci-après, la requérante), active dans le secteur gazier et pétrolier principalement en Pologne s’estimait lésée par les pratiques qui ont fait l’objet des engagements acceptés par la Commission, en particulier par les pratiques consistant pour Gazprom à exercer une certaine pression en rapport avec le fonctionnement du gazoduc Yamal.
Insatisfaite de la portée des engagements rendus contraignants par la décision litigieuse, Orlen a formé un recours en annulation devant le Tribunal de l’Union européenne. Ce recours ayant été rejeté par un arrêt du 2 février 2022, un pourvoi a été introduit devant la Cour de justice.
Par son arrêt du 26 septembre 2024, la Cour de justice a rejeté l’ensemble des moyens soulevés par la requérante. Pour l’essentiel, la Cour a réitéré et appliqué les principes gouvernant le contrôle juridictionnel des aspects de fond d’une décision relative à des engagements, considérant en l’espèce qu’aucune erreur manifeste d’appréciation n’avait été commise par la Commission dans l’évaluation des engagements. La Cour de justice a également apporté d’intéressantes précisions sur le plan procédural. Enfin, la Cour a affirmé que le principe de solidarité énergétique, doit, à certaines conditions, être pris en compte par la Commission dans l’appréciation des engagements proposés par des entreprises mises en cause au regard des règles de concurrence.
Quelques rappels sur les principes encadrant le contrôle juridictionnel des aspects de fond des décisions rendant contraignants des engagements
La Cour de justice a pris soin de rappeler les principes guidant le contrôle juridictionnel des décisions de la Commission rendant contraignants des engagements. Ainsi, le juge de l’Union a tout d’abord insisté sur la logique première des décisions fondées sur l’article 9 du règlement (CE) n° 1/2003 du 16 décembre 2002, qui poursuivent un objectif d’application efficace des règles de concurrence et de résolution rapide des préoccupations de concurrence identifiées au stade de l’évaluation préliminaire (pt 43). Ces objectifs se traduisent par le nécessaire respect de l’impératif d’économie de procédure attaché à l’application de l’article 9. Ensuite, la Cour de justice a immédiatement rappelé que les décisions de la Commission européenne relatives à des engagements sont soumises au principe général de droit de l’Union que constitue le principe de proportionnalité. Or, le respect des exigences de la proportionnalité implique, pour l’essentiel, le contrôle de ce que les engagements proposés répondent effectivement aux préoccupations de concurrence soulevées et de ce que l’entreprise auteure des engagements n’a pas offert d’engagements tout aussi adéquats et moins contraignants que ceux qui ont été retenus (pt 45), étant précisé qu’il n’incombe pas à la Commission de rechercher elle-même des solutions moins contraignantes ou intrusives que les engagements proposés (pt 47).
Il s’agit là d’exigences formalisées dans une jurisprudence désormais stable depuis l’arrêt de principe rendu dans l’affaire Alrosa (CJUE 29 juin 2010, Commission c/ Alrosa, aff. C-441/07 P, RSC 2010. 709, chron. L. Idot  ; ibid. 2012. 315, chron. L. Idot
 ; ibid. 2012. 315, chron. L. Idot  ; RTD eur. 2010. 647, chron. J.-B. Blaise et L. Idot
 ; RTD eur. 2010. 647, chron. J.-B. Blaise et L. Idot  ), jurisprudence qui incite à un contrôle juridictionnel atténué du principe de proportionnalité en matière de décisions rendant contraignants des engagements.
), jurisprudence qui incite à un contrôle juridictionnel atténué du principe de proportionnalité en matière de décisions rendant contraignants des engagements.
Dans le prolongement de ces précisions, la Cour a ensuite restitué le tempérament (au principe d’un contrôle souple de la proportionnalité des engagements) hérité de l’affaire Groupe Canal+ (CJUE 9 déc. 2020, Groupe Canal+ c/ Commission, aff. C-132/90), à l’occasion de laquelle il a été précisé que la vérification de la proportionnalité des engagements examinés par la Commission doit tenir compte des intérêts légitimes et droits des entreprises qui entretiennent des relations avec l’entreprise dont le comportement donne lieu aux préoccupations de concurrence. Cette exigence complémentaire implique que les droits des tiers à la procédure entretenant des rapports contractuels avec l’entreprise dont les pratiques sont sous examen ne soient pas vidés de leur substance par l’effet des engagements en cause (pt 46).
Au regard de ces différentes exigences, qui reflètent la marge d’appréciation reconnue à la Commission européenne dans le maniement de l’article 9 du règlement (CE) n° 1/2003, la Cour de justice confirme que seule une erreur manifeste d’appréciation imputable à la Commission dans le cadre de l’analyse des engagements proposés – empreinte d’une certaine gravité – peut donner lieu à une annulation de la décision rendant contraignants de tels engagements.
Tels sont les grands principes qui guident le contrôle juridictionnel de l’appréciation au fond des engagements de concurrence. En l’espèce, face aux critiques nourries présentées par la requérante, la Cour de justice a considéré que la Commission européenne et le Tribunal n’avaient commis aucune erreur manifeste d’appréciation de la portée des engagements finaux de Gazprom, notamment en ce que la nécessaire dimension prospective de l’évaluation de ces engagements n’avait pas été omise (pts 123 s.).
Quelques précisions sur le contrôle juridictionnel de la procédure ayant mené à une décision rendant contraignants des engagements
Sur le plan procédural, cette affaire Orlen aura permis à la Cour de préciser que la Commission n’est pas tenue d’expliquer, dans une décision formalisant l’acceptation d’engagements, les raisons pour lesquelles celle-ci a abandonné un ou plusieurs griefs reflétant ses préoccupations de concurrence initiales (pt 51). Cette solution s’explique par le caractère préparatoire et provisoire de l’évaluation préliminaire, que celle-ci prenne la forme d’une communication des griefs ou non. Certes, si de nouveaux griefs sont retenus par la Commission au gré des informations reçus au cours de la procédure contradictoire, il incombe à celle-ci d’adopter une communication des griefs complémentaire ; néanmoins, lorsque « l’assiette » des reproches faits à l’entreprise mise en cause se réduit, l’institution n’est pas tenue de justifier son choix d’abandonner certains griefs. Cette conclusion vaut tant à l’égard de l’entreprise mise en cause qu’à l’égard des entreprises tierces intéressées, et n’interdit pas à la Commission, en revanche, d’expliquer les raisons de l’abandon d’un grief donné. Il ne s’agit que d’une faculté.
En l’espèce, alors même qu’elle n’avait pas communiqué aux parties d’évaluation préliminaire révisée, la Commission avait en revanche pris soin d’exposer à l’entreprise Orlen les deux motifs essentiels de l’abandon des griefs Yamal à l’égard de Gazprom. La Cour de justice a apporté une attention particulière à ce point précis, en affirmant que la Commission avait valablement pu agir de la sorte, mais qu’il ne s’agissait pas d’une obligation, même en l’absence d’évaluation préliminaire révisée, et ce contrairement à ce que le Tribunal avait pu retenir en première instance (pt 53). L’erreur de droit commise à cet égard par le Tribunal a ainsi suscité une substitution de motifs par la Cour, sans incidence sur le dispositif de l’arrêt attaqué.
Pour rigoureuse qu’elle puisse paraître, l’approche ainsi retenue par la Cour de justice est compréhensible. En effet, dans le cadre d’une procédure classique fondée sur l’article 7 du règlement (CE) n° 1/2003, aboutissant à une décision d’interdiction d’une infraction aux articles 101 ou 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, la Commission n’est pas tenue de motiver l’abandon d’un grief postérieurement à l’envoi de la communication des griefs. Ce principe est acquis alors même qu’un tel abandon peut potentiellement avoir des conséquences sur la situation de tiers affectés par la pratique en cause et qui pourraient envisager, après l’adoption par la Commission d’une décision constatant une infraction aux règles antitrust de l’Union européenne, d’agir devant une juridiction nationale pour faire valoir le caractère illégal du volet de la pratique correspondant au grief finalement abandonné. Dans ces conditions, il semble logique que la Cour de justice étende au champ des décisions relatives à des engagements la possibilité, pour la Commission, d’abandonner en cours de procédure certains griefs sans devoir pour autant formaliser son choix dans un acte révisé.
Il convient d’observer que, dans l’arrêt commenté, la Cour de justice a néanmoins pris soin d’exposer qu’une annulation de la décision relative aux engagements en cause resterait possible s’il était démontré que l’abandon d’un grief donné a pu, en substance, refléter ou susciter une appréciation manifestement erronée des préoccupations de concurrence identifiées et, in fine, aboutir à l’acceptation d’engagements insuffisants. En l’espèce, selon la Cour, une telle démonstration par Orlen fait défaut.
La prise en considération mesurée du principe de solidarité énergétique dans l’appréciation des engagements proposés
Un point très intéressant de l’arrêt Orlen réside dans la prise en compte du principe de solidarité énergétique. Par la troisième branche du premier moyen et le deuxième moyen de son pourvoi, la requérante soutenait en substance que la Commission avait indûment manqué de tenir compte des exigences du principe de solidarité énergétique, ancré à l’article 194, § 1, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. L’entreprise Orlen critiquait ainsi l’arrêt du Tribunal en ce que ce dernier n’avait pas censuré la décision litigieuse à ce titre.
Sur cet enjeu, la Cour de justice a affirmé que le principe de solidarité énergétique doit être assimilé aux principes généraux du droit de l’Union européenne, ce qui implique que tous les actes des institutions de l’Union – y compris les décisions de la Commission fondées sur l’article 9 du règlement (CE) n° 1/2003 – doivent respecter ce principe dans le cadre de l’établissement ou du fonctionnement du marché intérieur de l’énergie, notamment du gaz naturel (pts 94 et 95). Ce principe, qui sous-tend l’ensemble des objectifs de la politique énergétique de l’Union et leur donnent une cohérence, requiert notamment de vérifier que l’exécution d’un acte tel qu’une décision relative à des engagements ne va pas porter atteinte à la sécurité d’approvisionnement énergétique de l’Union.
Pareille prise en considération du principe de solidarité énergétique peut être qualifiée de négative : celle-ci a pour effet d’exiger de la Commission européenne que les engagements qu’elle accepte n’induisent pas une atteinte au principe évoqué et une mise en péril des objectifs de la politique européenne énergétique ; en revanche, dans le contexte de l’adoption d’une décision fondée sur l’article 9, § 1, du règlement (CE) n° 1/2003, la prise en compte du principe de solidarité énergétique ne se traduit pas par l’attribution à la Commission d’une compétence qui consisterait à pouvoir obtenir des engagements indépendants des enjeux de concurrence, c’est-à-dire des engagements dont la mise en œuvre pourrait, certes, servir utilement certains objectifs de la politique énergétique de l’Union, mais qui iraient au-delà de ce qui est nécessaire à la résolution des préoccupations de concurrence identifiées dans l’évaluation préliminaire. Autrement dit, lorsqu’elle adopte une décision rendant contraignants des engagements pour répondre à des préoccupations de concurrence, la Commission agit en tant qu’autorité de concurrence respectueuse du principe cardinal de solidarité énergétique, mais ne saurait être conduite à agir de fait comme un régulateur du secteur énergétique (pt 96).
La Cour de justice admet que la prise en considération du principe de solidarité énergétique, dans le cadre de l’évaluation des engagements proposés par l’entreprise mise en cause, puisse avoir valablement été effectuée sans référence explicite audit principe (pt 99). En l’espèce, selon la Cour, la Commission a bien tenu compte de ce principe, notamment, en exposant que les engagements en cause allaient permettre d’assurer la libre circulation transfrontalière du gaz et à fournir aux consommateurs des PECO concernés des approvisionnements alternatifs à partir des pays voisins (pt 100). Cette prise en compte du principe de solidarité énergétique, déjà intéressante en soi, permet d’envisager une extension de cette logique au profit d’autres principes généraux du droit de l’Union européenne (autres que le principe de proportionnalité).
CJUE 26 sept. 2024, aff. C-255/22 P
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