Affirmer que des faits ont été commis en application de la charia constitue une diffamation raciale

Constitue une diffamation publique envers une personne à raison de l’origine, de l’ethnie, la nation, la race ou la religion, en application des articles 29 et 32, alinéa 2, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, le fait d’imputer à la partie civile, sur internet, d’avoir commis les faits pour lesquels elle a été condamnée en application des règles de la charia.

Le 17 décembre 2019, la magazine Causeur publiait sur son site internet un article consacré à un réalisateur français entendant révéler les démêlés judiciaires passés de l’intéressé. Y était notamment relatée une comparution, près de huit ans auparavant, devant le Tribunal correctionnel de Bobigny pour « complicité d’enlèvement, séquestration et tentative de meurtre ». En outre, l’article contextualisait les faits à l’origine de la condamnation prononcée (3 ans d’emprisonnement) par la volonté des protagonistes de faire appliquer la charia.

L’intéressé porta plainte et se constitua partie civile le 21 janvier 2020, à la suite de quoi le directeur de publication du site causeur.fr et l’autrice de l’article furent renvoyés devant le tribunal correctionnel pour diffamation publique envers un particulier et diffamation publique envers une personne à raison de l’origine, l’ethnie, la nation, la race ou la religion. Le 13 avril 2022, le tribunal relaxa les prévenus et prononça sur les intérêts civils. Le 16 février 2023, la Cour d’appel de Paris débouta à son tour de sa demande la partie civile, qui saisit alors la Cour de cassation.

Le pourvoi soulevait trois moyens, qui entraînent tous la cassation de l’arrêt d’appel. Les deux premiers portaient sur la diffamation (simple) et reprochaient à la cour d’appel d’avoir conclu à la bonne foi des journalistes alors que, d’une part, les qualifications pénales évoquées dans l’article étaient erronées, ce qui prouvait l’absence de base factuelle suffisante, et que, d’autre part, l’article affirmait de manière péremptoire et sans la moindre prudence que la partie civile s’était livrée à des actes de violences à l’égard de la victime alors même que les décisions de justice avaient expressément constaté le contraire. Le troisième moyen concernait la diffamation aggravée, le pourvoi estimant que l’intertitre de l’article ainsi rédigé « quand X. faisait appliquer la charia … » lui imputait bien de façon précise et mensongère le fait de faire application de la loi islamique en France et de faire justice selon cette loi.

Sur l’excuse de bonne foi

En matière de diffamation, l’excuse de bonne foi constitue un fait justificatif propre d’origine prétorienne qui suppose la réunion de quatre éléments : la légitimité du but poursuivi, l’absence d’animosité personnelle, la prudence dans l’expression et l’existence d’une base factuelle suffisante (laquelle suppose, pour des journalistes, une enquête sérieuse). Si ces conditions sont réunies, la bonne foi exonère l’auteur des propos diffamatoires.

En l’espèce, la partie civile demandait réparation pour des passages de l’article qu’elle considérait comme diffamatoires car lui imputant des faits de nature à porter atteinte à son honneur ou à sa considération, selon les termes de l’article 29, alinéa 1er, de la loi sur la presse : ainsi, avoir été condamnée à trois ans de prison ferme pour complicité de tentative de meurtre alors qu’elle avait finalement et en réalité été punie de deux ans d’emprisonnement ferme (le surplus étant assorti du sursis) pour des faits d’arrestation, d’enlèvement ou de détention arbitraire suivi d’une libération avant le septième jour. Et elle sollicitait la suppression des propos incriminés (qui sont toujours accessibles) et la publication d’un communiqué judiciaire sur le site du journal.

On comprend que l’article litigieux avait donc exagéré à la fois sur le chef de condamnation et sur la peine infligée, en plus d’énoncer que celui-ci avait été reconnu coupable de « violences ». Pour autant, les juges du fond ont « validé » ces approximations puisqu’ils ont estimé, pour conclure à l’existence de la bonne foi, que « l’erreur dans la qualification des faits, commise par un non-juriste, ne pouvait suffire à ôter sa pertinence à la base factuelle, l’auteur de l’article, dénué d’animosité personnelle, ayant, par ailleurs, fait preuve de mesure dans l’expression en reprenant essentiellement des éléments de fait sur lesquels s’appuient les motifs de deux décisions de justice » (§ 10).

Mais pour la chambre criminelle, l’arrêt d’appel doit être cassé (doublement) sur le fondement de l’article 593 du code de procédure pénale. Sur le premier moyen, la Haute Cour estime que « les prévenus, qui devaient procéder à une enquête sérieuse en leur qualité de professionnels de l’information, ne disposaient d’aucune base factuelle pour affirmer à trois reprises, dans l’article litigieux, que la partie civile avait été condamnée pour complicité de tentative de meurtre, faits criminels relevant de la cour d’assises, faute pour les décisions susvisées [celle du Tribunal correctionnel de Bobigny et celle de la Cour d’appel de Paris] de l’évoquer de quelque manière que ce soit » (§ 12). De la même manière, sur le deuxième moyen, elle juge qu’« en se bornant à retenir que l’erreur dans la qualification des faits commise par un non-juriste ne pouvait suffire à ôter sa pertinence à la base factuelle, la cour d’appel n’a pas justifié sa décision » (§ 16) ; et elle précise que celle-ci « devait rechercher si l’imputation à M. X. des actes de violence décrits dans l’article incriminé n’était pas elle-même dépourvue d’une telle base, alors qu’aux termes des conclusions déposées pour celui-ci, il était allégué que la peine à laquelle il avait été condamné avait été minorée par rapport à celle prononcée à l’encontre de ses coprévenus en raison du fait qu’il ne s’était pas rendu coupable de violences » (§ 17).

Les juges du fond, en somme, sont allés beaucoup trop vite en besogne pour conclure à la caractérisation de la bonne foi, face aux approximations contenues dans l’article. Il fallait, en tout état de cause, mieux analyser les deux passages litigieux et justifier leurs conclusions.

Sur la diffamation raciale

Sur ce point également, la titraille tapageuse de l’article (dont on rappellera l’intertitre : « quand X. faisait appliquer la charia … ») se heurte à la rigueur de la règle de droit, mais sur le terrain de la qualification de l’infraction cette fois. Ainsi la chambre criminelle accueille-t-elle le troisième et dernier moyen qui reprochait à la cour d’appel d’avoir conclu à l’absence de diffamation raciale, faute pour le passage en cause d’imputer à la partie civile un fait suffisamment précis.

La diffamation raciale vient sanctionner la diffamation commise à l’encontre d’une personne, à raison de son appartenance ou de sa non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. Elle fait encourir une peine aggravée (1 an d’emprisonnement et 45 000 € d’amende ; Loi du 29 juill. 1881, art. 32, al. 2) par rapport à la diffamation « simple » envers les particuliers (punie d’une amende de 12 000 € ; Loi du 29 juill. 1881, art. 32, al. 1er). Pour le reste, les éléments constitutifs habituels de la diffamation sont requis (C. Bigot, Pratique du droit de la presse, Dalloz, n° 326.101), à savoir : une allégation ou une imputation d’un fait déterminé entraînant une atteinte à l’honneur ou à la considération d’une personne ou d’un corps dont l’identification est possible. S’agissant d’une diffamation publique, l’un des moyens de publicité énoncés à l’article 23 de la loi sur la presse doit être utilisé (ici, un site internet). Enfin, l’élément moral, qui consiste en l’intention de porter atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps diffamé est classiquement présumé (sur ces éléments constitutifs, v. not., Rép. pén.,  Diffamation, par S. Détraz).

Sur le délit de diffamation raciale, la chambre criminelle rappelle dans son arrêt qu’il « n’est caractérisé que si les juges constatent que, tant par leur sens que par leur portée, les propos incriminés contiennent une allégation ou une imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ». En l’espèce, les juges du fond avaient exclu cette qualification compte tenu du fait que, selon eux, les propos poursuivis « n’imputa[i]ent aucun fait précis à [la partie civile] à raison de son appartenance supposée à la religion musulmane » et ne faisaient « que contextualiser et commenter les faits principaux [à savoir la participation à une "expédition punitive" du petit ami de la sœur d’un des protagonistes], sans y ajouter ».

Pour être diffamatoire, une allégation ou une imputation doit en effet se présenter sous la forme d’une articulation précise de faits de nature à être sans difficulté l’objet d’une preuve ou d’un débat contradictoire (v. par ex., Civ. 1re, 11 mars 2014, n° 13-11.706, Dalloz actualité, 31 mars 2014, obs. S. Lavric ; D. 2014. 726 ; ibid. 2015. 342, obs. E. Dreyer ; Légipresse 2014. 264 et les obs. ), quand bien même une telle preuve ne serait pas admise en matière de diffamation raciale (v. Crim. 3 juin 2004, n° 01-17.478, D. 2007. 1038 , obs. J.-Y. Dupeux et T. Massis ; Gaz. Pal. 2005. 4156, note F. Bourg, pour des propos trop généraux sur l’influence du « lobby juif » dans le cadre du droit de réponse). C’est le sens de la jurisprudence de la Cour de cassation, qui exclut donc du champ de la diffamation les allégations trop vagues (qui sont alors susceptibles de recevoir la qualification d’injure, en application de l’art. 29, al. 2, de la loi sur la presse, voire d’injure aggravée ; pour l’imputation à la police de l’air et des frontières de « méthodes brutales vis[a]nt en priorité […] les noirs et les arabes » qui, faute d’imputation d’un fait précis, constitue l’expression d’une opinion injurieuse et non diffamatoire, v. Crim. 7 déc. 2010, n° 10-81.984, Dalloz actualité, 20 janv. 2011, obs. S. Lavric ; D. 2011. 2823, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, S. Mirabail et T. Potaszkin ; AJ pénal 2011. 241, obs. G. Royer ; Légipresse 2011. 271 et les obs. ; RSC 2011. 655, obs. J. Francillon ). En outre, dans le cadre de la diffamation aggravée, le critère discriminatoire doit être ce qui a motivé la diffamation (sur ce dol spécial, v. Rép. pén., préc., nos 192 s.), l’auteur « reproch[ant] à autrui, à raison de sa race ou de sa religion, d’avoir fait telle chose ou d’être de telle façon » (J.-Cl. Lois pénales spéciales,  Presse et communication, Diffamations et injures publiques. Diffamation : généralités ; diffamation envers un particulier, par E. Dreyer, fasc. 80, n° 83).

En l’espèce, la Cour de cassation considère que « les propos qui imputent à M. X. d’avoir commis les faits pour lesquels il a été condamné, en application des règles de la charia, loi islamique, sont précis et de nature à porter atteinte à son honneur ou à sa considération » (§ 23), de sorte que la diffamation est bien caractérisée. En outre, elle estime que « cette imputation est faite à la partie civile à raison de son appartenance réelle ou supposée à la religion musulmane » (§ 24), ce qui permet de caractériser une diffamation aggravée. Ainsi, la cassation est également prononcée sur ce moyen, la cause et les parties étant renvoyées devant la Cour de Paris autrement composée.

 

Crim. 13 nov. 2024, FS-B, n° 23-81.810

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