Appel au boycott de produits israéliens : pas de provocation à la discrimination

Les propos poursuivis, qui rendaient compte d’une action militante menée devant une pharmacie, s’ils incitaient toute personne concernée à opérer un traitement différencié au détriment de la société pharmaceutique en cause, ne renfermaient pas de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence et ne visaient pas cette société en raison de son appartenance à la nation israélienne mais en raison de son soutien financier supposé aux choix politiques des dirigeants de ce pays à l’encontre des Palestiniens.

Dans cette affaire, la directrice de la publication du site www.europalestine.com était poursuivie pour avoir relaté sur le compte Twitter du mouvement CAPJPO-Euro-Palestine, accessible publiquement ainsi que sur une page dédiée, le déroulement d’une manifestation organisée par le collectif 69 devant une pharmacie de Lyon pour appeler les clients à boycotter des produits de l’entreprise TEVA, et publié les propos suivants, affirmant le soutien de cette dernière à Israël : « (…) une partie de ses bénéfices renfloue l’armée israélienne » ; « la marque (tait) soigneusement, dans ses différentes publicités, Ie fait qu’une partie de ses bénéfices renfloue l’armée israélienne ». Selon la plainte avec constitution de partie civile déposée par l’intéressée, ces affirmations étaient constitutives du délit de diffamation publique pour motif discriminatoire en raison notamment de l’appartenance à une nation, au sens de la loi sur la presse.

Renvoyée devant le tribunal correctionnel pour diffamation publique et provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence, en raison de l’origine, l’ethnie, la nation, la race ou la religion, la prévenue fut cependant relaxée. Puis la Cour d’appel de Lyon confirma ce jugement, estimant que la prévenue n’avait pas outrepassé les limites de son droit à la liberté d’expression (Lyon, 5 mai 2022, n° 21/01449, Dalloz actualité, 3 juin 2022, obs. G. Poissonnier).

Statuant sur le pourvoi formé par la partie civile, à laquelle se sont jointes plusieurs associations, la chambre criminelle estime à son tour que les propos litigieux « ne renfermaient pas de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence et ne visaient pas cette société en raison de son appartenance à la nation israélienne mais en raison de son soutien financier supposé aux choix politiques des dirigeants de ce pays à l’encontre des Palestiniens ».

En approuvant la solution adoptée par les juges du fond, la chambre criminelle fait sienne l’approche préconisée par la Cour européenne dans ce type d’affaires qui questionnent la légitimité et les limites de l’exercice du droit à la liberté d’expression militante.

Les contours de la liberté d’expression militante dans la jurisprudence européenne

En 2020, la CEDH a été saisie par des militants pro-palestiniens qui avaient été condamnés pour provocation à la discrimination en raison d’une action menée en mai 2010 appelant les clients d’un supermarché alsacien à boycotter les produits en provenance d’Israël (Crim. 20 oct. 2015, n° 14-80.020 et n° 14-80.021, Dalloz actualité, 16 nov. 2015, obs. S. Lavric ; D. 2016. 287 , note J.-C. Duhamel et G. Poissonnier  ; ibid. 277, obs. E. Dreyer  ; Légipresse 2015. 587 et les obs.  ; ibid. 661, comm. E. Derieux  ; CCE 2015, n° 99, obs. A. Lepage ; JCP 2015. 1356, note F. Dubuisson et G. Poissonnier ; Gaz. Pal. 9-10 déc. 2015, p. 7, note L. Sermet et G. Poissonnier). Dans son arrêt Baldassi et autres, la Cour européenne a constaté la violation de l’article 10 de la Convention garantissant le droit à la liberté d’expression, estimant que la condamnation des requérants ne reposait pas sur des motifs pertinents et suffisants, et ce alors même qu’une « motivation circonstanciée » s’imposait au regard du niveau élevé de protection accordé à la liberté d’expression politique et militante sur un sujet d’intérêt général (le respect du droit international par l’État d’Israël) faisant partie du débat public en France notamment (CEDH 11 juin 2020, Baldassi et autres c/ France, n° 15271/16, Dalloz actualité, 17 juill. 2020, obs. S. Lavric ; AJDA 2020. 1844, chron. L. Burgorgue-Larsen ; AJDA 2020. 1844, chron. L. Burgorgue-Larsen  ; D. 2020. 1657, et les obs. , note J.-C. Duhamel et G. Poissonnier  ; AJ pénal 2020. 412, obs. G. Poissonnier  ; Légipresse 2020. 340 et les obs.  ; ibid. 485, étude G. Lécuyer  ; ibid. 490, étude Anne-Élisabeth Crédeville  ; RSC 2020. 753, obs. D. Roets  ; ibid. 909, obs. X. Pin  ; JCP 29 juin 2020. Actu. 799, 1212, obs. H. Surrel ; Gaz. Pal. 28 juill. 2020, n° 28, p. 29, note T. Besse).

La Cour européenne accorde la plus haute importance à la liberté d’expression dans le contexte du débat politique et considère qu’on ne saurait restreindre le discours politique et l’expression militante sans raisons impérieuses, ce qui entraine une marge nationale d’appréciation particulièrement restreinte (v. Rép. pén., v° Convention européenne des droits de l’homme, par P. Dourneau-Josette, n° 724, et la référence aux arrêts Lingens, Steel et Morris, Brasilier, Mamère et Dupuis et autres ; mais citant aussi l’arrêt Willem, dans lequel la condamnation d’un maire pour provocation à la discrimination pour avoir appelé au boycott des produits israéliens n’a pas entraîné violation de la Convention, CEDH 16 juill. 2009, Willem c/ France, n° 10883/05, Dalloz actualité, 28 juill. 2009, obs. S. Lavric ; AJDA 2009. 1936, chron. J.-F. Flauss ).

L’appel au boycott appartenant au discours politique et militant, le juge national doit donc apprécier rigoureusement la nécessité de l’ingérence subie le cas échéant en démontrant précisément, au regard du contexte, en quoi les limites admissibles de la liberté d’expression ont été franchies. C’est à ce contrôle rigoureux qu’ont procédé les juges du fond dans la présente affaire, qui se trouvent confortés par la Cour de cassation.

La sanction de l’appel au boycott soumise à un strict contrôle de nécessité

Dans sa décision, la chambre criminelle relève que les juges du fond ont pleinement inscrit leur raisonnement dans la jurisprudence européenne précitée.

Saisis d’une poursuite pour provocation publique à la discrimination, analysée comme une ingérence dans le droit à la liberté d’expression de la prévenue, ils se sont attachés à analyser les critères de justification d’une atteinte à la liberté d’expression (légalité, légitimité, nécessité), tels qu’ils résultent de l’article 10, § 2, de la Convention, rappelant au passage la singularité d’un discours de boycott, qui « combine l’expression d’une opinion protestataire et l’incitation à un traitement différencié » (§ 19) et peut ainsi, selon les circonstances, « constituer un appel à la discrimination qui relève de l’appel à l’intolérance, lequel avec l’appel à la violence et l’appel à la haine constitue évidemment l’une des limites de la liberté d’expression » (ibid.).

C’est ainsi que l’article 24 de la loi sur la presse pouvait constituer une source de limitation de sorte que l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression de la requérante était bien « prévue par la loi » (dans son alinéa 7, l’art. 24 dispose : « Ceux qui, par l’un des moyens énoncés à l’article 23, auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, seront punis d’un an d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende ou de l’une de ces deux peines seulement » ; v. Rép. pén., v° Provocation, par J.-Y. Lassalle, nos 85 s.). En outre, elle poursuivait un « but légitime », « le discours militant ou politique ne d[evan]t pas appeler à la discrimination, à la haine ou à la violence » (§ 20), au risque de nuire à la défense de l’ordre ainsi qu’aux droits d’autrui au sens de l’article 10, § 2.

Sur la nécessité de l’ingérence, les premiers juges ont notamment relevé que l’action militante en cause « s’inscrivait dans un débat d’intérêt général contemporain, ouvert en France comme dans d’autres pays, portant sur le respect du droit international par l’État d’Israël et sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens » (§ 21).

La cour d’appel ayant par ailleurs noté l’impact limité de l’action (sa faible notoriété) et son caractère non violent (à la fois dans les comportements des manifestants et les propos tenus), elle a pu en déduire que la publication litigieuse, qui relatait les faits et tendait à les approuver, dans des termes modérés n’appelant ni à la violence ni à la discrimination, n’avait pas outrepassé les limites de la liberté d’expression.

L’appel au boycott des produits de l’entreprise TEVA et la relation qui en a été faite n’ont pas constitué un appel à la discrimination (pour les juges du fond, « le seul fait de ne pas se porter acquéreur d’un bien ou d’un produit, en l’espèce un médicament générique ayant donc des équivalents, dont rien n’assure que sans cela il aurait été acheté, ne peut être regardé comme tel »). Si le délit de l’article 24 de la loi sur la presse (dont l’interprétation n’a pas été remise en cause par la Cour européenne, comme le soulignent également les juges du fond) peut s’appliquer à un appel au boycott, les conditions de son application n’étaient donc pas réunies dans les circonstances de l’espèce.

Sur la qualification de diffamation publique en raison de l’appartenance à une nation (Loi du 29 juill. 1881, art. 32, al. 2 ), la chambre criminelle relève d’office le moyen tiré de la nullité de la plainte avec constitution de partie civile déposée par la société TEVA de ce chef, constatant que celle-ci « ret[enai]t tout à la fois, pour qualifier certains propos, la diffamation publique, sans autre précision, au visa du seul article 29 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, et la diffamation publique en raison notamment de l’appartenance à une nation, sans visa des textes qui la répriment et sans que le réquisitoire introductif ne soit venu réparer les insuffisances de cette plainte » (§ 31).

L’arrêt d’appel est donc cassé au visa des articles 50 de la loi sur la presse (relatif au formalisme de l’acte initial de poursuite en matière de presse ; v. Rép. pén.,  Presse [procédure], par P. Guerder, nos 422 s. pour les formes du réquisitoire introductif, applicables à la plainte avec constitution de partie civile ; n° 446 pour la validation possible de la plainte avec constitution de partie civile par le réquisitoire introductif), 85 et 86 du code de procédure pénale, « faute d’avoir constaté la nullité partielle de la poursuite du chef de diffamation publique en raison notamment de l’appartenance à une nation, dont le contenu était de nature à créer une incertitude dans l’esprit de la prévenue quant à l’objet de la poursuite » (§ 32), cassation limitée aux seules poursuites de ce chef et ayant lieu sans renvoi.

 

© Lefebvre Dalloz