Application du principe non bis in idem entre deux États membres

La condamnation d’un individu en France pour association de malfaiteurs à caractère terroriste s’oppose à ce qu’il soit également condamné pour acte de terrorisme en Espagne.

La garantie du principe non bis in idem dans les dispositions conventionnelles est hétérogène et hétéroclite. Hétérogène, puisqu’au moins trois dispositions consacrent ce principe (Charte des droits fondamentaux, art. 50 ; Convention de l’application de l’accord de Schengen, art. 54 ; Protocole additionnel n° 7 de la Conv. EDH, art. 4). Hétéroclite puisqu’aucune de ces dispositions, cherchant à garantir le même principe, ne sont identiques. La différence la plus importante réside notamment dans l’article 4 du protocole additionnel n° 7 de la Convention européenne des droits de l’homme qui dispose que « Nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement par les juridictions du même État », empêchant l’application de ce principe en présence de poursuites engagées dans deux États (v. en ce sens, Comm. CEDH, 20 mai 1994, E.G.M c/ Luxembourg, n° 24015/94 ; CEDH 20 févr. 2018, Krombach, n° 67521/14, Dalloz actualité, 9 avr. 2018, obs. S. Fucini ; AJ pénal 2018. 262, obs. B. Nicaud ; y compris lorsqu’il s’agit d’État membre de l’UE, CEDH 22 mai 2007, Bölheim c/ Italie, n° 35666/05). Ainsi, seul le droit de l’Union européenne prohibe une seconde condamnation prononcée par une juridiction d’un État différent de celui dans lequel la première condamnation a eu lieu.

C’est dans une telle hypothèse que la Cour de justice de l’Union européenne a été saisie par une juridiction espagnole d’une demande de décision préjudicielle. En l’espèce, une personne a été accusée d’avoir dirigé un groupe terroriste nommé « Euskadi Ta Askatasuna » (ETA), notamment en transmettant, depuis la France, des informations et du matériel, tel que des armes et des explosifs, à des commandos qui planifiaient et commettaient des attentats en Espagne. Le commando aurait notamment mis en place, en juillet 1997, un dispositif de lancement explosif destiné à projeter des grenades sur le commissariat de police d’Oviedo. Aucune des grenades n’aurait atteint sa cible, mais elles auraient causé des dommages matériels ainsi que des lésions auditives aux personnes se trouvant à proximité.

Arrêtée en 2004 par la police française, la dirigeante de l’organisation a été condamnée par les juridictions françaises à quatre reprises pour association de malfaiteurs à caractère terroriste. Les trois premières décisions l’ont condamnée à une peine de cinq ans d’emprisonnement tandis que la dernière décision, du 17 décembre 2010, l’a condamnée à vingt ans de réclusion criminelle. Le 13 février 2014, les peines ont été confondues pour aboutir à une peine totale de vingt ans de réclusion criminelle qu’elle a purgée avant d’être remise, le 4 septembre 2019, aux autorités espagnoles en exécution d’un mandat d’arrêt européen. Les juridictions espagnoles ont renvoyé la dirigeante de l’organisation terroriste devant les juridictions de jugement, tant pour l’assistance qu’elle aurait apportée, depuis la France, à l’organisation terroriste, que pour des faits qu’elle aurait commis en Espagne, avant son installation en France. Pour ces faits, elle a été condamnée par les juridictions espagnoles à une peine totale de trente ans de réclusion criminelle.

Or, comme le relève la juridiction de renvoi, les actes perpétrés en Espagne ayant fait l’objet d’une poursuite par les juridictions de ce pays consistaient à faciliter la commission d’attentats terroristes. De ce fait, les actes reprochés à la personne condamnée auraient déjà été absorbés par les diverses condamnations françaises. Ainsi, la juridiction de renvoi a formé une demande de décision préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne pour savoir si l’interprétation de l’article 54 de la Convention d’application de l’Accord de Schengen, lu à la lumière de l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux, aboutissait à ce que le principe non bis in idem trouve à s’appliquer en l’espèce. Autrement dit, la Cour est saisie sur la question de savoir si l’article 54 de la Convention d’application de l’Accord de Schengen « doit être interprété en ce sens qu’il couvre les faits reprochés à une personne dans le cadre d’une procédure pénale engagée dans un État membre du chef d’actes de terrorisme lorsque cette personne a déjà été condamnée dans un autre État membre, en raison des mêmes actes, du chef d’actes de participation à une association terroriste en vue de la préparation d’un acte de terrorisme » (§ 31).

L’appréhension matérielle de l’identité de fait

Reprenant l’essentiel de sa jurisprudence, la Cour rappelle que le principe non bis in idem prohibe la condamnation d’une personne pour des faits pour lesquels elle aurait déjà été condamnée (§ 36). Cette prohibition suppose donc que les faits reprochés à un individu, dans deux procédures différentes, soient identiques (§ 37). La Cour rappelle que « La notion d’identité des faits matériels s’entend comme un ensemble de circonstances concrètes découlant d’événements qui sont, en substance, les mêmes, en ce qu’ils impliquent le même auteur et sont indissociablement liés entre eux dans le temps et dans l’espace » (§ 38). Elle précise aussi qu’en présence d’une pluralité de faits, l’intention commune ayant guidé l’ensemble des actes accomplis est insusceptible de les amalgamer en un tout, de sorte que l’identité de fait ne se déduit pas d’une intention unique (§ 39).

À l’inverse, l’identité de fait ne doit pas non plus être exclue par la mobilisation de diverses qualifications juridiques qui inviteraient à voir en un acte unique divers comportements. Ainsi, la manipulation des qualifications juridiques n’en démultiplie pas davantage l’objet sur lequel elle fait varier ses regards. De la sorte, l’application du principe non bis in idem s’effectue par une appréhension matérielle qui empêche la spéculation juridique par la mise en œuvre d’une qualification juridique adéquate. La Cour affirme donc que « la circonstance que ces jugements portaient sur des infractions différentes de celles en cause au principal est dépourvue de pertinence aux fins de l’appréciation de la condition "idem" » (§ 43). Il s’agit là d’une application de la jurisprudence constante de la Cour (CJCE 9 mars 2006, Van esbroeck, aff. C-436/04, § 27, AJ pénal 2006. 265, obs. C. Saas ; RSC 2006. 684, chron. L. Idot ; 28 sept. 2006, Van Straaten, aff. C-150/05, § 41, RSC 2007. 143, chron. L. Idot ; 28 sept. 2006, Gasparini, aff. C-467/04, RSC 2007. 143, chron. L. Idot ; V. L. Idot, Jurisprudence de la CJCE et du TPICE, RSC 2008. 168 ) sur laquelle la Cour européenne des droits de l’homme semble s’être alignée. Rappelons qu’après diverses interprétations du principe non bis in idem (CEDH 23 oct. 1995, Gardinger c/ Autriche, n° 15963/90, AJDA 1996. 376, chron. J.-F. Flauss ; RFDA 1997. 1, étude F. Moderne ; RSC 1996. 479, obs. R. Koering-Joulin ; ibid. 487, obs. R. Koering-Joulin ; 30 juill. 1998, Oliveira c/ Suisse, n° 25711/94, AJDA 1998. 984, chron. J.-F. Flauss  ; RSC 1999. 384, obs. R. Koering-Joulin ), la Cour européenne des droits de l’homme a en effet stabilisé sa jurisprudence autour de la notion de « faits identiques ou qui sont en substances les mêmes » (CEDH 10 févr. 2009, Zolotoukhine c/ Russie, n° 14939/03, §§ 79 à 82, AJDA 2009. 872, chron. J.-F. Flauss ; D. 2009. 2014 , note J. Pradel ; RSC 2009. 675, obs. D. Roets ).

Ces interprétations jurisprudentielles font en tout cas prévaloir la lettre des textes qui font bien référence aux « mêmes faits ». Or, la qualification pénale d’association de malfaiteurs à caractère terroriste est susceptible, selon l’approche des différents États, de couvrir les mêmes faits qu’un acte de terrorisme. Encore faut-il pouvoir déterminer ce qui a effectivement été pris en compte par les deux juridictions.

Le périmètre des faits pris en compte

Dès lors que l’application du principe non bis in idem suppose une identité des faits reprochés à la personne accusée, elle implique une comparaison. Il est donc important de pouvoir déterminer l’étendue des faits soumis à cette comparaison.

En l’espèce, les autorités françaises avaient condamné la personne accusée du chef d’association de malfaiteurs à caractère terroriste. Toutefois, selon les autorités espagnoles, l’aide apportée par la personne condamnée pour préparer l’attentat d’Oviedo ne relève pas seulement d’une association de malfaiteurs à caractère terroriste, mais permet de caractériser la responsabilité pénale de celle-ci en tant qu’auteur matériel de l’acte terroriste. La qualification retenue par la juridiction française ne se fonde pas directement sur l’attaque perpétrée sur le commissariat d’Ovideo, ce qui, au-delà de l’enjeu de l’infraction retenue, porte donc le débat sur le terrain de l’identité de faits. Autrement dit, l’exclusion d’un élément matériel, par la qualification juridique retenue par un pays, permet-elle de fonder une nouvelle condamnation sur cet élément ?

La Cour, tout en laissant les juridictions espagnoles souveraines dans leur appréciation des faits (§ 42), affirme que l’application du principe non bis in idem s’oppose à ce qu’une personne soit condamnée du « chef d’actes de terrorisme lorsque cette personne a déjà été condamnée dans un autre État membre, en raison des mêmes actes, du chef d’actes de participation à une association terroriste en vue de la préparation d’un acte de terrorisme » (§ 54). Elle estime donc que les condamnations prononcées en France ont bien absorbé l’ensemble des actes criminels.

Elle justifie cette décision en affirmant d’ailleurs que « la juridiction de renvoi devra prendre en considération non seulement les faits mentionnés dans le dispositif des jugements définitifs rendus en France et dans le dispositif des actes d’accusation établis par les autorités françaises compétentes, mais également les faits mentionnés dans les motifs de ces jugements et ceux sur lesquels a porté la procédure d’instruction mais qui n’ont pas été repris dans les actes d’accusation ainsi que toutes informations pertinentes concernant les faits matériels visés par la ou les procédures pénales antérieures engagées en France et clôturées par une décision définitive » (§ 52).

Cette solution de bon sens vise à donner le plein effet à l’appréhension matérielle de l’identité des faits au regard du principe non bis in idem. En effet, la qualification juridique des faits opérée par une juridiction de jugement ne consiste pas en une caractérisation de l’ensemble des infractions susceptibles de s’appliquer à l’espèce. La juridiction de jugement opère aussi une sélection des infractions pouvant être retenues (v. E. Gallardo, La qualification pénale des faits, thèse, PUAM, 2011), notamment par le jeu du concours idéal d’infractions. Par conséquent, le fait qu’une juridiction ne retienne pas un élément matériel pour fonder sa décision ne signifie pas qu’il n’a pas été pris en compte. Partant, l’ensemble des faits qui ont été portés à la connaissance de la juridiction de jugement sont réputés avoir été ingérés par celle-ci, et donc être recouverts par la décision devenue définitive. Dès lors que des circonstances ont été portées à la connaissance de la juridiction répressive ayant eu à connaître du litige, l’arrêt rendu par cette dernière fait échec à ce que ces circonstances soient mobilisées une nouvelle fois pour fonder des poursuites ultérieures, que ce soit dans un même État ou dans un autre État membre. Ainsi l’infraction retenue n’exerce-t-elle aucune influence sur l’appréciation de la condition « idem ». Les juridictions espagnoles, souveraines dans la qualification des faits, sauront qu’elles risquent de méconnaître le principe non bis in idem tel qu’il est consacré par l’article 54 de la Convention de l’application de l’accord de Schengen. Il est d’ailleurs intéressant de voir que ce principe pourra être mobilisé par les juridictions espagnoles qui s’inquiétaient de prononcer « une peine d’une grave disproportion, donnant lieu notamment à un traitement discriminatoire de MSIG par rapport aux personnes qui font l’objet de condamnations dans un seul État membre » (§ 23).

 

CJUE 11 sept. 2025, aff. C-802/23

par Dorian Gandolfo, Doctorant contractuel à la Faculté de droit et de sciences politiques d'Aix-Marseille Université

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