Apport de biens communs : la renonciation à la qualité d’associé est irrévocable sans l’accord unanime des associés

L’époux qui renonce à devenir associé de la société à laquelle son conjoint a apporté un bien commun le fait, par principe, de manière irrévocable. Toutefois, à sa demande, les associés peuvent ultérieurement lui accorder cette qualité par décision unanime.

Lorsqu’un époux acquiert des parts sociales à l’aide d’actifs communs, son conjoint a la faculté, s’il le souhaite, de devenir lui aussi associé pour la moitié des parts obtenues ; telle est la prérogative que lui offre l’article 1832-2 du code civil. En rappelant que cette faculté est susceptible de renonciation, la chambre commerciale de la Cour de cassation n’innove pas dans l’arrêt qu’elle a rendu le 19 juin 2024 ; mais en affirmant que cette renonciation peut ensuite être révoquée avec l’accord unanime des associés, elle apporte une précision nouvelle.

En l’espèce, lors de la constitution d’un groupement agricole d’exploitation en commun (GAEC) formé avec son fils, un époux avait apporté des biens dépendant de la communauté matrimoniale. Son épouse en avait été informée : elle le reconnaissait dans plusieurs clauses des statuts, où elle déclarait ne pas revendiquer la qualité d’associé. Seulement, quelque temps après, la voilà qui s’en repent. Elle demande à être admise aux côtés du mari et du fils qui, l’heure étant encore à la concorde, accordent leur agrément. Mais plusieurs années ayant passé, c’est le mari qui se ravise à son tour… Affirmant que son épouse n’avait pas pu acquérir la qualité d’associé, il poursuit la nullité de résolutions ultérieurement adoptées (dont une portant sur la prorogation du groupement).

La Cour d’appel d’Amiens accueille la demande le 4 mars 2022. Elle estime que, dans les statuts, l’épouse avait renoncé à devenir associée. Se fondant sur l’irrévocabilité de cette décision, la cour annule alors les résolutions litigieuses, dont celle de prorogation – ce qui entraîne la dissolution du groupement agricole.

Un pourvoi est formé au nom de la société. Il conteste d’abord l’idée que l’épouse aurait renoncé à devenir associée. Certes, celle-ci avait déclaré ne pas solliciter cette qualité, mais le fait de ne pas exercer une faculté ne vaudrait pas renonciation pour l’avenir ; aussi l’épouse se serait-elle simplement abstenue de choisir (différant en quelque sorte sa décision). L’argument est fragile… Mais le pourvoi en contient un autre, plus inspiré. Il rappelle que l’épouse a été unanimement agréée par les associés. Or, si tant est qu’elle eût renoncé, rien n’empêchait qu’elle fût ensuite rétablie dans son option avec l’accord de tous les intéressés.

Le premier moyen est rejeté ; le second est accueilli.

En effet, la Cour de cassation considère que l’épouse, même sans avoir mentionné l’article 1832-2 du code civil, avait renoncé à la qualité d’associé et ne pouvait ultérieurement revenir sur cette décision – du moins pas unilatéralement.

Toutefois, le fait d’avoir renoncé lors de l’apport n’empêche pas un conjoint, s’il le demande, de se voir reconnaître la qualité d’associé avec le consentement unanime des associés. Voilà ce qu’indique ensuite la Cour, qui censure les juges du fond au visa de l’ancien article 1134 du code civil (la solution repose donc sur la force obligatoire de l’agrément que les associés avaient accordé à l’épouse).

La renonciation à la qualité d’associé est donc irrévocable à moins que les associés unanimes n’en décident autrement ; voilà ce qui peut être retenu. Si la première partie de cette affirmation doit être approuvée, la seconde appelle quelques réserves.

La renonciation à la qualité d’associé

Il est exact qu’un époux, après avoir renoncé à devenir associé, ne doit pas pouvoir revenir unilatéralement sur sa décision. Pour le comprendre, quelques rappels s’imposent.

Communauté et parts sociales

Communauté et acquisition de parts. Soit deux époux mariés sous un régime de communauté ; l’un d’eux souhaite devenir associé d’une société ; pour cela, il aimerait apporter un bien dépendant de la masse commune.

Le peut-il ? Oui. Par principe, l’accord de son conjoint n’est même pas requis, conformément à la règle de gestion concurrente des biens communs (il n’en va autrement que s’il souhaite apporter un bien dont il ne peut disposer seul, tel un immeuble ou un fonds de commerce ; C. civ., art. 1421 et 1424).

Statut des parts sociales. Toutefois, les parts obtenues ne sont pas sa propriété exclusive. Ayant été acquises à titre onéreux pendant le mariage, elles devraient par principe dépendre de la communauté – ce qui emporte de nombreuses conséquences (les dividendes accroissent à la masse commune ; le conjoint de l’associé, à l’instar d’un indivisaire, doit pouvoir assister aux assemblées et solliciter des informations du gérant ; à la dissolution, les parts peuvent être attribuées à l’un ou l’autre époux…).

Mais il était en l’espèce question de parts non négociables, auxquelles le droit matrimonial accorde un traitement distinct. En effet, un lien étroit les unit à l’associé qui les détient. Elles sont émises par les sociétés de personnes, marquées par un intuitu personae assez prononcé (les nouveaux associés doivent être agréés, ils sont personnellement tenus de tout ou partie du passif social…). Aussi le droit matrimonial ne les traite-t-il pas comme des biens ordinaires. En effet, les parts non négociables ne dépendent que partiellement de la communauté : les concernant, une distinction doit être opérée entre le titre et la finance.

Certes, la finance dépend pleinement de la communauté. Ainsi, la valeur des parts intègre la masse commune (qui profite des plus-values et subit le risque de moins-value), tout comme les droits patrimoniaux d’associé (les dividendes accroissent donc toujours à la communauté, ou le cas échéant à l’indivision post-communautaire) ; à cet égard, le régime de principe n’est pas modifié.

Mais le titre, quant à lui, est traité comme un bien propre, ce qui emporte plusieurs conséquences. D’abord, l’époux qui les détient exerce seul les droits extrapatrimoniaux d’associé (participation aux assemblées, droit de vote, droit à l’information…). Ensuite, à la dissolution, les parts ne peuvent être attribuées qu’à lui : quoique la valeur en soit inscrite à l’actif de la communauté, son conjoint n’en sera pas alloti.

Faculté de revendiquer la qualité d’associé. Cette distinction représente donc un avantage pour l’associé, qui dispose de droits accrus sur des biens qui devraient dépendre entièrement de la communauté. C’est pour tempérer ce résultat que l’article 1832-2 du code civil institue deux garanties.

D’abord, l’apport ne peut être accompli sans que le conjoint en soit averti ; à défaut, celui-ci peut agir en nullité deux ans après l’avoir découvert. Ensuite et surtout, il peut lui-même revendiquer la qualité d’associé pour la moitié des parts, cela sans que l’apporteur ne puisse s’y opposer. Sous réserve qu’il soit agréé par les autres associés, le conjoint dispose alors d’une option entre deux qualités, celle d’associé ou de simple conjoint d’associé, auxquelles sont attachés divers avantages et inconvénients respectifs.

Avantages et inconvénients. La qualité de conjoint d’associé n’est pas sans agrément. Outre qu’elle n’empêche pas de prendre part aux dividendes (qui accroissent à la communauté), elle représente une protection contre les créanciers sociaux, du moins dans les sociétés où les associés répondent du passif (ce qui est le cas dans les GAEC, où ils sont tenus pour deux fois la fraction du capital social détenu ; C. rur., art. 323-10). Ainsi, en cas de faillite, le conjoint qui s’est abstenu de devenir associé n’expose pas son patrimoine propre ; mais en contrepartie, il ne peut ni participer à la vie sociale, ni être alloti des parts à la dissolution.

Corrélativement, la qualité d’associé donne accès à ces droits extra-patrimoniaux ; mais elle expose au passif social.

L’irrévocabilité de la renonciation

La faculté de renonciation. En raison de cette option, le conjoint de l’apporteur jouit d’une situation assez confortable. En effet, la faculté de devenir associé ne se prescrit pas, ce qui permet par principe qu’elle soit exercée jusqu’à la dissolution de l’union (par ex., où le jugement de divorce n’était pas encore passé en force de chose jugée, Com. 14 mai 2013, n° 12-18.103 P, D. 2013. 1270 ; ibid. 2729, obs. J.-C. Hallouin, E. Lamazerolles et A. Rabreau ; ibid. 2014. 689, obs. M. Douchy-Oudot ; AJ fam. 2013. 375, obs. J.-F. Desbuquois ; RTD com. 2013. 527, obs. M.-H. Monsèrié-Bon ).

Par conséquent, l’intérêt du conjoint est de choisir le plus tard possible, après s’être assuré de la prospérité de l’entreprise. S’il pense pouvoir être agréé par les associés (ce qui se conçoit dans une société familiale), il peut en effet caresser l’espoir de jouir tardivement des avantages de la qualité d’associé sans avoir encouru les risques correspondants. Pour cela, mieux vaut attendre que le divorce soit imminent, ou l’associé moribond…

L’intérêt de l’apporteur, au contraire, est d’encourager son conjoint à prendre position. Or cette faculté offerte par l’article 1832-2 du code civil est susceptible de faire l’objet d’une renonciation – qui, comme la jurisprudence l’a récemment indiqué, peut être tacite (Com. 21 sept. 2022, n° 19-26.203 FS-B, Dalloz actualité, 11 oct. 2022, obs. J. Delvallée ; D. 2022. 1838 , note B. Dondero ; ibid. 2023. 1922, obs. E. Lamazerolles et A. Rabreau ; ibid. 2060, obs. S. Godechot-Patris et C. Grare-Didier ; AJ fam. 2023. 165, obs. J. Casey ; Rev. sociétés 2023. 35, note A. Reygrobellet ; RTD civ. 2023. 147, obs. I. Dauriac ).

Tel était l’un des enjeux de l’arrêt. En l’espèce, le pourvoi affirmait que l’on se trouvait dans une zone grise : si l’épouse avait déclaré ne pas revendiquer la qualité d’associé, elle n’avait mentionné ni « renonciation », ni l’article 1832-2 du code civil. Qu’importe, répond la Cour de cassation : pareille déclaration vaut renonciation « claire et sans réserves » à revendiquer la qualité d’associé. En cela, l’arrêt s’inscrit dans la droite ligne de la jurisprudence antérieure, qui avait déjà statué ainsi (Com. 12 janv. 1993, n° 90-21.126 P, Rev. sociétés 1994. 55, note J. Honorat ). Cela peut être approuvé. Après tout, il ne faut pas jouer sur les mots : qui déclare « ne pas revendiquer » la qualité d’associé y renonce nécessairement. En effet, l’époux n’est pas tenu de se prononcer (ce que l’on peut regretter : ne faudrait-il pas offrir une action interrogatoire à l’apporteur ?). Si le conjoint sort du silence, c’est donc pour choisir.

L’irrévocabilité de la renonciation. Pour les mêmes raisons, la suite s’imposait : une fois décidée, la renonciation ne peut être qu’irrévocable – sans quoi elle serait tout simplement dépourvue d’effet. Aussi faut-il approuver la Cour de décider que le renonçant est lié par sa décision.

À l’issue de cet exposé, on comprend qu’il faille approuver doublement la Cour de cassation : d’abord d’avoir jugé que l’épouse avait renoncé à la qualité d’associé ; ensuite d’avoir précisé que cette décision était irrévocable. Seulement, le conjoint doit-il rester prisonnier de celle-ci lorsque toutes les personnes affectées acceptent d’en faire fi ? La Cour répond par la négative, ce qui représente le principal apport de l’arrêt.

La qualité d’associé octroyée par décision unanime des associés

Levée de la renonciation. Dans quelles conditions un époux peut-il être libéré de la renonciation qu’il avait décidée ?

À cet égard, deux certitudes s’imposent. Première certitude, accorder la qualité d’associé au conjoint ne peut être imposé ni aux associés (des clauses d’agrément pouvant être stipulées), ni à l’apporteur (qui verrait divisés de moitié les droits dont il disposait), ni à son conjoint lui-même (que l’on ne peut contraindre à devenir associé). Seconde certitude, en cas d’unanimité parfaite entre toutes ces personnes, il n’est aucune raison de refuser d’accéder à la demande. Puisque cela avait été le cas en l’espèce, la décision, en opportunité, mérite pleine approbation.

Pour autant, on peut regretter qu’une décision unanime des associés ait été érigée en exigence de principe. En effet, outre que cette décision ne devrait pas leur appartenir, la règle de l’unanimité risque de créer des blocages illégitimes.

Une décision des associés

Une confusion avec la décision d’agrément ? Exiger un accord unanime des associés procède d’une confusion entre deux décisions qu’il aurait mieux valu distinguer : celle de lever la renonciation, qui devrait n’appartenir qu’à l’apporteur, et celle d’agréer le conjoint, qui devrait n’appartenir qu’aux associés.

En effet, rappelons que l’article 1832-2 du code civil ne permet jamais d’imposer aux associés le compagnon de leur interlocuteur. Lorsque ce texte est invoqué après que le premier époux a été agréé, son conjoint fait l’objet d’un agrément distinct et individuel ; les associés sont donc libres de l’éconduire sans compromettre l’apport (sauf action en nullité pour défaut d’avertissement préalable). Certes, si l’agrément n’a pas encore été donné, les deux époux ne peuvent être agréés que l’un avec l’autre, comme un lot indivisible ; mais les associés n’en restent pas moins libres de refuser d’accorder cet agrément.

Dès lors, pourquoi devraient-ils consentir à la levée de la renonciation ? Elle serait pourtant sans effet à leur égard, autorisant seulement le conjoint à solliciter leur agrément. Une telle décision devrait donc n’appartenir qu’à l’apporteur lui-même. Beaucoup d’auteurs (ainsi que le 118e Congrès des notaires, comme le relevait le rapport de la conseillère référendaire), se prononcent d’ailleurs pour que les époux puissent librement transférer la qualité d’associé entre eux – ce qui leur permettrait de placer le conjoint dans une position proche de celle d’un croupier. On peut regretter que la Cour de cassation semble hostile à cette possibilité, en permettant aux associés de faire obstacle à une décision qui pourtant ne les affecte pas.

Une décision unanime

Blocage illégitime d’associés minoritaires. En outre, pourquoi la décision devrait-elle être adoptée à l’unanimité ?

Certes, cette exigence s’entend aisément dans une société en nom collectif, où aucun tiers ne peut entrer sans l’agrément unanime des associés ; le conjoint qui invoque l’article 1832-2 n’y fait d’ailleurs pas exception (Com. 18 nov. 2020, n° 18-21.797 P, D. 2020. 2342 ; Rev. sociétés 2021. 185, note E. Naudin ; RTD com. 2021. 155, obs. A. Lecourt ).

Mais cette exigence est loin de concerner toutes les sociétés. Dans un groupement agricole d’exploitation en commun, par exemple, les statuts peuvent n’exiger qu’une simple majorité qu’ils déterminent… ou même supprimer l’exigence de l’agrément si la cession est faite au conjoint d’un associé (C. civ., art. 1861, al. 2). Dès lors, pourquoi permettre à un associé, potentiellement minoritaire, de bloquer l’entrée d’un conjoint qu’il ne pourrait empêcher d’acquérir des parts ?

C’est à cet égard que la confusion entre la levée de la renonciation et l’agrément est la plus dommageable. Mais rassurons-nous, la question ne se posait pas en l’espèce ; espérons donc qu’un nouveau pourvoi offrira à la Cour l’occasion d’affiner cette solution !

 

Com. 19 juin 2024, FS-B, n° 22-15.851

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