Après plusieurs années à retenir son souffle, Decathlon obtient confirmation de la validité de son modèle de masque de plongée
Le 4 juin 2025, dans les affaires T-1060/23 et T-1061/23, le Tribunal de l’Union européenne a confirmé la validité de deux dessins ou modèles communautaires enregistrés pour le masque de plongée subaquatique « Easybreath » de Decathlon, rejetant ainsi le recours formé par la société allemande Delta-Sport Handelskontor GmbH (« Delta-Sport »).
Lancé en 2013, le masque Easybreath a rencontré un succès immédiat auprès des petits, comme des grands, amoureux des fonds marins.
Pour préserver ses droits sur ce masque, Decathlon a procédé à deux dépôts de dessins et modèles au niveau de l’Union européenne. Le premier représente le modèle de masque au trait en noir et blanc tandis que le deuxième reproduit des photographies/modèles en couleur.
- Modèle, objet de la demande de nullité n° 002340224‑0001 (aff. T‑1060/23)
- Modèle, objet de la demande de nullité n° 002526699‑0001 (aff. T‑1061/23)
Ce succès a logiquement suscité des convoitises chez la concurrence.
Le 31 mars 2021, la société allemande Delta-Sport Handelskontor GmbH (Delta-Sport) a déposé des demandes en nullité contre ces deux dessins ou modèles auprès de la division d’annulation de l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO).
Delta-Sport fait valoir, d’une part, que les caractéristiques essentielles des modèles contestés seraient exclusivement dictées par la fonction technique du produit concerné et, d’autre part, qu’ils sont dépourvus de caractère individuel, invoquant sur ce point une divulgation dans un dessin ou modèle antérieur issu d’une demande de brevet français FR 2 720 050 publié le 24 novembre 1995 (ci-après le « brevet français »).
Le 19 juillet 2022, la division d’annulation de l’EUIPO a rejeté la demande de Delta-Sport qui a saisi la chambre de recours laquelle a rejeté le recours au motif, d’une part, que la requérante n’avait pas démontré que l’ensemble des caractéristiques des modèles contestés avait été exclusivement dicté par la fonction technique du produit en cause et, d’autre part, que lesdits modèles étaient dotés d’un caractère individuel étant donné qu’ils présentaient notamment des différences significatives avec le brevet français.
Invoquant des moyens identiques, Delta-Sport a formé un nouveau recours devant le Tribunal de l’Union européenne qui, par deux arrêts rendus le même jour, confirme la validité des modèles de Decathlon aux termes d’une analyse très détaillée.
Sur le premier grief consistant à reprocher à l’Office d’avoir considéré que toutes les caractéristiques des modèles n’étaient pas exclusivement dictées par la fonction technique du produit
À l’appui de ses recours, Delta-Sport a fait valoir que la forme ovale arrondie du cadre du masque de plongée correspond à l’anatomie du visage humain garantissant un ajustement régulier et précis, ainsi qu’un large champ de vision et une fluidité optimale. Delta-Sport a aussi avancé que la fixation de la sangle pour la tête était uniquement conçue pour assurer un port sûr et confortable.
Les principaux arguments de Delta-Sport selon lesquels les dessins ou modèles sont dictés par leur fonction technique reposaient sur les éléments suivants :
- un brevet français antérieur, ainsi qu’un autre brevet européen et deux modèles d’utilité allemands qui montrent des masques de plongée à visage intégral ;
- le principe selon lequel la simple existence de dessins ou modèles alternatifs ne signifie pas que le dessin ou modèle en cause n’est pas dicté par des fonctions techniques (CJUE 8 mars 2018, DOCERAM, aff. C-395/16, D. 2018. 1566, obs. J.-C. Galloux et P. Kamina
; RTD eur. 2018. 866, obs. E. Treppoz
) ; - la discréditation d’une vidéo promotionnelle diffusée avant les demandes en nullité, ainsi que des déclarations du responsable du design montrant que le dessin ou modèle de Decathlon n’est pas dicté par des fonctions techniques ;
- le fait d’avoir écarté certaine des preuves fournies dont notamment des déclarations de Decathlon elle-même ;
- et le fait que ni les prix de design accordés au marque de plongée en cause, ni l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 28 janvier 2022 (Paris, 28 janv. 2022, n° 2020/04831) qui a rejeté une demande en nullité d’un dessin ou modèle identique aux modèles contestés ne démontrent que leurs caractéristiques essentielles sont imposées par des considérations autres que d’ordre technique.
Le Tribunal a procédé à une analyse en trois temps. Tout d’abord, il a identifié la fonction technique du masque, puis le Tribunal s’est attaché à analyser les caractéristiques de l’apparence du masque, enfin il a vérifié si ces caractéristiques sont exclusivement imposées par la fonction technique ou, en d’autres termes, si la nécessité de remplir cette fonction technique est le seul facteur ayant déterminé le choix par le créateur de ces caractéristiques.
Aux termes de son analyse, le Tribunal a confirmé les conclusions de l’EUIPO et de la chambre de recours, en retenant qu’au moins deux caractéristiques de l’apparence du masque (la forme ovale du cadre et celle de la fixation de la sangle de tête en X) n’étaient pas uniquement dictées par une fonction technique.
Pour parvenir à cette conclusion, le Tribunal a pris en compte plusieurs éléments de preuve, notamment des descriptions et des illustrations figurant dans les documents relatifs aux brevets et aux modèles d’utilité antérieurs, aux autres masques de plongée vendus par Decathlon et des tiers, à une vidéo promotionnelle et aux déclarations des responsables de la conception et du projet de Decathlon ainsi qu’à l’arrêt précité rendu par la Cour d’appel de Paris.
À propos de la décision DOCERAM, le Tribunal a rappelé que l’existence de formes alternatives réalisant la même fonction technique peut, et bien qu’elle ne soit pas déterminante, constituer une circonstance objective pertinente pour l’appréciation de cette question.
Sur la base d’une appréciation globale de l’ensemble de ces éléments, il en déduit que c’est sans commettre d’erreur d’appréciation que la chambre de recours a conclu que, au moins, la forme ovale du cadre du masque et la forme de la fixation de la sangle de tête des modèles contestés participaient d’un choix esthétique du créateur et n’étaient pas exclusivement dictées par la fonction technique du masque en cause.
Sur le second grief consistant à avoir retenu que les modèles contestés présentent un caractère individuel
Sur ce point, Delta-Sport faisait valoir que certains aspects des modèles contestés et celui du brevet français sont identiques (not., le cadre ovale du masque, la vitre frontale transparente sur toute la longueur, la « jupe » intérieure au-dessus de la bouche et du nez comportant une valve à droite et une à gauche ainsi que le tuba coudé à 45° avec un capuchon élargi) de sorte que l’impression d’ensemble produite sur l’utilisateur averti par le brevet français ne diffère pas de l’impression d’ensemble des modèles contestés, s’agissant de conceptions presque identiques.
Après avoir rappelé les conditions d’appréciation du caractère individuel d’un modèle en sens de l’article 6, § 1, sous b, du règlement (CE) n° 6/2002 du 12 décembre 2001, et de la jurisprudence, le Tribunal approuve la chambre de recours d’avoir identifié des différences suffisamment marquées entre les modèles en cause (dont la forme du cadre extérieur ovale, la sangle de tête en forme de X, la forme du capuchon du tuba, la présence d’une encoche sur le nez et la forme de la jupe intérieure) de nature à produire une impression globale différente sur l’utilisateur averti de celle du brevet français.
À propos des quatre éléments prétendument identiques allégués par Delta-Sport, le Tribunal a estimé, à l’instar de la chambre de recours, qu’ils présentent néanmoins des différences et, en tout état de cause, concernent des éléments normalement présents dans ce type de masque de sorte qu’ils ne sont pas suffisants pour conclure à une impression globale similaire entre ces dessins ou modèles.
Dans les deux décisions, le Tribunal a également reconnu que le créateur d’un masque de plongée doit tenir compte de contraintes fonctionnelles, telles que la possibilité de respirer, la visibilité sous l’eau et l’étanchéité. Il a toutefois également relevé que la liberté des créateurs était relativement élevée pour concevoir les aspects non fonctionnels du masque, telles que les formes exactes et les proportions de certains éléments, la couleur, les matériaux utilisés ou encore des éléments décoratifs.
Ce qu’il faut retenir
L’intérêt majeur de ces arrêts réside dans la clarification et l’application rigoureuse du critère de la « fonction technique » dans l’appréciation de la validité des dessins ou modèles communautaires. Le Tribunal confirme qu’un dessin ou modèle ne peut être annulé en vertu de l’article 8, § 1, du règlement (CE) n° 6/2002 que si toutes ses caractéristiques sont exclusivement dictées par la fonction technique, ce qui n’était pas le cas ici.
Il rappelle également utilement que le fait qu’une caractéristique réponde à une fonction technique n’exclut pas qu’elle puisse aussi résulter d’un choix esthétique. Il suffit qu’une seule caractéristique présente un tel choix pour préserver la validité du modèle.
Sur le plan contentieux, les décisions rappellent que la charge de la preuve incombe pleinement au demandeur en nullité et que l’existence de formes alternatives, même si elle n’est pas déterminante, reste un indice pertinent pour démontrer l’absence de contrainte technique exclusive.
Enfin, d’un point de vue plus factuel, il s’agit d’une victoire importante pour Decathlon qui, après plusieurs années de bataille judiciaire, voit consacré la validité de ces deux modèles. L’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 28 janvier 2022 à laquelle ces décisions font référence (dans le cadre d’un contentieux qui a opposé Decathlon aux sociétés Intersport et Phoenixgroup) a depuis été confirmé par la juridiction suprême en ce qu’elle a retenu que Decathlon justifiait de « la valeur économique identifiée et individualisé » de son modèle (Com. 26 juin 2024, n° 22-17.647, D. 2024. 1231
; ibid. 2137, obs. Centre de droit économique et du développement Yves Serra
; ibid. 2193, chron. C. Bellino, T. Boutié, C. Lefeuvre et G. Maigret
; Dalloz IP/IT 2024. 382, obs. Anne-Lisa Bofua
; ibid. 474, obs. J. Passa
; Légipresse 2024. 557, comm. V. Fauchoux, F. Dumont et J.-M. Bruguière
; RTD com. 2025. 48, obs. M. Chagny
). Decathlon bénéficie ainsi désormais d’un arsenal juridique sérieux pour faire boire la tasse à ceux qui souhaiteraient s’y frotter.
Trib. UE, 4 juin 2025, aff. T-1060/23
Trib. UE, 4 juin 2025, aff. T-1061/23
par Céline Cuvelier, Avocat associé chez Bcube
© Lefebvre Dalloz