Arrêt des poursuites individuelles et exequatur d'une sentence arbitrale

Une sentence rendue au mépris du principe d'égalité des créanciers et d'arrêt des poursuites individuelles par un tribunal arbitral constitué postérieurement à l'ouverture de la procédure collective ne peut être revêtue de l'exequatur sans méconnaître l'ordre public.

La rencontre entre l’institution de l’arbitrage – dont la logique est contractuelle – et le droit des procédures collectives – dont la logique est dirigiste, imprégnée d’ordre public économique directif et de compétences exclusives – est régulière en pratique et nourrit une jurisprudence suivie ces dernières années. La décision rendue par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 8 février 2023 en offre une illustration intéressante.

En l’espèce, une société française conclut deux contrats d’importation et de distribution avec une société italienne. À la suite de leur résiliation par cette dernière, la société française saisit la Chambre de commerce internationale (CCI) d’une demande d’arbitrage pour obtenir l’indemnisation du préjudice né, selon elle, de l’inexécution des contrats résiliés. Mais, quelques mois plus tard, cette même société française est placée en redressement judiciaire. Alors que la procédure collective est en cours, l’acte de mission désignant l’arbitre unique est signé par les parties de sorte que le tribunal arbitral n’est constitué que postérieurement au jugement d’ouverture. La société italienne déclare au passif une créance correspondant au solde de factures impayées, créance qui est contestée par le mandataire judiciaire. Le juge-commissaire, pour sa part, rend une ordonnance constatant l’existence de la procédure arbitrale en cours et renvoie le créancier déclarant à faire fixer sa créance dans le cadre de la procédure arbitrale. Saisi d’une demande reconventionnelle par le fournisseur italien, l’arbitre rend une sentence par laquelle il déboute la société française de sa demande de dommages et intérêts et la condamne à payer au fournisseur italien les factures impayées, ce montant étant majoré du remboursement des frais d’arbitrage, des frais juridiques et des dépens.

Un mois après, le tribunal de la procédure collective arrête le plan de redressement de la société française. Postérieurement à l’arrêté du plan, la sentence arbitrale est revêtue de l’exequatur par une ordonnance du président du tribunal de grande instance de Paris. Un appel est interjeté et la cour d’appel infirme l’ordonnance d’exequatur. Le fournisseur italien forme alors un pourvoi en cassation.

À l’appui de son recours, l’auteur du pourvoi soutient deux arguments. En premier lieu, la décision critiquée encourt selon lui la cassation en raison d’une violation du principe de non-contradiction au détriment d’autrui. En effet, la société française ne pouvait à la fois être demanderesse à la procédure arbitrale et soutenir pour s’opposer à l’ordonnance d’exequatur que la sentence arbitrale rendue ne devait pas produire d’effets ni lui être opposable en France. En deuxième lieu, l’auteur du pourvoi estime que, même si la sentence arbitrale litigieuse condamnait la société en procédure collective à payer la créance, cela ne constituait pas un obstacle à ce que l’exequatur ait un effet limité à sa reconnaissance et à son opposabilité, plus particulièrement afin que la créance du fournisseur soit inscrite au passif de la procédure collective, et ce conformément à l’ordonnance rendue par le juge-commissaire. La cour d’appel aurait donc violé les articles 1525 et 1520 du code de procédure civile, l’article L. 622-21 du code de commerce ainsi que l’ordre public international.

La Cour de cassation balaye le premier moyen, estimant qu’il n’est pas manifestement de nature à entraîner la cassation. S’agissant du deuxième, la haute juridiction rappelle que le « principe de l’arrêt des poursuites individuelles, qui relève de l’ordre public international, interdit, après l’ouverture de la procédure collective du débiteur, la saisine d’un tribunal arbitral par un créancier dont la créance a son origine antérieurement au jugement d’ouverture et impose à ce créancier de déclarer sa créance et de se soumettre, au préalable, à la procédure de vérification des créances ». La Cour de cassation considère donc que c’est à bon droit que les juges du fond ont infirmé l’ordonnance d’exequatur de la sentence ayant condamné la société débitrice au paiement de diverses sommes, cette sentence ne pouvant être revêtue de l’exequatur sans méconnaître l’ordre public international.

Le rejet du premier moyen ne surprend pas. La loyauté procédurale du contradicteur importait peu dès lors que les dispositions du droit des entreprises en difficulté concernées revêtent un caractère d’ordre public. Mais le rejet du second moyen n’était pas évident. En effet, la Cour de cassation avait déjà eu à traiter d’une affaire semblable (Com. 12 nov. 2020, n° 19-18.849 P, Dalloz actualité, 24 déc. 2020, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2020. 2286  ; ibid. 2484, obs. T. Clay  ; ibid. 2021. 1736, obs. F.-X. Lucas et P. Cagnoli  ; ibid. 1832, obs. L. d’Avout, S. Bollée et E. Farnoux  ; Rev. crit. DIP 2022. 63, note E. Farnoux  ; RTD civ. 2021. 486, obs. N. Cayrol  ; RTD com. 2021. 192, obs. A. Martin-Serf  ; ibid. 555, obs. E. Loquin  ; Gaz. Pal. 12 janv. 2021, n° 394p7, p. 53, note G.C. Giorgini). Elle avait alors jugé que l’exequatur de la sentence arbitrale – rendue certes antérieurement à l’ouverture de la procédure collective – ne pouvait rendre exécutoire la condamnation du débiteur au paiement de sommes d’argent, mais permettait de faire reconnaître le droit de créance du créancier. En somme, la haute juridiction avait admis que l’exequatur puisse avoir un effet limité à la seule reconnaissance et opposabilité de la sentence arbitrale, effet essentiel pour le créancier souhaitant que sa créance soit ensuite fixée au passif de la procédure.

Application du principe de l’arrêt des poursuites individuelles à l’arbitrage

Pour comprendre la solution, il convient de rappeler qu’en vertu du principe de l’arrêt des poursuites individuelles, le jugement d’ouverture interrompt ou interdit toute action en justice de la part des créanciers dont la créance n’est pas une créance postérieure méritante (v. C. com., art. L. 622-1, I) et tendant à la condamnation du débiteur au paiement d’une somme d’argent ou à la résolution d’un contrat pour défaut de paiement de somme d’argent (C. com., art. L. 622-21). De même, le jugement d’ouverture arrête ou interdit toute procédure d’exécution de la part de ces créanciers, tant sur les meubles que sur les immeubles, ainsi que toute procédure de distribution n’ayant pas produit un effet attributif avant le jugement d’ouverture.

Ce principe est d’ordre public à la fois interne et international et s’applique à toutes les juridictions quelles qu’elles soient, étatiques ou non. S’agissant des juridictions étatiques, l’arrêt des poursuites individuelles doit être soulevé d’office et constitue une fin de non-recevoir (Com. 1er juill. 2020, n° 19-11.658 NP). En raison de sa fonction au sein de la discipline collective, sa force impérative est d’ailleurs telle qu’il s’applique même en cas de fraude du débiteur (Com. 6 juin 2018, n° 16-23.996, Dalloz actualité, 3 juill. 2018, obs. X. Delpech ; D. 2018. 1254  ; RTD com. 2018. 771, obs. A. Martin-Serf  ; ibid. 1017, obs. A. Martin-Serf  ; Gaz. Pal. 9 oct. 2018, n° 331z4, p. 76, note P.-M. Le Corre).

En cas de rencontre entre procédure collective et procédure arbitrale, plusieurs hypothèses doivent donc être envisagées. Si l’instance arbitrale n’est pas en cours au jour de l’ouverture de la procédure collective, le créancier doit se soumettre au préalable à la procédure de vérification des créances avant de pouvoir saisir le tribunal arbitral. Si l’instance est en cours, elle est interrompue par l’ouverture de la procédure collective et pourra se poursuivre après que le créancier ait déclaré sa créance au passif de la procédure et mis en cause les mandataires de justice (v. en ce sens, Com. 2 juin 2004, n° 02-13.940, Gaussin [Sté] c. Alstom Power Turbomachines [Sté], D. 2004. 1732 , obs. A. Lienhard  ; ibid. 3184, obs. T. Clay  ; RTD com. 2004. 439, obs. E. Loquin  ; ibid. 808, obs. A. Martin-Serf ). En contrepartie, les délais impartis à peine de déchéance ou de résolution des droits seront interrompus (C. com., art. L. 622-21, III). Le tribunal arbitral ne pourra alors que fixer le montant de la créance, mais le juge-commissaire demeurera compétent pour apprécier si la créance a été régulièrement déclarée (Com. 10 mai 2000, n° 96-22.247 NP). Enfin, si le tribunal arbitral a déjà rendu sa décision avant l’ouverture de la procédure collective, le créancier devra déclarer sa créance au passif et pourra solliciter l’exequatur sans avoir à attendre que le juge-commissaire l’y invite. L’effet de l’exequatur sera alors limité à la seule reconnaissance et opposabilité.

Introduction de l’arbitrage et instance arbitrale

La difficulté essentielle était donc d’apprécier l’état de l’instance arbitrale au moment de l’ouverture de la procédure collective. En l’espèce, la procédure arbitrale était soumise au règlement d’arbitrage CCI. Or, par un récent arrêt du 5 octobre 2022, la Cour de cassation avait pu décider que, « lorsqu’une partie désire avoir recours à l’arbitrage selon ce règlement, elle doit soumettre sa demande d’arbitrage au secrétariat, dont la date de réception est considérée être celle d’introduction de l’arbitrage » (Com. 5 oct. 2022, n° 20-22.409, Dalloz actualité, 13 oct. 2022, obs. J.-L. Vallens ; D. 2022. 1752  ; BJE nov. 2022, n° BJE200v3, note. L.-C. Henry). Dans le prolongement de cette jurisprudence, la haute juridiction aurait donc pu retenir que l’instance arbitrale était déjà en cours au sens de l’article L. 622-22 du code de commerce dès lors que l’arbitrage avait bien été introduit antérieurement au jugement d’ouverture de la procédure collective en application des dispositions spéciales du règlement CCI. Pourtant ce n’est pas la solution retenue par la Cour de cassation.

Par conséquent, la date d’introduction de l’arbitrage ne correspond pas nécessairement à la date à laquelle l’instance arbitrale est en cours. La première revêt un intérêt pour l’application des dispositions de l’article R. 624-5 du code de commerce, la deuxième pour l’application de celles de l’article L. 622-22. Au sens de ces dernières, l’instance arbitrale est en cours seulement lorsque le tribunal arbitral est déjà constitué – ce qui implique que tous les arbitres aient accepté leur mission – mais n’a pas rendu sa sentence au moment de l’ouverture de la procédure collective (v. P.-M. Le Corre, Droit et pratique des procédures collectives, 12e éd., Dalloz Action, 2023-2024, n° 422.331). Effectivement, tel n’était pas le cas en l’espèce.

Dès lors, comme le rappelle la haute juridiction, le créancier aurait dû se « soumettre au préalable à la procédure de vérification des créances ». En pratique, le créancier ne pouvait donc que déclarer sa créance. Il revenait alors au juge-commissaire de se déclarer incompétent en considération de la prorogation de compétence résultant de la clause compromissoire applicable et d’inviter le plaideur le plus diligent à saisir le juge compétent, c’est-à-dire le tribunal arbitral (C. com., art. R. 624-5, al. 1er).

La solution est logique, mais particulièrement rigoureuse à l’égard du créancier déclarant car, faut-il le rappeler, le juge-commissaire avait rendu en l’espèce une ordonnance constatant – certes à tort – l’existence d’une instance arbitrale en cours au jour du jugement d’ouverture. Comme l’Avocat général l’y avait invitée (v. L. C. Henry, avis av. gén. n° B2115771), la Cour de cassation aurait pu écarter les seuls effets de la sentence violant directement l’ordre public international, c’est-à-dire en l’espèce écarter la reconnaissance en France de la force exécutoire de la condamnation du débiteur au paiement de sommes d’argent, mais maintenir l’effet de reconnaissance du droit de créance. La rigueur de la solution s’explique sans doute par le fait que le principe d’arrêt des poursuites individuelles s’inscrit dans le cadre de la discipline collective et a pour objet d’organiser le respect de l’égalité des créanciers. Ainsi, admettre un effet, même partiel, de l’exequatur aurait entériné la violation des règles procédurales strictes qui constituent à la fois la raison et la raison d’être de la procédure collective.

À l’occasion de la décision du 12 novembre 2020 (G.C. Giorgini, Arrêt des poursuites individuelles et exequatur d’une sentence arbitrale étrangère, art. préc. ; Gaz. Pal. 12 janv. 2021, n° 394p7, p. 53) nous avions formulé l’hypothèse que le principe de l’arrêt des poursuites individuelles puisse relever d’un ordre public transnational (sur cette notion et son application à l’arbitrage, v. not. J.-B. Racine, Droit de l’arbitrage, PUF, 2017, p. 509 s., nos 800 s.) justement en considération de sa relation au principe d’égalité des créanciers dont on peut considérer qu’il relève de l’ordre public transnational des procédures collectives (en ce sens, v. déjà G.C. Giorgini, Méthodes conflictuelles et règles matérielles dans l’application des « nouveaux instruments » de règlement de la faillite internationale, préf. D. Vidal, Dalloz, coll. « Nouvelle Bibliothèque de thèses », vol. 53, 2006, p. 427 s., nos 806 s.). La Cour de cassation aurait-elle été guidée par les mêmes considérations puisqu’elle vise expressément l’égalité des créanciers dans sa décision ? Cette hypothèse méritera d’être confirmée ou infirmée.

 

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