Articulation des motifs absolus de nullité et preuve de la mauvaise foi

Les motifs de nullités étant autonomes et non exclusifs, la mauvaise foi du déposant peut être caractérisée en tenant compte des éléments qui pourraient être retenus dans le cadre d’une action en nullité fondée sur l’article 7, § 1, sous e), ii, du règlement (CE) n° 207/2009 et ce, même si cette action ne peut prospérer.

La société CeramTec, située en Allemagne, fabrique et distribue des composants céramiques techniques utilisés pour former des prothèses de hanche ou de genou par les fabricants de prothèses médicales qui sont ensuite vendues aux hôpitaux ou chirurgiens orthopédiques. Elle était titulaire d’un brevet européen, expiré le 5 août 2011, portant sur un matériau composite céramique.

Le 23 août 2011, CeramTec a déposé trois demandes de marque de l’Union européenne portant sur une marque de couleur couvrant une variante de la couleur rose (MUE n° 010214195), une marque figurative représentant une bille de couleur rose (MUE n° 010214112), ainsi qu’une marque tridimensionnelle qui revendique la même couleur rose (MUE n° 010214179), toutes enregistrées en 2013.

En décembre 2013, la société CeramTec introduit une action en contrefaçon et en concurrence parasitaire à l’encontre de Coorstek, société américaine qui a pour activité la fabrication de composants médicaux en céramiques techniques avancées, notamment pour des prothèses articulaires de hanche et dorsale, au motif que celle-ci commercialisait un produit reproduisant la couleur rose caractéristique de ses propres produits. En défense, Coorstek introduit une demande reconventionnelle en nullité des trois marques de Ceramtec.

La Cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 25 juin 2021, a fait droit à la demande de la société américaine et prononcé la nullité des trois marques au motif qu’au moment du dépôt des demandes d’enregistrement, la société Ceramtec était convaincue de l’effet technique de l’oxyde de chrome pour garantir la dureté et la résistance des billes de céramique. Précision faite que la couleur rose des billes résultait de la proportion d’oxyde de chrome dans la céramique. De fait, Ceramtec avait voulu prolonger le monopole qu’elle détenait sur la solution technique protégée auparavant par son brevet, expiré avant la date de dépôt de ses demandes d’enregistrement.

La Cour retient que, par ces dépôts, la société Ceramtec avait eu l’intention d’obtenir un droit exclusif à des fins autres que celles relevant de la fonction d’une marque. La Cour de cassation, saisie sur pourvoi par Ceramtec, décide de surseoir à statuer afin de poser trois questions préjudicielles à la Cour de justice relatives à l’interprétation et à l’articulation des articles 7, § 1, sous e), ii, et 52, § 1, sous b), du règlement n° 207/2009 (Règl. [CE] n° 207/2009 du Conseil du 26 févr. 2009 sur la marque communautaire, JOCE 24 mars ; abrogé et repris en substance par le Règl. [UE] n° 2017/1001 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2017 sur la marque de l’Union européenne, JOUE 16 juin).

Par sa première question, la juridiction de renvoi demandait, en substance, si les deux motifs de refus étaient autonomes et exclusifs l’un de l’autre. La deuxième question portait sur le point de savoir si, dans l’hypothèse telle que celle en l’espèce, dans laquelle une marque a été déposée à l’expiration d’un brevet, la mauvaise foi du demandeur pouvait être étayée en se fondant uniquement sur l’opinion de ce demandeur quant à l’aptitude de ce signe à exprimer la solution technique antérieurement protégée par ce brevet, et cela indépendamment du point de savoir si ledit signe est constitué exclusivement par la forme du produit nécessaire à l’obtention d’un résultat technique. La troisième question visait, enfin, à savoir si la mauvaise foi pouvait être appréciée sur le fondement de circonstances survenues postérieurement au dépôt de la demande d’enregistrement.

Sur le caractère autonome et exclusif des motifs absolus de nullité

La Cour de justice de l’Union européenne répond par la positive à la première question. Elle relève que si les motifs de refus prévus aux articles 7, § 1, sous e), ii, et 52, § 1, sous b), du règlement (CE) n° 207/2009 partagent le même objectif, à savoir contribuer à une concurrence non faussée au sein de l’Union (pt 40), ils remplissent des finalités différentes. L’article 7, § 1, sous e), ii), permet d’empêcher que le droit exclusif et permanent conféré par une marque puisse servir à perpétuer, sans limitation dans le temps, d’autres droits que le législateur de l’Union a voulu soumettre à des délais de péremption (pt 43), tandis que la cause de nullité absolue prévue à l’article 52, § 1, sous b), du règlement vise à sanctionner la déloyauté du titulaire lors de sa demande d’enregistrement et non pas un défaut de la marque elle-même (pt 45).

Il en découle que les deux motifs sont autonomes : la qualification de mauvaise foi n’exige pas de constater que le signe en cause est également constitué exclusivement par la forme du produit nécessaire à l’obtention d’un résultat technique (pt 46). La solution en sens inverse est déjà connue en ce qui concerne l’articulation entre le motif absolu fondé sur la déceptivité et la mauvaise foi – l’absence de caractère trompeur n’emportant pas, de facto, absence de mauvaise foi (Trib. UE, 29 juin 2022, La Irlandesa, aff. T-306/20).

Pour terminer sur ce point, la Cour ajoute qu’il en résulte que ces motifs ne s’excluent pas mutuellement (pt 50). En effet, le juge peut analyser, en fonction des particularités de l’espèce, l’une, l’autre ou les deux causes de nullité (pt 49).

Sur la preuve de la mauvaise foi

S’agissant de la deuxième question, la Cour de justice répond également par la positive. Elle retient que pour prononcer la mauvaise foi du déposant il convient de rechercher son intention réelle sur la base de l’ensemble des circonstances factuelles pertinentes (pt 63). Elle précise par ailleurs qu’il ne ressort pas des dispositions de l’article 52, § 1, sous b), qu’il faille écarter des circonstances de fait qui permettraient d’apprécier la mauvaise foi du déposant (pt 58). Ainsi, pour apprécier la mauvaise foi du déposant, la Cour énonce que peut être pris en compte le fait que celui-ci ait tenté de prolonger le monopole sur une solution technique protégée auparavant par brevet.

Dans ce cadre, l’opinion du demandeur quant à l’aptitude du signe à exprimer, intégralement ou en partie, la solution technique est un élément susceptible d’étayer l’existence d’une intention d’empêcher les concurrentes de pénétrer le marché que le demandeur a dominé grâce à son brevet. Selon la Cour, cette opinion constitue un indice pertinent aux fins de démontrer l’intention non conforme aux usages honnêtes dans la vie des affaires du demandeur (pt 60).

Cette hypothèse serait valable aussi bien lorsque les circonstances factuelles permettraient de caractériser pleinement le motif absolu de refus d’enregistrement prévu à l’article 7, § 1, sous e), ii), du règlement (CE) n° 207/2009 que si elles seraient insuffisantes, les deux causes de nullités étant, selon la réponse à la première question préjudicielle posée à la Cour, autonomes et non exclusives (pt 61). Dès lors, peuvent être pris en compte les éléments qui seraient retenus dans le cadre d’une action fondée sur l’article 7, § 1, sous e), ii), quand bien même le signe en cause ne serait pas constitué exclusivement par la forme du produit nécessaire à l’obtention d’un résultat technique (pt 62).

Suivant l’exposé de l’avocat général, la Cour ajoute que pour évaluer l’éventuelle existence de la mauvaise foi du demandeur, peuvent être prise en considération la nature de la marque contestée, l’origine du signe en cause et son utilisation depuis sa création, la portée du brevet expiré, la logique commerciale dans laquelle s’inscrit le dépôt de la demande d’enregistrement de la marque contestée et la chronologie des événements ayant caractérisé ce dépôt (pt 63). Elle précise que le fait que la marque puisse remplir sa fonction d’identité d’origine ne suffit pas à en écarter la nullité qui peut être prononcée si la preuve est rapportée que l’enregistrement a été demandé avec l’intention de porter atteinte, d’une manière non conforme aux usages honnêtes, aux intérêts de tiers (pt 64). La mauvaise foi du déposant peut, dès lors, être étayée en se fondant, notamment, sur l’opinion du demandeur quant à l’aptitude du signe litigieux à exprimer, intégralement ou partiellement, la solution technique protégée par son brevet expiré à la date de la demande d’enregistrement, et cela indépendamment du point de savoir si le signe est constitué exclusivement par la forme du produit nécessaire à l’obtention d’un résultat technique, au sens de l’article 7, § 1, sous e), ii), du règlement (CE) n° 207/2009.

Enfin, la Cour de justice répond négativement à la dernière question. L’appréciation globale du motif absolu de nullité tiré de la mauvaise foi du demandeur implique de prendre en considération tous les éléments factuels pertinents. Tout comme les autres motifs absolus de nullité, cette appréciation doit se faire en se plaçant au moment du dépôt de la demande d’enregistrement. Néanmoins, la jurisprudence a admis que des éléments mêmes postérieurs au dépôt peuvent être pris en considération lorsque ceux-ci permettent d’informer le juge sur l’intention du demandeur au moment du dépôt (Trib. UE, 29 juin 2022, aff. T-306/20, préc., pt 54). Toutefois, un élément dont le demandeur n’a eu connaissance que postérieurement au dépôt de la demande d’enregistrement de la marque en cause n’est, en toute logique, pas de nature à modifier la perception que ce demandeur avait au moment du dépôt (pt 72). Ainsi, le fait que Ceramtec n’ait découvert qu’a posteriori que l’inclusion d’oxyde de chrome dans ses produits n’avait pas d’effet technique ne saurait être pertinent pour établir la perception de CeramTec ab initio (pt 75).

En conséquence, la Cour conclut, en accord avec sa jurisprudence, que la mauvaise foi ne peut être appréciée sur le fondement de circonstances survenues postérieurement au dépôt de la demande d’enregistrement. La Cour fait ici preuve de pragmatisme : le demandeur ne peut se targuer d’un fait dont il n’avait pas connaissance au moment du dépôt pour témoigner de son état d’esprit à ce même instant.

Cet arrêt de la Cour de justice rendu sur question préjudicielle vient renforcer une nouvelle fois la place grandissante de la mauvaise foi parmi les motifs absolus de nullité. Un signe, bien qu’exempt de vice en soi et remplissant sa fonction d’identité d’origine, ne saurait permettre au titulaire de contourner les règles du système de propriété intellectuelle telles que pensées par le législateur de l’Union et par là, fausser par déloyauté le jeu de la concurrence.

 

CJUE 19 juin 2025, CeramTec GmbH c/ Coorstek Bioceramics LLC, aff. C‑17/24

par Chloé Piedoie, Assistante-chercheure, Doctorante au CEIPI, Membre du laboratoire de recherche du CEIPI (UR 4375)

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