Articulation entre procédures d’insolvabilité principale et secondaire

La Cour de justice apporte d’utiles précisions au domaine d’application de la loi d’ouverture d’une procédure d’insolvabilité secondaire, à la détermination de la masse des actifs dépendant de cette procédure et, enfin, aux pouvoirs reconnus aux praticiens des procédures principale et secondaire.

Par son arrêt du 18 avril 2024, la Cour de justice met fin à une période relativement calme en matière de droit de l’insolvabilité, et ce, de manière remarquable.

En l’espèce, la Cour avait été saisie de quatre questions préjudicielles dans deux affaires distinctes qui ont été jointes, car elles s’inscrivent toutes dans le cadre du traitement des difficultés de la société de droit allemand Air Berlin.

Cette société avait bénéficié d’une procédure d’insolvabilité principale ouverte en Allemagne par une décision du 1er novembre 2017. Les affaires jointes procédaient toutes de litiges concernant les salariés d’Air Berlin en Espagne, licenciés à la suite de la cessation totale d’activité de leur employeur, une procédure secondaire étant ouverte en Espagne par la suite.

Dans la première affaire (C-765/22), les salariés – titulaires de créances d’indemnisation résultant de l’annulation de leurs licenciements par les juridictions espagnoles – critiquaient le rang qui leur était accordé dans le cadre de la procédure secondaire par application de la loi allemande (loi d’ouverture ou lex fori concursus de la procédure principale). Or les décisions des autorités espagnoles fixant leurs créances avaient été rendues au cours de la période séparant l’ouverture de la procédure principale de l’ouverture de la procédure secondaire. Aussi, la question de l’articulation des deux lois applicables se posait-elle.

Dans la seconde affaire (C-772/22), les salariés reprochaient au praticien de la procédure principale d’avoir déplacé, antérieurement à l’ouverture de la procédure secondaire espagnole, des liquidités représentant presqu’un million d’euros localisées en Espagne et ce alors que ces mêmes salariés bénéficiaient déjà d’une saisie conservatoire sur les actifs et droits d’Air Berlin en Espagne. Ces salariés avaient donc saisi les juridictions espagnoles d’une action révocatoire de l’acte de transfert des fonds vers l’Allemagne. Cette situation soulevait donc trois questions : la détermination des actifs dépendant de la procédure d’insolvabilité secondaire ; la détermination de l’étendue des pouvoirs du praticien de la procédure principale en matière de transfert d’actifs localisés sur le territoire d’un autre État membre que celui dans lequel il a été désigné et, enfin, la possibilité ou non d’exercer une action révocatoire dans le cadre de la procédure secondaire contre un acte accompli par le praticien de la procédure principale.

Domaine d’application de la loi d’ouverture de la procédure d’insolvabilité secondaire

À la première question, la Cour répond que la loi de l’État d’ouverture de la procédure d’insolvabilité secondaire s’applique au sort des seules créances nées après l’ouverture de cette procédure, et non au sort des créances nées entre l’ouverture de la procédure d’insolvabilité principale et celle de la procédure d’insolvabilité secondaire.

Cette solution découle de la lettre même des dispositions du règlement (UE) n° 2015/848 du 20 mai 2015 (REI). Pour mémoire, cet instrument pose à son article 7, § 1, le principe d’application à la procédure d’insolvabilité de la lex fori concursus. Ce principe est complété au paragraphe 2 du même article par une liste non limitative des questions soumises à ce titre à la loi d’ouverture. Or, le REI précise notamment que cette loi détermine les créances à produire au passif et le sort des créances nées après l’ouverture de la procédure d’insolvabilité (art. 7, § 2, g) et régit la production, la vérification et l’admission des créances (art. 7, § 2, h). L’article 35 réitère le principe posé en matière de procédure secondaire. Cette règle de conflits de lois, universelle en la matière, permet d’assurer la cohérence, l’intégrité et l’efficacité de chaque procédure d’insolvabilité ouverte. Par conséquent, la lex fori concursus de la procédure espagnole déterminait en l’espèce le sort des créances nées après l’ouverture de cette procédure, la lex fori concursus de la procédure principale déterminant seule le sort des créances salariales litigieuses, nées postérieurement à l’ouverture de la procédure principale mais antérieurement à l’ouverture de la procédure secondaire.

Certes, l’empire de la lex fori concursus n’est pas absolu dans le REI. Ainsi, son article 13 prévoit que la loi applicable aux contrats de travail en cours régit les effets de la procédure d’insolvabilité sur ces contrats. En soumettant ces effets à un droit prévisible pour les travailleurs (ce droit étant déterminé, dans la plupart des hypothèses, par application des dispositions du règl. [CE] n° 593/2008, dit « règlement Rome I »), cette disposition vise indéniablement à protéger leurs intérêts, mais de manière abstraite. Une protection substantielle aurait impliqué que la règle de conflit désigne la loi dont l’application effective protège mieux les intérêts des salariés concernés. Ce qui n’est pas le cas dans l’instrument. C’est donc en vain que les salariés avaient critiqué le titre d’application de chacune des lois d’ouverture en relevant que leur application concrète avait pour résultat de leur accorder un rang moins avantageux.

Par ailleurs, la Cour précise que la dérogation à la lex fori concursus prévue en matière de contrats de travail à l’article 13 précité est d’interprétation stricte. Si le fondement invoqué ne nous convainc pas – la Cour affirmant simplement « qu’il convient d’interpréter de manière stricte les termes d’une disposition dérogeant à un principe », alors qu’à notre sens toute dérogation à un principe doit être interprétée à la lumière de la finalité qui a présidé à son édiction – la solution doit être approuvée en l’espèce car elle permet d’assurer la cohérence de la hiérarchie des créances dans chaque procédure même si elle porte atteinte à l’égalité des créanciers à l’échelle du traitement global des difficultés du débiteur (v. R. Bork et K. Van Zwieten (éd.), Commentary on the European Insolvency Regulation, 2e éd., Oxford University Press, 2022, p. 258 s., nos 7.47 s.).

Enfin, il convient de noter que les effets de la procédure d’insolvabilité secondaire prévus par sa loi d’ouverture sont limités aux actifs du débiteur qui se trouvent, à la date de l’ouverture de cette procédure, sur le territoire de l’État membre où la procédure secondaire a été ouverte. Mais l’article 45 permet aux créanciers ayant déjà déclaré dans une procédure secondaire de déclarer aussi au passif de la procédure principale.

Détermination de la masse des actifs dépendant de la procédure d’insolvabilité secondaire

À la deuxième question, la Cour répond que la masse des actifs situés dans l’État d’ouverture de la procédure d’insolvabilité secondaire est uniquement constituée des actifs qui se trouvent sur le territoire de cet État membre au moment de l’ouverture de cette procédure. Réciproquement, elle n’inclut pas les actifs qui se trouvaient sur le territoire dudit État membre lorsque la procédure d’insolvabilité principale a été ouverte et qui ont, dans l’intervalle, été déplacés par le praticien de la procédure principale.

L’interprétation de la Cour se fonde sur une lecture croisée des dispositions du REI, notamment de ses articles 3, § 2 (compétence juridictionnelle en matière d’ouverture d’une procédure secondaire), 21 (pouvoirs du praticien de l’insolvabilité) et 36 (faculté pour le praticien de la procédure principale de prendre un engagement unilatéral afin d’éviter l’ouverture d’une procédure secondaire).

La solution doit être approuvée puisque la procédure secondaire ne constitue pas une simple exception à l’effet universel de la procédure principale en faveur notamment de la protection des intérêts locaux, mais demeure hiérarchiquement subordonnée à la procédure principale (v. not., G.-C. Giorgini, Droit des entreprises en difficulté 2020-2021, 3e éd., Gualino, 2020, p. 572 s., nos 2083 s.). La théorie de l’universalité limitée, au cœur des dispositions de règlements européens, et ses promesses en termes d’efficience économique commande le respect de cette architecture.

Pour mémoire, le REI pose à l’article 2, § 9, les critères permettant de localiser les biens, en fonction de leur nature. La date à prendre en considération est celle à laquelle la décision d’ouverture prend effet, que cette décision soit définitive ou non.

Étendue du pouvoir du praticien de la procédure d’insolvabilité principale de déplacer des actifs localisés sur le territoire d’un autre État membre

À la troisième question, la Cour répond de manière très nette que le praticien de l’insolvabilité désigné dans le cadre de la procédure principale peut déplacer les actifs du débiteur hors du territoire d’un État membre autre que celui de la procédure d’insolvabilité principale, même s’il a connaissance de l’existence, d’une part, de créances de travail détenues par des créanciers locaux sur le territoire de cet autre État membre, reconnues par des décisions de justice, et, d’autre part, d’une saisie conservatoire d’actifs décidée par une juridiction du travail de ce dernier État membre.

Aussi, le praticien de la procédure principale peut-il exercer le pouvoir de transférer les actifs aussi longtemps qu’une procédure secondaire n’a été ouverte sur le territoire de l’État concerné (REI, art. 21). La seule limite qui s’impose à lui est de respecter les droits réels existants (art. 8, comportant une liste limitative de ces « droits réels ») et les réserves de propriété (art. 10) (sur ces dispositions, v. not., P.-M. Le Corre, Droit des procédures collectives, 12e éd., Dalloz Action, 2023-2024, nos 094.621 s.).

Mais cette limite – édictée afin de protéger la confiance légitime et la sécurité des transactions dans des États membres différents de celui d’ouverture – est en pratique réduite. Plus particulièrement, elle n’a pour effet d’exclure systématiquement les biens grevés du périmètre de la procédure d’insolvabilité principale. Ainsi, la doctrine reconnaît que le praticien de la procédure principale peut parfaitement transférer ces actifs tout en étant tenu de respecter les droits réels qui ont été constitués (v. déjà, P. Filipiak et A. Hrycaj (éd.), European Insolvency Proceedings – Commentary on Régulation (EU) 2015/848 of the European Parliament and of the Council of 20 May 2015 on Insolvency Proceedings (Recast), Wolters Kluwer, 2022, p. 221, n° 10).

Dans cette même perspective, la Cour formule une utile précision. Elle relève qu’en vertu de l’article 21, § 2, du REI, le praticien de la procédure secondaire dispose de deux actions. Pour les actifs transférés après l’ouverture de la procédure secondaire, il peut faire valoir ce transfert afin de réintégrer lesdits actifs dans la masse de la procédure dont il a la charge. Pour les actifs transférés avant l’ouverture de la procédure secondaire, il a la faculté d’exercer les actions révocatoires prévues par la lex fori concursus de cette procédure.

Exercice par le praticien de la procédure d’insolvabilité secondaire d’une action révocatoire à l’encontre d’un acte accompli par le praticien de la procédure principale

La dernière question concernait la possibilité pour le praticien de l’insolvabilité de la procédure secondaire d’exercer une action révocatoire contre un acte accompli par le praticien de la procédure principale. La difficulté était ici que les actions exercées ne visaient pas un acte du débiteur ou un acte du praticien accompli en son nom mais un acte accompli dans le cadre des pouvoirs propres du praticien, conférés par l’article 21 du REI.

La catégorie des « actions révocatoires » recouvre en droit international privé les actions – connues de tous les régimes d’insolvabilité – tendant à rétablir l’application du principe d’égalité des créanciers en annulant une opération qui lui a porté atteinte avant l’ouverture de la procédure. Ces opérations relèvent schématiquement de deux catégories : les actes paupérisateurs qui réduisent le gage général des créanciers ; les actes qui améliorent de manière illégitime la situation d’un créancier au détriment des autres. En droit français, ces actions correspondent aux nullités de la période suspecte.

Ici encore, la Cour répond par l’affirmative à la question posée. Les actions révocatoires sont soumises à la loi de l’État d’ouverture de la procédure dans le cadre de laquelle ces actions sont exercées (art. 7, § 2, m), même si les actes litigieux peuvent être sauvés par l’effet des dispositions de l’article 16. Mais l’article 21, § 2 du REI ne circonscrit par le cercle des auteurs des actes préjudiciables à l’ensemble des créanciers visés par l’action révocatoire. De plus fort, aucune limitation en l’espèce ne se justifie dès lors que l’objectif est justement de protéger, dans le cadre de la procédure secondaire, les intérêts locaux.

Un élément de droit comparé doit être relevé. En l’espèce, les actions révocatoires en cause avaient été engagées par les créanciers eux-mêmes et non par le praticien de la procédure secondaire. Cela résulte de l’application du droit espagnol en tant que lex fori concursus. En effet, le droit espagnol (art. 231, 232 et 238 de la Ley concursal dans sa version résultant du Real Decreto Legislativo 1/2020 du 5 mai 2020) donne compétence au praticien pour exercer toutes actions dans l’intérêt collectif, en ce y compris les actions révocatoires. Cependant, en cas d’inaction pendant un délai de deux mois courant à partir de la demande écrite des créanciers, il prévoit que ces derniers puissent avoir qualité à exercer directement l’action.

Enfin, et quoique pour justifier ses interprétations la Cour de justice se soit parfois appuyée sur des dispositions propres au règlement (UE) 2015/848, les solutions dégagées devraient s’appliquer aussi aux procédures soumises au règlement (CE) n° 1346/2000 dès lors que les dispositions faisant l’objet des questions préjudicielles sont demeurées substantiellement inchangées entre les deux instruments.

 

CJUE 18 avr. 2024, Luis Carlos e.a., aff. jtes C-765/22 et C-772/22

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