Assujettissement à cotisations de sécurité sociale des pourboires centralisés par l’employeur
Les sommes volontairement remises à titre de pourboires par les clients à destination du personnel en contact avec la clientèle sont soumises à cotisations sociales dès lors qu’elles sont remises à l’employeur pour qu’il les reverse au personnel.
« Les lois doivent être adaptées au caractère, aux habitudes, à la situation du peuple pour lequel elles sont faites »… Il n’était certainement pas indispensable, pour commenter froidement un arrêt tout aussi froid afférent aux conditions d’assujettissement à cotisations de sécurité sociale des pourboires, de remonter à Portalis. Toutefois, comme le commentaire exigeait un détour par un vieil arrêté, et comme ce vieil arrêté avait été construit à l’aune des us et coutumes existant au sein des hôtels, cafés et restaurants, il nous parut intéressant de souligner que la complexité du droit n’est pas toujours le fruit de l’esprit tordu du législateur ou de l’administration, mais parfois la conséquence nécessaire du soin que celui-là ou celle-ci ont pris de respecter les mœurs. Si aride qu’il soit, le droit de l’assujettissement mérite bien qu’on le rattache une fois de temps en temps aux grands thèmes du droit tout court.
Le principe d’assujettissement à cotisations sociales des pourboires
L’ordonnance du 4 octobre 1945 (dont l’Université Paris 1 s’apprête, sous la direction des professeurs Keim-Bagot et Aumeran, à fêter le 80e anniversaire par un cycle de conférences débutant le 3 oct. 2025) prévoyait à son article 31 que « les cotisations des assurances sociales (…) sont assises sur l’ensemble des salaires ou gains perçus par les bénéficiaires ». Les décennies passant, la règle s’affina sans perdre son sens : l’article L. 136-1-1 du code de la sécurité sociale pose aujourd’hui le principe d’une large assiette des cotisations sociales en exigeant que celles-ci soient acquittée sur l’ensemble de la rémunération, cette dernière étant entendue comme « les avantages et accessoires en nature ou en argent qui y sont associés » (à l’époque des faits de l’espèce, une disposition similaire était prévue à l’art. L. 242-1 CSS). Peu importe l’auteur du payement du « gain » (hier) ou des « avantages et accessoires » (aujourd’hui) ; il suffit que cette rémunération ait été perçue à l’occasion du travail. L’ambition est noble ; elle se heurte ponctuellement à des difficultés pratiques : pour que les cotisations soient acquittées, il faut que leur débiteur – l’employeur dans le cadre d’une relation salariée – soit en mesure de quantifier la rémunération sur laquelle elles sont dues.
Il se trouve que, notamment dans le secteur des hôtels, cafés et restaurants, il n’était pas toujours évident que l’employeur fut informé de toutes les sommes finalement perçues par les salariés. Les usages dans la profession distinguaient donc deux façons distinctes de gérer les pourboires laissés par les clients. Il était d’abord possible que l’employeur récupérât l’ensemble des pourboires avant de les redistribuer aux salariés selon des règles prédéfinies. La pratique était si connue que le droit du travail l’avait appréhendée et l’appréhende encore en garantissant, y compris par la sanction pénale, la redistribution effective de l’intégralité des pourboires ainsi collectés par l’employeur (C. trav., art. L. 3244-1 et R. 3246-3). La règle n’est pas que de principe : nombreuses furent les interventions de la Cour de cassation afin de la faire respecter (v. par ex., et entre autres, Soc. 19 juin 1990, n° 87-41.769, RTD civ. 1991. 167, obs. R. Perrot
; 9 mars 1994, n° 91-17.543, D. 1994. 81
; 16 juill. 1996, n° 93-43.646). Il était également possible qu’aucune redistribution ne soit opérée par l’employeur lui-même, soit que les salariés conservassent individuellement les sommes remises par les clients en dehors de la note, soit qu’ils organisassent entre eux, en l’absence de l’employeur, la redistribution. Mais alors, en ce cas, l’employeur ignorait par hypothèse les montants effectivement reçus par les salariés et, donc, l’assiette exacte des cotisations devant être versées aux caisses de sécurité sociale.
Les modalités d’assujettissement à cotisations sociales des pourboires
De façon que puissent être conciliés, d’un côté, le principe de l’assujettissement de l’intégralité des rémunérations et, de l’autre, les usages en vigueur dans ces professions, l’administration intervint. L’arrêté du 28 mars 1956, après avoir rappelé le principe de l’assujettissement des pourboires (art. 1er) distinguait deux façons différentes de calculer l’assiette des cotisations (art. 2). Ou bien l’employeur était en mesure de connaître les sommes réellement perçues par chaque salarié, notamment parce qu’il participait à la collecte et définissait les modalités de répartition ; alors, l’assiette devait être déclarée au réel. Ou bien, il justifiait n’avoir pas cette connaissance, et l’assiette était fixée sur une base forfaitaire. La règle perdure, aujourd’hui sur la base des dispositions de l’article R. 242-1, alinéa 5, du code de la sécurité sociale, à ceci près que les salariés des hôtels, cafés et restaurants sont assujettis sur la base d’un texte différent mais néanmoins construit sur cette même summa divisio. L’arrêté du 14 janvier 1975 relatif à l’assiette des cotisations de sécurité sociale dues pour le personnel des hôtels, cafés et restaurants distingue deux situations : lorsque l’employeur tient un registre de répartition des pourboires, le montant des pourboires effectivement reçu est assujetti ; dans le cas contraire, l’assujettissement a lieu sur une base forfaitaire.
Le pourboire acquitté par carte bancaire
En l’espèce – on y arrive ! – une société avait intégré dans son interface de payement par carte bancaire la faculté, pour le client, d’ajouter au montant facturé en contrepartie du service un pourboire (la pratique se généralise). Les clients souhaitant gratifier le personnel avaient donc le choix : soit un pourboire en espèce, soit un pourboire acquitté par carte bancaire. Les fonds correspondant à ces derniers étaient affectés à un compte d’attente avant d’être reversés aux salariés concernés sans, pour autant, être déclarés au titre des rémunérations servant de base de calcul aux cotisations de sécurité sociale. L’URSSAF, approuvée par la cour d’appel, avait constaté la pratique, et décidé de réintégrer les sommes en cause dans l’assiette des cotisations.
Pour obtenir la cassation de la décision d’appel, l’employeur soutenait une thèse qui, vraisemblablement, est mal présentée par la Cour de cassation dans la décision commentée. Le résumé du moyen laisse entendre que l’employeur prétendait que les pourboires ainsi récoltés avaient le caractère de libéralités et, à ce titre, échappaient aux cotisations de sécurité sociale. Gageons que nul n’aurait sérieusement soutenu une telle thèse. Plus vraisemblablement, l’employeur défendait-il l’idée selon laquelle les pourboires litigieux, peu important la façon dont ils étaient récoltés auprès des clients, étaient de même nature, et s’inscrivaient dans le même processus de distribution que les pourboires acquittés en espèce : l’employeur n’intervenant pas dans la redistributions de ceux-ci – les pourboires étant alors assujettis non au réel mais sur une base forfaitaire – il convenait que l’assujettissement forfaitaire fut appliqué également aux pourboires payés par carte bancaire.
Peine perdue. Au visa des articles L. 242-1 du code de la sécurité sociale qui, à l’époque des faits, définissait la rémunération, et L. 3244-1 du code du travail, la Cour de cassation juge que « les sommes volontairement remises à titre de pourboires par les clients à destination du personnel en contact avec la clientèle sont soumises à cotisations sociales dès lors qu’elles sont remises à l’employeur pour qu’il les reverse au personnel ». La solution est difficilement critiquable : l’employeur ne pouvait sérieusement prétendre qu’il ignorait les voies de la répartition dès lors que c’est lui qui récupérait directement les pourboires, puis les reversait aux salariés. Autant dire que, d’une manière générale, les exploitants ne pourront pas, en même temps, instituer de tels dispositifs de payement qui, de facto, augmentent très vraisemblablement le quantum total des pourboires abandonnés par les clients et continuer de bénéficier de l’assujettissement sur une base forfaitaire. La sanction n’est pas que sociale : elle est également pénale. La Cour de cassation a déjà jugé que le fait pour l’employeur de ne pas déclarer au réel des pourboires dont il fixe les modalités de répartition constitue le délit de travail dissimulé (Crim. 1er déc. 2015, n° 14-85.480, D. 2015. 2568
; Dr. soc. 2016. 34, chron. R. Salomon
; RSC 2016. 340, obs. A. Cerf-Hollender
).
Précision d’actualité
À toutes fins utiles, il faut signaler que la solution, quoique de principe, est ponctuellement et partiellement mise entre parenthèses. À la suite de la crise covid, l’article 5 de la loi n° 2021-1900 du 30 décembre 2021 avait exonéré sous conditions pour les années 2022 et 2023 les pourboires de l’assiette des cotisations de sécurité sociale. La mesure fut étendue par la suite aux années 2024 (Loi n° 2023-1329 du 29 déc. 2023, art. 28) et 2025 (Loi n° 2025-127 du 14 févr. 2025, art. 7).
Civ. 2e, 5 juin 2025, F-B, n° 23-13.543
par Vincent Roulet, Avocat et Maître de conférences, Université de Tours
© Lefebvre Dalloz