Atteinte à la vie privée et mouvement #Metoo : la volonté de la victime de rester anonyme doit être considérée
L’identité d’une plaignante, souhaitant rester anonyme, ne peut être révélée que si cette information contribue à nourrir le débat d’intérêt général. Ainsi méconnaît l’article 455 du code de procédure civile la cour d’appel qui rejette toute atteinte illégitime à la vie privée sans répondre aux conclusions de la plaignante qui soutenait qu’elle n’avait pas souhaité médiatiser l’affaire la liant à un célèbre producteur de cinéma, à la différence des victimes s’inscrivant dans les mouvements #Metoo et #Balancetonporc.
Après la publication, le 19 mai 2018, sur le site internet du Journal du Dimanche d’un article relatant la plainte pour viol qu’elle venait de déposer contre un célèbre producteur de cinéma français et illustré par une photographie les montrant côte à côte, une actrice assigna la société Lagardère Media News, éditrice du journal, en suppression de l’article en question et en réparation de ses préjudices.
Retenant que l’article s’inscrivait dans le contexte des mouvements #Balancetonporc et #Metoo, les juges du fond (Paris, 30 nov. 2022, n° 21/17835, Légipresse 2023. 73 et les obs.
) rejetèrent ses demandes et écartèrent toute atteinte illégitime à la vie privée. Dans son pourvoi, la demanderesse faisait valoir que la cour d’appel avait omis de répondre à ses conclusions aux termes desquelles elle invoquait une différence entre sa démarche personnelle, reposant sur sa volonté de rester anonyme et de ne pas révéler publiquement les faits, et celle des victimes de violences sexuelles et sexistes de s’inscrire dans les mouvements précités en portant au grand jour les comportements à connotation sexuelle et non consentis dans le cadre de relations professionnelles.
Statuant au visa de l’article 455 du code de procédure civile, la première chambre civile estime que, dès lors que l’identité d’une plaignante, souhaitant rester anonyme, ne peut être révélée que si cette information contribue à nourrir le débat d’intérêt général, la cour d’appel, en ne répondant pas aux conclusions de la demanderesse exposant son absence de volonté de médiatiser l’affaire, n’a pas justifié sa décision. En conséquence, elle casse et annule son arrêt et renvoie l’affaire et les parties devant la Cour de Paris autrement composée.
Par cet arrêt, la Cour de cassation rappelle que la volonté de la victime d’infractions sexuelles ou sexistes de rester anonyme et de préserver sa vie privée, dans le contexte actuel de libération de la parole, doit être respectée ou, à tout le moins, considérée avant de conclure à la légitimité de la révélation des faits opérée par voie de presse. Ce faisant, elle invite les juges du fond à opérer une véritable mise en balance entre le droit au respect de la vie privée, d’une part, et le droit du public d’être informé sur une question de société, d’autre part.
La légitimation d’une atteinte à la vie privée dans le contexte #Metoo
Le phénomène de libération de la parole des femmes à travers les mouvements #MeToo (apparu en oct. 2017 aux États-Unis avec l’affaire Weinstein) et #Balancetonporc (son relais en France, initié par la journaliste Sandra Muller) n’en finit pas de bousculer la jurisprudence de la Cour de cassation en matière de liberté d’expression. Après les affaires de diffamation initiées par ceux qui se retrouvent mis en cause publiquement par des femmes, et pour lesquelles la première chambre civile a admis, au regard de l’existence d’un débat d’intérêt général, que la liberté d’expression pouvait prévaloir sur les intérêts privés des individus diffamés (acceptant l’excuse de bonne foi présentée par les défenderesses dans les affaires #Balancetonporc et Joxe c/ Fornia, Civ. 1re, 11 mai 2022, n° 21-16.156 et n° 21-16.497, Dalloz actualité, 31 mai 2022, obs. S. Lavric ; D. 2022. 1071
, note C. Bigot
; ibid. 2023. 137, obs. E. Dreyer
; ibid. 855, obs. RÉGINE
; Légipresse 2022. 276 et les obs.
; ibid. 421, étude R. Le Gunehec et A. Pastor
; ibid. 2023. 119, étude E. Tordjman, O. Lévy et S. Menzer
), la Haute juridiction se trouvait ici saisie par la victime présumée d’un viol qui soutenait que la révélation dans la presse de son identité avait porté atteinte au droit au respect de sa vie privée.
Appliquant les critères appliqués par la jurisprudence européenne pour arbitrer un conflit entre liberté d’expression et respect de la vie privée, les juges du fond ont retenu que l’article en cause (intitulé « X visé par une plainte pour viol » et sous-titré « Une jeune actrice et modèle française […] accuse le tycoon du cinéma français […] d’avoir abusé d’elle ») s’inscrivait « dans un débat d’intérêt général majeur relatif aux comportements à connotation sexuelle et non consentis intervenant dans le cadre de relations professionnelles », « loin de chercher à satisfaire la curiosité d’un certain lectorat, […] vis[ait] à informer le public d’une nouvelle plainte relative à un viol commis dans le milieu du cinéma, impliquant un producteur mondialement connu, sur fond d’un chantage à l’emploi dans la perspective de la carrière », « adopt[ait] un ton particulièrement neutre, ayant soin d’employer le conditionnel et se conclu[ait] sur les interrogations du milieu du cinéma sur d’éventuelles plaintes susceptibles d’être déposées par d’autres actrices ».
Dans la jurisprudence européenne fondé sur l’article 10 de la Convention, un niveau de protection élevé est accordé au droit à la liberté d’expression quand les propos relèvent d’un sujet ou d’un débat d’intérêt général (v. not., Rép. pén., v° Convention européenne des droits de l’homme : jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en matière pénale, par P. Dourneau-Josette, n° 691). La presse, en particulier, peut largement exercer sa liberté d’informer dès lors qu’elle s’exprime de bonne foi, sur la base de faits exacts (vérifiés) et qu’elle fournit des informations fiables et précises dans le respect de l’éthique journalistique (J.-F. Renucci, Droit européen des droits de l’homme, 9e éd., LGDJ Lextenso, 2021, p. 208, n° 173). Si la notion de débat d’intérêt général « ne se prête pas à une définition précise » (Rép. pén., préc.), les illustrations fourmillent dans la jurisprudence strasbourgeoise, dont on peut retenir que ses contours sont plutôt larges, légitimant les informations divulguées sur toute question importante, d’intérêt public (comme en matière de protection de l’environnement ou de la santé publique, de fonctionnement de la justice, etc.). En sont en revanche exclues les informations qui touchent à la stricte intimité des personnes et ne visent qu’à alimenter la curiosité gratuite d’un certain public (pour la publication de photographies prises dans l’intimité de Caroline de Monaco, qui ne pouvait passer pour contribuer à un quelconque débat d’intérêt général, malgré la notoriété de la requérante, CEDH 24 juin 2004, Von Hannover c/ Allemagne, n° 59320/00, § 65, AJDA 2004. 1809, chron. J.-F. Flauss
; D. 2005. 340
, note J.-L. Halpérin
; ibid. 2004. 2538, obs. J.-F. Renucci
; RTD civ. 2004. 802, obs. J.-P. Marguénaud
).
Au regard de ces éléments, nul doute que le mouvement #Metoo a engendré un débat de société majeur et qu’il révèle l’existence d’un débat d’intérêt général au sens de la jurisprudence précitée. Mais fallait-il qu’il emporte tout sur son passage, y compris le consentement de la demanderesse dans cette affaire ? Rien n’est moins sûr. Mais, si c’était le cas, il faudrait, pour les juges du fond, correctement motiver leur décision. C’est le sens de l’arrêt commenté et de la cassation prononcée.
La nécessaire prise en compte de la volonté de la victime de ne pas s’exposer
Par son arrêt, la première chambre civile signifie aux juges du fond qu’ils auraient dû répondre à l’argument de la demanderesse faisant état de ce que sa volonté n’était pas, contrairement à d’autres actrices notamment, de s’exposer médiatiquement. La cassation prononcée pour défaut de réponse à conclusion revient ici à rappeler aux juges qu’il convient, dans une telle affaire, de procéder à une réelle mise en balance des intérêts en présence, entre droit au respect de la vie privée, d’une part, et droit d’informer le public sur une question de société, d’autre part.
En dépit des apparences et des motifs liés au sujet traité et au ton employé dans l’article, qui établissent la mise en œuvre d’un contrôle de proportionnalité, il apparaît que la cour d’appel n’y a pas intégré l’absence de volonté de la demanderesse de rendre sa démarche publique, alors même qu’elle y était invitée par l’intéressée.
Un élément de vie privée peut être diffusé par voie de presse, malgré l’absence de consentement de la personne concernée voire contre son consentement, « s’il est en rapport suffisamment étroit avec l’intérêt général, d’actualité ou culturel » (J.-F. Renucci, op. cit., p. 211, n° 173), les juges devant ménager un équilibre raisonnable entre le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression (v. not., CEDH 19 oct. 2017, Fuchsmann c/ Allemagne, n° 71233/13, Dalloz actualité, 3 nov. 2017, obs. S. Lavric ; Légipresse 2023. 540, obs. R. Le Gunehec
, jugeant que le refus de retrait d’un article de presse qui relatait l’implication supposée d’un homme d’affaires dans le crime organisé n’a pas enfreint l’art. 8 de la Convention).
La Cour européenne utilise plusieurs critères pour apprécier la mise en balance : la contribution à un débat d’intérêt public, mais aussi le degré de notoriété de la personne visée, le sujet de l’article, le comportement antérieur de la personne concernée, les méthodes par lesquelles l’information a été obtenue et sa véracité ainsi que le contenu, la forme et les conséquences de la publication (v. not., CEDH, gr. ch., 10 nov. 2015, Couderc and Hachette Filipacchi Associés c/ France, n° 40454/07, §§ 83-92, Dalloz actualité, 27 nov. 2015, obs. J. Gaté ; AJDA 2016. 143, chron. L. Burgorgue-Larsen
; D. 2016. 116, et les obs.
, note J.-F. Renucci
; Constitutions 2016. 476, chron. D. de Bellescize
; RTD civ. 2016. 81, obs. J. Hauser
; ibid. 297, obs. J.-P. Marguénaud
). Ainsi, le propre comportement de la personne figure bien parmi les éléments à considérer.
Il appartiendra à la cour de renvoi de répondre à l’argument de la demanderesse et d’apprécier si son souhait de garder l’information secrète et sa volonté de ne pas saisir le « tribunal médiatique » suffisent, dans les circonstances de la cause, à faire pencher la balance en faveur du droit au respect de la vie privée.
Civ. 1re, 5 juin 2024, FS-B, n° 23-12.525
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