Au procès de deux femmes ayant propagé en ligne la rumeur sur la transsexualité de Brigitte Macron
La semaine dernière, devant la 17e chambre correctionnelle, se tenait le procès en diffamation d’une « streameuse » de quarante-neuf ans et de la « journaliste autodidacte » qu’elle avait mise en avant pour de prétendues preuves que la première dame était en fait un homme.
À gauche de l’écran : Delphine J. Sous le pseudo « d’Amandine Roy », elle anime une chaîne, au travers de laquelle elle traite « l’actualité via [ses] compétences de médium ». À droite, un avatar sous lequel s’exprime son invitée de ce jour de décembre 2021 : Nathalie R., alias « Natacha Rey », se targue pendant plus de quatre heures et demie d’émission d’avoir mené « une enquête de trois ans » sur la rumeur selon laquelle Brigitte Macron serait une femme transgenre. En substance, elle avance que, sous l’identité de cette dernière, se dissimule en fait son frère, Jean-Michel Trogneux : « iel » serait ainsi, non pas la mère, mais le père de ses trois enfants. On en passe, et des meilleures. Au terme de son « enquête », elle n’a découvert aucun élément concret allant dans ce sens. Pas grave : selon elle, ce n’est pas le signe qu’elle fait fausse route, mais au contraire la preuve incontestable que, de fil en aiguille, cette substitution originelle a conduit la famille Trogneux à contrefaire une bonne douzaine d’actes d’état civil, sur une période couvrant plusieurs décennies : « C’est gravissime », s’indigne-t-elle, « on a menti à un pays entier ! ». Point culminant de ce grand n’importe quoi, le fait que, toujours selon la même, la fausse date de naissance choisie pour la fausse Brigitte se trouve être celle de l’approbation d’une (au demeurant véritable) opération de la CIA : « Comme par hasard… ».
Il faut dire que, sur ce coup-là, celle qui se présente comme une « journaliste enquêtrice indépendante autodidacte non issue des médias mainstream et non formatée par les écoles de journalisme » ne semble pas non plus avoir été particulièrement « formatée » par le bon sens. Par exemple, si une commune lui fait savoir qu’elle ne dispose pas d’un acte de naissance, au lieu de partir du principe qu’elle ne s’adresse probablement pas à la bonne mairie, « l’enquêtrice » saute directement à la conclusion que la personne en question n’a jamais existé. Mais peut-être aussi que le goût prononcé du couple présidentiel pour le storytelling, notamment autour des circonstances de sa rencontre (lesquelles semblent particulièrement tarauder les prévenues comme leurs soutiens), a lui-même contribué à la germination de toutes sortes d’élucubrations. Bref, dans la foulée de la diffusion, la première dame et son frère ont déposé une plainte avec constitution de partie civile pour diffamation publique à l’encontre les deux femmes, plainte reproduisant une trentaine de passages naviguant pour l’essentiel, et pour faire simple, dans le champ lexical du mensonge.
« On ne demandait pas mieux que ce soit vérifié par d’autres »
In limine litis, la défense soulève plusieurs arguments. Parmi ceux-ci, une nullité pointe que le fait imputé (un « changement de sexe ») ne constitue pas une infraction, et que l’allégation ne peut donc porter atteinte à l’honneur : « La loi sur la presse n’est pas une loi sur les fake news », ponctue sur ce point l’un des deux avocats. Une question prioritaire de constitutionnalité et une demande d’avis portent quant à elles (entre autres) sur le point de savoir si un prévenu peut être jugé « par [des magistrats] nommés par le mari et beau-frère des parties civiles ».
L’avocat de ces dernières objecte justement que l’argument a été soulevé (et rejeté) devant la chambre de l’instruction, et le procureur ajoute qu’une requête en récusation, adressée la veille au premier président parisien, vient justement d’être rejetée quelques heures avant le début de l’audience. On en vient au fond. Nathalie R., prévenue comme complice, est absente, et n’a pas obtenu le renvoi qu’elle sollicitait. Delphine J. est donc seule à comparaître en personne, comme auteur principal, même si ce n’est pas en qualité de directrice de la publication. Pourtant, celle qui confesse être « profane » en la matière, et notamment ne pas maîtriser tous les raffinements de la responsabilité en cascade, précise tout de même que, si cet entretien était à refaire, « je commencerais par être claire sur le fait que c’est moi la patronne et pas elle ». Reste qu’au besoin, le tribunal pourra requalifier tout cela.
À la barre, Delphine J. soutient que dans cet entretien, « on soulève juste des questions. […] On ne demandait pas mieux que ce soit repris et vérifié par d’autres, que des médias puissent faire leurs vérifications de leur côté ». Elle s’abrite derrière « l’enquête » de Nathalie R., dont la base factuelle « me semblait à tout le moins suffisante pour initier d’autres travaux ». Même si sur le moment, elle paraissait en redemander, elle affirme aussi avoir été dépassée par la logorrhée de son interlocutrice : « [Nathalie R.] a un tempérament qui est difficilement contenable. C’est compliqué de lui couper la parole et [de la] cadrer. » Et précise que « j’ai mis au moins une demi-heure à essayer de mettre fin à l’émission », laquelle ne devait originellement, selon elle, durer qu’une heure et demie. Dépassée, elle l’aurait ensuite été de nouveau devant le retentissement : « C’est devenu viral au niveau mondial. […] Une personne m’a expliqué que c’est un retweet qui a provoqué l’emballement. […] Ça a fait un foin que je n’ai évidemment pas voulu. » Toujours est-il que, selon elle, « il s’agissait de droit à l’information », et de laisser la parole à celle qu’elle considérait plus ou moins comme une « lanceuse d’alerte ».
Après la (semble-t-il désormais incontournable) fantaisiste constitution de partie civile, place à la plaidoirie des vraies « PC ». « On va vous dire en défense qu’on est allusif, qu’on n’affirme rien, qu’on évoque une opinion », entame l’avocat : « mais les formules interrogatives entrent également dans le champ de la diffamation. […] Toutes ces précautions oratoires n’ont aucun sens. » « La charge de la preuve incombe aux parties poursuivies, mais quand même… », poursuit-il, avant de verser aux débats la copie intégrale de l’acte de naissance de Brigitte Macron, une copie du jugement de divorce d’avec son premier époux, ou encore la carte d’électeur de Jean-Michel Trogneux, tamponnée lors du dernier scrutin dans un bureau de vote d’Amiens (Somme), au moment où sa sœur accomplissait son devoir de citoyenne au Touquet (Pas-de-Calais). Il plaide notamment un subsidiaire sur l’éventuelle excuse de bonne foi : « On va vous dire qu’elle a fait une enquête extrêmement sérieuse. Mais l’enquête sérieuse, ce n’est pas au poids. » Il estime que « le préjudice est énorme » puisque la prévenue elle-même « explique qu’à la suite de son émission, le monde entier en a parlé. […] Effectivement, ça a commencé à flamber partout à l’international ». Il réclame 10 000 € de dommages-intérêts pour chacun de ses deux clients. Le procureur déroule les mêmes arguments mais fait le service minimal, comme souvent lorsqu’il n’a pas mis lui-même l’action publique en mouvement.
« Ça colle des trucs dans la tête des gens »
En défense, l’avocate de Delphine J. pointe que le montage (de 44 minutes) fait par la défense pour contextualiser les propos sans avoir à s’infuser à l’audience l’ensemble de l’émission, n’est pas tout à fait chronologique : « On vous dit qu’à partir d’une phrase, on va pouvoir démontrer que deux heures trente avant, on a diffamé. » Elle concède que sa cliente « est obsédée par le fait que peut-être il y a des dissimulations au sein de l’État », mais affirme que les allégations de mensonges visaient en fait les journalistes : « On n’a imputé aucun fait précis à personne, et on parle de la presse. […] Je n’ai jamais soutenu que qui que ce soit avait falsifié des actes de naissance, et je ne le pense toujours pas aujourd’hui. » Elle pointe classiquement que d’autres ont soutenu la même thèse sans avoir été poursuivis. Dit de sa cliente qu’elle « ne veut pas qu’on lui mente, c’est tout », avant de conclure sur « ce qui effectivement ne colle pas dans la version officielle. […] Et ça colle des trucs dans la tête des gens ». Juridiquement, sa position peut se résumer ainsi : tous les passages relèvent de l’injure, faute de placer les prévenues en capacité de faire une offre de preuves sur le plan de la diffamation (et sans absorption de l’une par l’autre).
Même ligne du côté de son confrère représentant Nathalie R. Qui ajoute que « le cadre, c’est une enquête critique sur la biographie officielle de Brigitte Macron. […] Point barre ». Or, « dans les conclusions de cette enquête, on formule des opinions, qui portent peut-être atteinte à l’honneur et à la considération, c’est possible, mais une opinion […] n’est pas une infraction ». Il estime également qu’une personne publique qui « expose sa vie privée » ne doit « pas s’étonner de faire l’objet de critiques », et que « dans sa biographie officielle, il y a des trous dans la raquette ». À vingt-trois heures passées, ce grand adepte de la défense de rupture (qui lui a valu quelques soucis ordinaux, et même pénaux) part en roue libre, grommelant les passages poursuivis et les ponctuant d’onomatopées diverses : c’est totalement décousu. Les magistrats eux-mêmes peinent à dissimuler leur incrédulité. Mais un peu partout dans la salle, les soutiens des prévenues jubilent. C’est l’essentiel, puisqu’à l’évidence, c’est surtout à eux que cette plaidoirie s’adresse.
Décision le 12 septembre 2024.
© Lefebvre Dalloz