Au procès du « financement libyen » : « Ce dossier, c’est l’histoire de la peau de chagrin »
Devant la 32e chambre correctionnelle parisienne, ce procès de trois mois s’est achevé ce mardi avec la dernière des journées consacrées aux plaidoiries en défense.
Durant cinq jours, une vingtaine d’avocats se relaient à la barre pour tenter de combattre le « faisceau d’indices » mis en avant par le PNF. « On nous dit qu’il ne pouvait ignorer ou qu’il aurait dû savoir », lance par exemple l’un d’eux, avant d’ajouter : « On n’est pas à la messe, on n’est pas là pour croire ! ». « Des liens humains ne fondent pas une responsabilité pénale », enchaîne un deuxième, avant de railler « une désinvolture dans la fonction d’accuser ». « Nous aussi, nous pouvons faire notre marché », intercale un troisième. « De l’extrapolation au pataugeage, on arrive finalement à un naufrage de l’accusation », conclut un autre encore.
Pour reconstituer – avec quelques impasses tant il comporte de volets – le dossier dans un ordre à peu près logique, commençons par le troisième jour de ces plaidoiries, avec celle en défense de Claude Guéant (6 ans ferme, 100 000 € d’amende et 725 925 € de confiscation requis). Pour le PNF, c’est en effet le haut fonctionnaire qui, à l’instigation de Nicolas Sarkozy, a jeté avec la partie libyenne les bases du pacte de corruption au cours d’une visite à Tripoli, à l’automne 2005 : une visite « en précurseur » à celle de « son » ministre, intervenue pour sa part une semaine plus tard. L’avocat souligne qu’une telle visite « n’a rien de secret, [ni] d’inhabituel ». La défense de Sarkozy, le dernier jour, sera d’ailleurs sur la même ligne : « Une visite ministérielle sans visite préparatoire, ça n’existe pas, que ce soit pour le ministre de l’Intérieur ou [celui] de la Vie associative, [et que ce soit] à Tripoli ou à Montargis ».
Toujours est-il qu’au cours de cette première visite, Guéant a rencontré le plus infréquentable des libyens, Abdallah Senoussi, un proche de Kadhafi, condamné en France, par contumace, à la réclusion criminelle à perpétuité pour son rôle central dans l’attentat qui, en 1989, avait visé un DC-10 d’UTA. Guéant a toujours affirmé sur ce point être tombé dans un « traquenard », et son avocat précise qu’il s’est retrouvé en sa présence dans un restaurant, ce qui n’est tout de même pas la solution la plus discrète pour évoquer un pacte de corruption : « Je veux bien qu’il soit naïf, mais il n’est quand même pas idiot ». On en vient à la seconde rencontre, celle en Sarkozy (7 ans et 300 000 € requis), alors locataire de la Place Beauvau, et du « guide », sous la tente de ce dernier. Initialement, selon l’ordonnance de renvoi, c’est à cette occasion que le pacte de corruption était censé avoir été conclu, au cours d’un aparté en tête-à-tête qui semble désormais peu vraisemblable. C’est ainsi que, dans ses réquisitions, le PNF a changé son fusil d’épaule et considéré que cette entrevue avait été l’occasion de sceller le principe d’un financement, antérieurement évoqué par leurs entourages respectifs, au travers d’une « poignée de mains des chefs ».
« Où sont les éléments qui démontrent une concertation ? »
L’un des avocats de l’ancien président passe en revue le quinquennat de ce dernier, avec l’idée de démontrer qu’il était « respectueux des libertés publiques ». Il en veut pour preuve, notamment, la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, depuis laquelle le « PR » ne préside plus le conseil supérieur de la magistrature (CSM) : « Je lui ai demandé s’il regrettait, et il m’a dit que non, […] pourtant je pense qu’il aurait quelque raison ». Sur la notion de faisceaux d’indices, invoquée par le PNF, le même avocat rappelle la motivation de la relaxe, par cette même chambre, du pas encore Premier ministre François Bayrou : « En l’absence de toute preuve, une juridiction pénale de jugement ne saurait, sans méconnaître le principe de la présomption d’innocence, déduire la culpabilité d’un prévenu d’une hypothèse, fut-elle vraisemblable ».
Selon le PNF, la troisième visite de 2005, celle de Brice Hortefeux (3 ans et 150 000 € requis), avait pour but de régler les derniers détails, et notamment de remettre en main propre au fameux Senoussi le RIB d’un compte. Comme Guéant, Hortefeux a toujours invoqué un « traquenard » au sujet de sa rencontre avec le Libyen, et comme pour Guéant, la défense Sarkozy ira dans le même sens, voyant dans cette rencontre un simple « caprice de Senoussi, […] qui ne supporte pas l’interdiction faite aux officiels français de le rencontrer et veut la contourner ». L’avocat d’Hortefeux liste les souvenirs inexacts de Senoussi, par exemple sur la date de la rencontre – à celle qu’il a indiquée, Hortefeux se trouvait à Clermont-Ferrand. Le même avocat tacle aussi le « succédané » que serait selon lui le recours sur ce volet à la prévention d’association de malfaiteurs : « Je ne vais pas contester qu’il connaisse bien [les autres prévenus], mais où sont les éléments qui démontrent une concertation ? ».
On en vient aux flux financiers qui ont suivi ces visites. Plusieurs conseils soulignent d’abord des discordances de montants puisque, en fonction des versions des acteurs du dossier, il serait question de quelques millions à quelques centaines de millions, en passant par les cinquante de la fameuse note publiée en 2012 par Mediapart. Les avocats de Sarkozy, rejettent l’argumentation du PNF autour d’une « temporalité compatible » entre les mouvements au crédit et au débit des comptes successifs pour reconstituer le cheminement des fonds. Ils considèrent en substance que l’on n’a pu tracer assez précisément les fonds, renvoyant sur ce point à la motivation de l’arrêt de la Cour de justice de la République (CJR) dans le dossier Karachi, et plus précisément la relaxe (du chef de recel) d’Édouard Balladur (Dalloz actualité, 5 mars 2021, obs. J. Mucchielli).
« Le dossier n’a plus aucune consistance »
Pour eux, une autre « temporalité compatible » entre ces mouvements serait que l’un des intermédiaires du dossier, Ziad Takieddine (6 ans ferme, mandat d’arrêt et 3 millions d’euros requis), ait reçu des Libyens le paiement de diverses commissions, et s’en soit tout bêtement servi, non pour financer une quelconque campagne, mais pour des dépenses personnelles, dont l’abondement des comptes de plusieurs SCI ou l’achat d’une Bentley de collection. Ils en veulent pour preuve l’arrêt rendu, toujours dans le volet Karachi, mais cette fois par la Cour d’appel de Paris, en janvier dernier, à propos du même Takieddine, et dont il ressort que l’intermédiaire n’aurait « poursuivi qu’un seul but, celui de s’enrichir démesurément ». Ni comparant, ni représenté à l’audience, il ne risquait à vrai dire pas de contester ce portrait. La défense d’Alexandre Djouhri (5 ans ferme et 4 millions requis) se lance quant à elle dans une opération de réhabilitation du rôle d’intermédiaire : « Je n’ai pas apprécié qu’à longueur de réquisitoire, on le qualifie d’agent de corruption. […] C’est laisser penser que c’est un état permanent ou une activité professionnelle. C’est inacceptable, c’est faux, c’est un aveu de faiblesse ».
Du côté d’Éric Woerth (1 an aménagé ab initio et 3 750 € requis), on conteste que les primes (occultes) de fin de campagne versées avec (au moins) les 30 à 35 000 € en liquide dont il est avéré qu’ils ont circulé au cours de la campagne, aient véritablement constitué des dépenses de campagne. Sa défense en veut pour preuve un arrêt rendu par le Conseil d’État au beau milieu des réquisitions du PNF, à la fin mars, dans le cas quasiment inverse d’un candidat (aux Européennes) qui demandait le remboursement de primes (officielles) de fin de campagne : « Si des primes exceptionnelles versées à des salariés de l’équipe de campagne pour récompenser leur engagement peuvent présenter le caractère de dépenses électorales, […] c’est à la condition que l’employeur les justifie par la production des stipulations contractuelles prévoyant le principe de ces gratifications exceptionnelles et les critères de leur versement » (CE 25 mars 2025, n° 491865, CE 25 mars 2025, n° 491865, Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques, AJDA 2025. 585
). Toujours au chapitre du financement de la campagne, la défense de Sarkozy souligne que, pour écouler des millions en cash, « la solution ne peut être que de payer des prestataires et des salariés en liquide », au risque donc « de mettre dans la confidence de la corruption des dizaines et des dizaines de personnes ».
S’agissant des éventuelles contreparties à ce financement, les avocats de Sarkozy soulignent qu’il n’en avait jamais été question jusqu’à un courrier adressé, en 2018 seulement, aux magistrats instructeurs par les conseils de Saïf al-Islam Kadhafi. Or, elle estime que, dans ce courrier, le fils du « guide » s’est borné à lister a posteriori toutes sortes d’accords et de contrats conclus dans l’intervalle entre la France et la Libye. Les avocats ajoutent que la contrepartie diplomatique que constituerait selon le PNF la réception de Kadhafi à Paris en décembre 2007 n’était ni plus ni moins fastueuse que dans d’autres capitales européennes (Bruxelles, Madrid, Rome…) à la même période. Ils contestent de même les contreparties économiques, en lien avec des contrats de matériels de surveillance ou de nucléaire civil, ou la contrepartie juridique tenant à la promesse alléguée d’un réexamen de la situation pénale de Senoussi en France.
Sur chacun de ces volets, la défense invoque des « impasses » procédurales, qui auraient donc conduit les magistrats instructeurs à se rabattre sur l’association de malfaiteurs. Or, martèle l’un des avocats, Sarkozy n’a « ni autorisé, ni été informé » de quoi que ce soit. Il évoque des preuves « peau de chagrin », et précise que, « comme dans le roman, les peaux de chagrin ont dévoré le dossier. Elles ont rétréci, elles ont disparu. Le dossier est à terre, il n’a plus aucune consistance ».
Le jugement sera rendu le jeudi 25 septembre 2025 à 10 heures
© Lefebvre Dalloz