Au procès du « financement libyen », des prévenus d’exception (de procédure)
La semaine dernière s’ouvrait devant la 32e chambre correctionnelle parisienne le procès dit du « financement libyen » de la campagne présidentielle de 2007. Aux côtés de Nicolas Sarkozy, comparaissent notamment Brice Hortefeux, Claude Guéant et Éric Woerth. Outre une question prioritaire de constitutionnalité non transmise, les exceptions diverses ont occupé les deux premières journées d’audience, avant d’être jointes au fond. Le procès se poursuit donc, pour douze semaines de plus.
L’affaire prend sa source dans une retentissante interview de Saïf al-Islam Kadhafi (en mars 2011), au cours de laquelle le fils du « guide suprême » Mouammar Kadhafi avait laissé entendre qu’un fonds souverain libyen aurait contribué au financement (à hauteur de plusieurs dizaines de millions d’euros) de la campagne présidentielle 2007 de Nicolas Sarkozy. Un soupçon ensuite entretenu, notamment, par l’homme d’affaires franco-libanais Ziad Takieddine, aux déclarations à géométrie variable, et désormais qualifié à l’audience par la défense de « revanchard mythomane ». Dans ce dossier, plus d’une décennie (et 22 arrêts de la chambre de l’instruction) séparent « l’ouverture d’info » de l’ordonnance de renvoi (ORTC), laquelle vise treize prévenus (pour certains en fuite), pour un total de soixante-huit chefs de prévention. Ce document d’un bon demi-millier de pages décortique d’acrobatiques montages financiers, mis au jour grâce à des demandes d’entraide et des commissions rogatoires internationales (CRI) adressées à une vingtaine d’États.
C’est la défense de Brice Hortefeux qui entame le bal, avec une exception d’incompétence du tribunal correctionnel : il était alors membre du gouvernement (comme ministre délégué aux collectivités territoriales), ce qui entraînerait donc (Const., art. 68-1) la compétence de la Cour de justice de la République (CJR). Son avocat précise que c’est « au cours d’un voyage officiel, sur invitation officielle, qu’il rencontre un personnage officiel [le chef du renseignement libyen]. On lui reproche [donc] d’avoir commis un délit […] qui se situerait dans l’exercice direct et précis de ses fonctions ministérielles ». Il nie que la commission d’un délit constitue en soi un acte détachable, puisque si c’était le cas, cet article de la Constitution serait vidé de toute substance. À l’appui de sa démonstration, il invoque le précédent de l’affaire dite « Karachi », dans laquelle les magistrats instructeurs avaient rendu une ordonnance de dessaisissement, qui avait conduit Édouard Balladur et François Léotard à comparaître devant ladite CJR.
Dans l’ORTC, les deux magistrates instructrices avaient abordé cette question, et considéré qu’Hortefeux avait en fait participé, en marge de cette visite, « en dehors de la connaissance des autorités diplomatiques françaises, de l’interprète et de son officier de sécurité, […] à une rencontre imprévue […] dont il n’aurait relaté le contenu à aucun membre de son cabinet, ni à son ministre de tutelle », de sorte que ladite rencontre « s’inscrivait nécessairement hors du cadre de ses fonctions ». L’un des trois procureurs financiers (PRF) reprend le même raisonnement : « Il se déduit de ses propres déclarations que cette rencontre s’inscrivait en dehors de la conduite de relations diplomatiques normales, [mais aussi] de ses attributions et de la conduite de la politique de la nation ». Au travers d’une sorte de subsidiaire, il souligne qu’il est en tout cas « nécessaire d’aborder le fond pour apprécier si les faits relevaient ou non de ses fonctions de ministre ».
« L’instrumentalisation d’une immunité pour nourrir une impunité »
Même argument du côté de la défense de Nicolas Sarkozy, pour la période de la conclusion du pacte de corruption allégué, puisqu’il était alors lui aussi ministre (de l’Intérieur). Sur ce point, les magistrates instructrices avaient estimé que « la manière dont [il] a cru subitement renouer des liens avec un régime aussi controversé que celui du colonel Kadhafi, alors qu’il n’était encore que ministre de l’Intérieur […] est très difficilement compréhensible, sauf à considérer que cette activité dissimulait un secret et qu’il s’agissait en réalité d’obtenir des financements occultes pour la future campagne comme l’ont ensuite dénoncé nombre de protagonistes de cet épisode ». Elles avaient ajouté que, plus largement, « on ne saurait considérer que des actes de pur droit commun, commis à la simple occasion des fonctions, relèvent de la CJR dont le champ de compétence demeure circonscrit aux seuls actes à finalité politique. […] Si le ministre détourne les moyens de la fonction pour financer ses activités politiques, il poursuit dès lors un but sans rapport avec ses fonctions ».
Lorsque seraient ensuite intervenues les éventuelles contreparties, le même était entretemps devenu chef de l’État. Selon l’ORTC, « le fondement des immunités attribuées au président de la République n’est pas contestable mais la protection n’est pas absolue ni générale », et ne concerne notamment pas « les actes qui peuvent être détachés des fonctions, soit parce qu’ils lui sont antérieurs, soit parce qu’ils lui sont extérieurs. [Or], la présente information judiciaire n’a pas pour but de d’analyser la pertinence des décisions prises en qualité de président […] mais de rechercher l’existence d’un soutien financier de sa campagne électorale par les autorités libyennes et d’éventuelles contreparties ». « Permettez-moi de vous mettre en garde », objecte l’un des avocats : « L’accusation essaye de vous entraîner dans un tunnel sombre, sur les décombres de notre Constitution, sur les décombres de la présomption d’innocence. En vous déclarant compétents, je crois que vous porteriez atteinte gravement à l’équilibre de nos institutions et à la séparation des pouvoirs ». « Des faits de corruption ne peuvent avoir été accomplis dans l’intérêt de la nation », rétorque-t-on du côté du PNF : « Vous avez une instrumentalisation d’une immunité pour venir nourrir une impunité, et je pense que c’est extrêmement problématique ».
« Je vois arriver le PNF avec ses gros sabots… »
On en vient au volet dit de « la villa de Mougins » : une opération impliquant plusieurs des prévenus, et notamment Béchir Saleh (considéré en fuite), alors dirigeant du LAP, antenne suisse du fonds souverain libyen. En 2009, la propriété des Alpes-Maritimes, classieuse quoique à moitié abandonnée, avait été acquise au travers de sociétés-écrans, moyennant la somme (largement surévaluée) de dix millions d’euros, d’ailleurs en partie rétrocédée à Saleh lui-même. Ce qui vaut à ce dernier d’être renvoyé pour un détournement de fonds publics et son blanchiment (et à d’autres de comparaître pour complicité et recel). Or, la défense estime que cette qualification (C. pén., art. 432-15) ne peut concerner le détournement de fonds étrangers par un agent public étranger. Elle conteste également la compétence territoriale des juridictions françaises, au motif que ce n’est pas le bien immobilier lui-même qui a été acquis, mais, au travers d’un contrat de droit suisse, les parts détenues par une société immatriculée sur l’île de Curaçao, elle-même filiale d’une holding de droit panaméen, une opération financée par des fonds en provenance d’Arabie Saoudite.
Le PNF met pour sa part plusieurs « actes préparatoires » franco-français en avant, comme les interventions d’un notaire du Val-d’Oise et d’un architecte du Gard, ou encore un certain nombre d’intercessions auprès du fisc hexagonal pour apurer le passif fiscal grevant le bien. Il ajoute que celui qu’il considère comme le vendeur effectif est de nationalité française (quoique résident fiscal suisse). Mais ce dernier est renvoyé comme complice (et receleur, et blanchisseur) du détournement : « La jurisprudence admet que l’on puisse étendre la nationalité française de l’auteur principal au complice, mais pas l’inverse », assène une avocate. Les deux sont en revanche coauteurs de blanchiment (et accessoirement, d’association de malfaiteurs) : « Je vois arriver le PNF avec ses gros sabots [de l’indivisibilité], mais vous ne vous laisserez pas duper par cet artifice. Il faudrait un lien tellement intime entre deux infractions qu’elles ne puissent se concevoir l’une sans l’autre. […] Or, le principe même du blanchiment est d’être une infraction autonome ».
« Tous ces éléments factuels se tiennent les uns les autres »
« Ce qui doit retenir votre attention », réplique le PNF, « c’est le fait que le seul actif valorisable qui a été cédé dans le cadre de cette opération, et qui justifie in fine le prix, même s’il a été très fortement surévalué, c’est la villa en question. […] Ces faits sont donc réputés commis sur le territoire national ». Sur la notion d’indivisibilité, un parquetier ajoute, en égrenant les autres préventions, que « tous ces éléments factuels se tiennent les uns les autres. On n’a pas souvent l’occasion d’avoir quelque chose qui correspond de manière aussi précise et explicite à des rapports mutuels et intimes entre plusieurs infractions ». Un autre point reste en suspens au terme de cette passe d’armes entre le PNF et la défense, faute de production de la moindre décision : une éventuelle condamnation du même Saleh, qui pourrait avoir été prononcée dans l’intervalle par la justice libyenne pour ces mêmes faits (et donc susceptible de fonder un ne bis in idem).
Au deuxième jour du procès, l’examen du fond ne se profile toujours pas. On débat de cumul de préventions, mais aussi de prescription (au moment des faits, les délits se prescrivaient par 3 ans, et qu’il n’existait aucun délai-butoir pour les infractions occultes et dissimulées), notamment s’agissant du financement illégal de campagne. Mais il est surtout question de périodes de prévention car, dans deux volets du dossier, certaines d’entre elles (et certaines seulement) ont été allongées (d’une année) entre les mises en examen (ou les mandats d’arrêt) et l’ORTC. Le premier de ces volets concerne la fameuse « villa de Mougins », et le second, les « tableaux de Guéant ». Pour mémoire, ce dernier avait reçu d’un cabinet d’avocats malaisien (pour le compte d’un homme d’affaires saoudien) un paiement d’un demi-million d’euros, qu’il avait ensuite justifié par la revente de deux « marines » du peintre flamand Andries van Eertvelt (1590-1652), alors que les toiles cotaient à peine le dixième de cette somme.
« J’ai l’impression qu’un dialogue de sourds est en train de s’installer »
Cette modification de dates de prévention, les magistrates instructrices les ont notamment justifiées, dans l’ORTC, par la mention suivante : « Le juge d’instruction étant saisi in rem, il y a lieu de rectifier […] la qualification de renvoi concernant la date des faits ». Sur les bancs de la défense, on évoque « un moyen d’une simplicité biblique », découlant d’un arrêt de la Cour de cassation selon lequel « la juridiction de jugement qui constate que le prévenu renvoyé devant elle n’a pas fait l’objet d’une mise en examen par le juge d’instruction, est tenue de renvoyer la procédure au ministère public pour lui permettre de saisir à nouveau la juridiction d’instruction par des réquisitions appropriées aux fins de régularisation » : c’est sur ce fondement qu’elle a cassé « l’arrêt attaqué [qui] retient que des différences apparaissent entre les qualifications pénales notifiées aux intéressés lors de leur mise en examen et celles figurant dans l’ordonnance de renvoi, la période de prévention ayant été notamment allongée dans l’ordonnance de renvoi », précisant au passage que « la formule “depuis temps non prescrit” [n’a] d’autre signification que celle d’affirmer que les faits poursuivis à la date indiquée ne sont pas prescrits » (Crim. 20 nov. 2024, n° 23- 82.394). Bref, « vous avez une jurisprudence qui est claire comme de l’eau de roche, qui date d’un mois et demi, et aucun argument valable n’est soutenu par le PNF », ponctue l’un des avocats.
Le PNF, de son côté, brandit un autre arrêt (d’ailleurs cité dans l’ORTC), qu’il estime transposable à une juridiction d’instruction : « Lorsque la juridiction constate que le fait poursuivi n’a pas été commis à la date visée par la prévention, mais à une autre date qu’elle détermine, elle en demeure saisie » (Crim. 15 mars 2023, n° 21-87.389, Dalloz actualité, 6 avr. 2023, obs. M. Slimani ; D. 2023. 552
; ibid. 1615, obs. P. Bonfils et A. Gouttenoire
; AJ fam. 2023. 288, obs. L. Saenko
; AJ pénal 2023. 174, note C. Guéry
; RSC 2023. 308, obs. Y. Mayaud
; ibid. 373, obs. J.-P. Valat
). « J’ai l’impression qu’il y a un dialogue de sourds qui est en train de s’installer », relève l’un des magistrats, selon lequel « le principe que cet arrêt vient dégager, […] c’est [justement] celui de la saisine in rem ». Le même ajoute que « ce que la chambre criminelle sanctionne [en nov. 2024] dans la décision de la cour d’appel, c’est que cette dernière ait utilisé la formule “depuis temps non-prescrit” […] pour renvoyer la personne pour des faits pour lesquels elle n’avait pas été mise en examen. […] Ce n’est pas ce que le PNF vous demande de faire aujourd’hui dans ce dossier : il vous demande d’aller vérifier que la personne avait effectivement été mise en examen pour les faits pour lesquels [elle a été renvoyée], indépendamment de la période de prévention ».
Toutes ces questions ayant été jointes au fond, le procès se poursuit, a priori jusqu’au jeudi 10 avril 2025.
© Lefebvre Dalloz