Au procès du « financement libyen » : « Le faisceau d’indices est une preuve comme une autre »

Au terme d’une vingtaine d’heures de réquisitoire, le PNF a sollicité des peines de prison en tout ou partie ferme pour chacun des douze « survivants » de ce dossier : jusqu’à sept ans ferme, s’agissant de l’ancien président de la République.

Après avoir raillé les « explications extravagantes » ou « rocambolesques » de certains prévenus, le premier des trois magistrats du PNF précise que ce n’est pas le procès « d’une classe politique qui serait considérée [comme] globalement défaillante en termes de probité, […] mais [bien celui] d’un groupe d’individus ». Il passe en revue les sources qui serviront de fondations à ce réquisitoire fleuve, comme les abondantes archives de l’intermédiaire Ziad Takieddine, « des documents qui ont été élaborés de façon contemporaine aux faits qui nous occupent, et qui n’ont pas été remis à l’autorité judiciaire à son initiative mais à celle de son [ex-]femme [précisément dans le cadre de leur divorce, NDLR] », ou les carnets de Choukri Ghanem, ancien Premier ministre de Mouammar Kadhafi, repêché dans le Danube le lendemain (!) de la publication par Mediapart de la note par laquelle Moussa Koussa aurait ordonné le déblocage de 50 millions à destination de la campagne Sarkozy. À l’inverse, il en écarte d’autres, comme les déclarations particulièrement inconstantes – treize versions successives – du même Takieddine, ou la note en question, dont « l’authenticité nous paraît encore à ce stade incertaine ».

« Il fallait trouver une source de financement autre »

Ceci posé, le PNF se penche sur le pacte de corruption « inconcevable, inouï [et] indécent » qui aurait été noué avec le clan Kadhafi au gré de trois visites successives en Libye fin 2005 : celles de Claude Guéant, de Nicolas Sarkozy et de Brice Hortefeux, dont tous trois ont livré, chacun à sa manière, « un récit dénué de sens, illogique, inconcevable [et] donc mensonger ». Pour mémoire, le premier avait rencontré – dans le cadre de ce qu’il qualifie de « traquenard » – Abdallah Senoussi, beau-frère du « guide », condamné par contumace en France à la réclusion criminelle à perpétuité pour l’attentat du DC-10 d’UTA (1989). La semaine suivante, le deuxième avait échangé quelques salamalecs sous la tente avec Kadhafi. Et un mois et demi plus tard, le troisième avait à son tour – lui aussi a évoqué un « traquenard » – rencontré le même Senoussi. Pour le ministère public, la conclusion du pacte n’est à rechercher dans aucune de ces trois visites prise isolément mais, précisément, dans la succession des trois : elles auraient ainsi respectivement permis de poser les termes du pacte, puis d’en sceller le principe par une « poignée de mains des chefs », et enfin d’en déterminer les modalités. E par la même occasion, de le mettre en œuvre, notamment par la remise en main propre du RIB d’un compte offshore, détenu par Takieddine, lequel serait « l’intermédiaire désigné » par le trio.

Le parquetier insiste sur le fait que les premiers mouvements financiers suspects interviennent peu après la visite d’Hortefeux, et tout juste « 123 jours » après celle de Guéant. Il ajoute que les deux virements retenus par les magistrats instructeurs correspondent exactement au montant (5 millions d’euros) évoqué par feu Choukri Ghanem, et précise au passage qu’à la fin 2005, Sarkozy se trouvait « dans une situation politique difficile, [car] à 18 mois de l’échéance [de la présidentielle de 2007], il n’était pas assuré d’avoir le soutien de son parti ». Or, ajoute le même, « il a vécu la campagne dissidente d’Édouard Balladur [en 1995] », et savait donc pertinemment que dans une telle entreprise, il fallait « trouver une source de financement autre ». « Le faisceau d’indices est une preuve comme une autre, il permet, comme une trace ADN, […] d’entrer en voie de condamnation », ajoute le magistrat, avant de dépeindre Sarkozy comme « un homme porté par une ambition personnelle dévorante, prêt à sacrifier sur l’autel du pouvoir les valeurs essentielles que sont la probité, l’honnêteté et la droiture, dont il devait pourtant être l’incarnation au regard de la grandeur des fonctions auxquelles il prétendait, et auxquelles il a accédé ».

« L’homme qui en savait trop avait peut-être des choses à dire »

Au chapitre des éventuelles contreparties que le clan Kadhafi aurait pu espérer en concluant un tel pacte, il est tout d’abord question d’un retour d’ascenseur diplomatique de la France, forte de son siège permanent au Conseil de sécurité onusien et de « sa présence très forte sur le continent africain, du moins au moment des faits ». Ensuite, l’espoir d’un éventuel réexamen de la situation pénale d’Abdallah Senoussi (« même si cette solution n’avait aucune chance d’aboutir », précise le PNF), que les Français auraient pu laisser miroiter au « guide » par des discussions auxquelles Thierry Herzog, avocat personnel et vieil ami de Sarkozy, semble avoir été plus ou moins associé. Et enfin, des contreparties économiques, au travers notamment de discussions autour de la fourniture de matériel sensible (outils de surveillance et de contre-surveillance, hélicoptères d’attaque Tigre, nucléaire civil…). Dans la démonstration du ministère public, les volets du dossier se tiennent un peu les uns les autres en ce qu’ils impliquent les mêmes individus. Avec « la présence toxique et radioactive » des mêmes « agents corrupteurs », qui à elle seule « doit être considérée comme un marqueur fort de corruption ». Mais aussi celle des cousins saoudiens qui, même s’il est « compliqué de considérer qu’ils avaient connaissance des détails », ont mis leurs comptes bancaires à disposition des autres, nécessairement en connaissance de cause (« ou alors ces deux milliardaires sont les plus mauvais gestionnaires du monde »).

Dès le premier jour des réquisitions, le PNF avait entrepris de désamorcer, et parfois de retourner, un certain nombre d’arguments de la défense, en particulier la mise en avant par Sarkozy de son rôle « à la tête » de la coalition internationale qui a mis un terme au règne de Kadhafi. Il revient sur ce terrain le deuxième jour : « C’est peu dire que les dernières semaines [du « guide »], affamé, assoiffé, errant de village en village, caché dans des sous-sols d’immeubles, étaient fort peu propices à la publication d’une quelconque preuve ». Puis il s’appesantit un temps sur le cas de Béchir Saleh, ancien haut dignitaire libyen, désormais prévenu (notamment du chef d’association de malfaiteurs) et visé par un mandat d’arrêt. Car il se trouve que celui à qui le ministère public reproche entre autres d’avoir été l’un des principaux négociateurs du pacte côté libyen a été exfiltré à deux reprises par la France. Une première fois de Tripoli à Paris, entre la chute du régime, en août 2011, et la mort de Kadhafi, en octobre de la même année. Et une seconde fois de la France au Niger, en plein entre-deux-tours de la présidentielle de 2012, finalement perdante pour Sarkozy, lequel a lui-même indiqué à la barre qu’il la savait fort mal embarquée. Or, pour le PNF, ces deux exfiltrations « renforcent la réalité du pacte de corruption », et la seconde, en particulier, est le signe que « l’homme qui en savait trop avait peut-être des choses à dire ».

 « Un pacte de corruption faustien avec un dictateur infréquentable »

Après avoir requis quelques relaxes, entre autres pour une association de malfaiteurs impliquant un seul prévenu (« À ma connaissance, il n’y a que Renaud qui [puisse] constituer une bande de jeunes à lui tout seul »), le PNF évoque « une corruption de haute intensité » qui a « tissé sa toile jusqu’aux plus hautes sphères de l’État », un « pacte de corruption faustien avec l’un des dictateurs les plus infréquentables de ces trente dernières années ». Ajoute que « la position des prévenus n’aura pas permis de comprendre comment ils ont pu en arriver là ». Et on en vient aux peines. Avec notamment un an ferme (avec aménagement JAP) pour Éric Woerth, trésorier de la campagne de 2007, pour avoir « manqué aux obligations de transparence permettant la confiance des électeurs dans le processus électoral ». Des peines mixtes pour les cousins saoudiens, qui ont « permis à des tiers de noyer des flux licites ou illicites dans [leurs] comptes bancaires ». Trois ans ferme pour Hortefeux, qui a « participé à la mise à exécution [du] pacte [de corruption] ». Quatre ans ferme pour un gestionnaire de fortune, qui a « participé au montage financier complexe destiné à commettre plusieurs infraction » alors qu’il était, « en sa qualité de banquier, tenu à des obligations […] qu’il bafoue depuis des années ».

L’inexorable crescendo se poursuit. Cinq ans ferme pour « l’agent de corruption » Alexandre Djouhri, qui a « organisé et profité d’un système d’opacification des flux financiers utilisés dans le cadre de la commission des faits ». Six ans ferme pour son rival Takieddine, « véritable cheville ouvrière du pacte de corruption ». Idem pour Béchir Saleh, ancien haut dignitaire du régime de Kadhafi, pour avoir « négocié avec la partie française des contreparties diplomatiques et économiques », avant de bénéficier « d’un traitement favorable des autorités françaises ». Idem également pour Guéant, qui présente la particularité d’être « impliqué dans tous les volets » et de s’être « personnellement enrichi ». Et enfin sept ans pour Sarkozy, pour avoir « agi en dehors de ses fonctions de ministre […] pour conclure un pacte de corruption », puis, « une fois élu président de la République, […] poursuivi l’exécution du pacte de corruption », tout en ne semblant « pas prendre la mesure de la gravité des atteintes à la probité qui lui sont reprochées, malgré une condamnation désormais définitive pour corruption et trafic d’influence ».

Le procès se poursuit la semaine prochaine avec les plaidoiries en défense, qui devraient s’étirer jusqu’au 8 avril 2025.

 

© Lefebvre Dalloz