Au procès du « financement libyen » : « Non mais il me demande 10 millions, lui ! Franchement… »

La semaine dernière, la 32e chambre correctionnelle parisienne se penchait sur de nouveaux volets de ce dossier que l’on serait tenté de qualifier de tentaculaire si l’expression n’était pas aussi galvaudée. Au menu : une villa sur la Côte-d’Azur, une femme de ménage panaméenne, une montre suisse, deux cousins saoudiens, et des versions toutes plus bancales les unes que les autres.

En marge des questions qui se posent sur le financement de la campagne présidentielle de 2007, tout un pan de ce dossier à tiroirs concerne les transactions successives entourant une villa à Mougins (Alpes-Maritimes), que le juge-rapporteur prononce d’ailleurs systématiquement « Mouginsse ». Ce volet n’est d’ailleurs pas véritablement immobilier, puisque ce sont les actions – au porteur – d’une société « offshore » qui ont changé de mains. Ce que l’on sait avec certitude, c’est qu’elles ont finalement atterri entre celles d’une filiale du LAP, le fonds souverain libyen : selon l’ordonnance de renvoi (ORTC), celui-ci les aurait acquises contre une somme (10 millions d’euros) plus de cinq fois supérieure à leur valeur réelle (1,8 million), laquelle est naturellement contestée sur les bancs de la défense. Et ce que l’on subodore, c’est qu’un virement – quasiment concomitant – de plus de 5 millions au crédit d’un compte personnel de Béchir Saleh, alors patron du fonds en question, pourrait constituer la rétrocession d’une partie du prix. Ce qui lui vaut un renvoi pour – notamment – détournement de fonds publics, et à d’autres, un salmigondis de préventions : complicité, recel, blanchiment – en bande organisée –, ou encore, après un détour par un autre volet du dossier, corruption d’agent public étranger.

Toujours selon l’ORTC, la villa était en fait, jusqu’à son acquisition par le LAP, la propriété d’Alexandre Djouhri : un sulfureux intermédiaire, qui gravitait dans l’entourage de Nicolas Sarkozy – et d’autres ! –, et qui était, sous sa présidence, un assidu « visiteur du soir » du Faubourg-Saint-Honoré. Mais les montages pour le moins alambiqués – ils impliquent même une structure fondée à son insu par la femme de ménage d’un cabinet d’avocats du fin fond du Panama ! – compliquent la lecture du schéma d’ensemble. Toujours est-il que Djouhri affirme avoir simplement servi de « prête-nom » à un mystérieux ami, soucieux de dissimuler à sa famille, et notamment à son épouse, un bien acquis pour sa maîtresse. Ses nébuleuses justifications sont entrecoupées de protestations sur une instruction « monarchique », et constellées de bons mots, lancés avec une certaine bonhomie, qui lui permettent de se mettre le public – mais vraisemblablement pas le tribunal – dans la poche. Régulièrement, il démarre au quart de tour, comme lorsqu’un avocat de partie civile l’asticote, en lui demandant si, après avoir servi de prête-nom « par amitié », il est prêt à assumer « par amitié aussi » une éventuelle condamnation à rembourser le LAP : « Non mais il me demande 10 millions, lui ! Franchement… ».

« J’ai toujours eu un feeling avec lui »

Ce qui rend l’acquisition par le LAP encore plus curieuse – pour ne pas dire suspecte –, c’est que le bien était grevé d’un colossal (1,4 million) passif fiscal, lié au non-acquittement, pendant plusieurs décennies (!), de la taxe annuelle de 3 % (CGI, art. 990 D). Ce passif a donné lieu à plusieurs interventions de politiques, notamment auprès de la « cellule fiscale » de Bercy. C’est là que l’on retrouve Claude Guéant : en 2008, alors secrétaire général de l’Élysée, il a été destinataire d’un fax l’interpellant sur ce sujet, émis – depuis un numéro qui n’a pas pu être retracé – par un certain « AD », et dont la formulation laisse entendre qu’il connaissait bien les rouages du secrétariat personnel du « SG ». Or, Guéant a reçu la même année un virement de 500 000 €, dont on sait qu’il s’embourbe depuis des années à le justifier par la revente d’œuvres d’un peintre de troisième zone, alors même que les documents produits en ce sens comportent des incohérences manifestes : pour n’en citer qu’une, il y a cette facture, censément éditée en 1990, mais du genre avant-gardiste, puisqu’elle porte la mention d’une contre-valeur en euros. Quoi qu’il en soit, selon l’ORTC, ce virement serait donc une contrepartie à une éventuelle intervention de Guéant auprès du fisc, ce qui vaut à ce dernier de comparaître – entre autres – du chef de trafic passif d’influence.

Un autre épisode, remontant pour sa part à 2006, occupe une partie de l’audience : une heure tout rond, en fait, puisque c’est, en vertu d’un certificat médical, le temps quotidiennement imparti pour faire s’asseoir Guéant devant le micro de la barre. Il est question d’un repas avec Djouhri, et d’une montre suisse à 11 000 €. L’ancien haut fonctionnaire raconte : « Effectivement, lors d’un déjeuner, je lui ai fait observer qu’il avait une jolie montre. […] Il l’a spontanément décrochée de son poignet et me l’a remise ». Un cadeau qui aurait dû a minima l’interroger, en ce que, souligne le juge-rapporteur, il pouvait dénoter un « climat de redevabilité, pour reprendre le vocable [postérieur à la période de prévention, NDLR] de l’AFA [Agence française anticorruption, NDLR] ». « Je n’ai pas du tout ressenti ce geste comme le signe d’une volonté quelconque de demander un jour une quelconque contrepartie », rétorque Guéant, mais plutôt comme un gage d’amitié. Au fil des relances des magistrats, on comprend que ce n’était pourtant, en tout et pour tout, que la troisième rencontre entre les deux hommes. Oui mais, « j’ai toujours eu un feeling avec lui », ponctue-t-il.

« Il y en a bien qui tombent amoureux par internet »

Djouhri prend sa place à la barre, et précise qu’il a donné ce petit bout de sa collection de tocantes de luxe « sans arrière-pensée. Et puis, je vais être clair : je parle au président de la République, je parle au Premier ministre, alors je n’ai pas besoin d’un directeur de cabinet ». Toujours est-il que, pour les magistrats instructeurs, cette histoire de montre « ne saurait trouver aucune autre explication rationnelle que celle, classique et évidente, d’inscrire leur relation dans un lien de suggestion et d’intérêt dans le but bien compris, le cas échéant, de s’assurer de la réceptivité de [cet] homme influent de par les fonctions qu’il exerçait et sa très grande proximité et son lien de confiance avec [Nicolas Sarkozy] pour des requêtes futures ». Sur leur improbable « bromance » éclair, le même souligne qu’en dehors de ces trois rencontres, ils se passaient aussi quelques coups de fil : « Il y en a bien qui tombent amoureux par Internet… ».

À grands coups de projections de Powerpoint, on en vient à un « gros morceau » du procès : le sac de nœuds de flux financiers. Car, selon l’ORTC, un grand nombre des opérations de ce volet – le virement de 500 000 € à Guéant, l’acquisition de la villa, des dépenses de Djouhri… – et d’autres ont impliqué, d’une manière ou d’une autre – serait-ce pour de simples « allers-retours » – les comptes des cousins Ahmed et Khaled Bugshan, issus d’une richissime – la cinquième, semble-t-il – famille saoudienne. Les leurs, ou ceux de prête-noms de leur entourage. Le premier cousin est comparant – contrairement au second, considéré comme en fuite – et raconte à la barre que c’est l’un de ses gestionnaires de fortune qui, depuis Genève (Suisse), a ordonné ce fatras d’opérations bancaires dans son dos. Ledit gestionnaire s’en défend : « Leurs comptes me donnaient des maux de tête. Ils en avaient tellement. Il fallait retirer ce celui-ci, mais pas de celui-là, il fallait compenser. Si c’était à refaire, je ne le referais pas ». Confronté aux relevés de banque annotés par ses soins, il reconnaît en substance avoir tenu une double comptabilité : « Ça ressemble à une sorte de chambre de compensation privée… », ponctue le juge-rapporteur.

« Ils ont la tête sur le billot, ils renieraient leur mère »

Sur beaucoup de ces relevés, une même mention manuscrite revient un peu partout : « AD ». Le gestionnaire concède que c’était parfois pour désigner les opérations en lien avec Alexandre Djouhri, mais pas toujours, car il pouvait y avoir d’autres « AD ». « Et comment vous faisiez la différence entre AD et AD ? », ponctue rhétoriquement l’un des magistrats. « AD », justement, avance à la barre une explication au fait que les deux cousins, dont lui-même se prétend « partenaire » de confiance et de longue date, affirment à peine le connaître. Elle consiste à soutenir qu’en tant que Saoudiens, ils ne peuvent pas admettre avoir à l’époque frayé d’une quelconque manière avec la Libye, vu les cataclysmiques relations d’alors entre les deux États : « Ils mentent parce qu’ils ont peur de MBS [le fort peu « droit-de-l’hommiste » prince héritier Mohammed ben Salmane, NDLR]. Ils ne sont pas libres. […] Ils ont la tête sur le billot, ils renieraient […] même leur mère ».

Le procès, qui se poursuit cette semaine avec un tout dernier volet autour de contrats Airbus, se tiendra jusqu’au 10 avril prochain, avant une mise en délibéré qui nous mènera probablement jusqu’à l’automne.

 

© Lefebvre Dalloz