Au procès d’un groupement sectaire, des prévenus et des victimes « quantiques »

À Paris, six cadres d’un groupement ésotérique ont comparu pendant deux semaines pour abus de faiblesse. Au menu : des prévenus se disant victimes, et des victimes ne pensant pas l’être. Autant de paradoxes qui évoquent la science quantique que les prévenus prétendaient enseigner.

C’est en 2012 qu’intervenaient les premières plaintes de familles et les signalements d’une association (l’UNADFI) auprès de la Cellule d’assistance et d’intervention en matière de dérives sectaires (CAIMADES), une antenne de l’Office central pour la répression des violences aux personnes (OCRVP). En cause, une organisation new age informelle : le « Groupe de recherche sur les énergies vibratoires éternelles et les supports vibratoires incorruptibles ». Au centre, comme souvent, les rocambolesques tribulations d’un leader charismatique. Après avoir trépassé successivement sur Terre et sur vingt-une autres planètes (!), puis entamé un nouveau cycle sur le plancher des vaches, Étienne G. avait prétendument sauvé l’humanité en « retournant le canal cosmique », et « découvert les causes premières » de toutes sortes de « maladies golémiques et cosmo-telluriques ». Dès lors, il avait entrepris de dispenser des enseignements, au travers de séminaires de « biologie quantique », pouvant réunir jusqu’à 200 adeptes, et de TD de méthodologie.

Pour occuper le reste de leur temps, les adeptes passaient des « entretiens individuels » avec des cadres, s’adonnaient à d’interminables exercices au pendule, ou à la lecture assidue d’une hermétique revue : La Grande mutation. Outre l’emploi d’un lexique « quantique » et « vibratoire » parfaitement abscons, tous avaient en commun de se laisser pousser les cheveux et la barbe, servant « d’antennes cosmiques ». Sur les bancs du public, pleins à craquer, beaucoup suivent toujours ce précepte. Ils sont membres du « Collectif de chercheurs de vérités participant au mouvement de pensée de la science des 18 sens et du langage quantique de la vie », qui a poursuivi les « recherches » après les premières mises en examen de mars 2015. Il se présente cependant comme un simple comité de soutien aux prévenus, et a d’ailleurs enseveli la demi-douzaine de magistrats instructeurs successifs (mais avec des co-saisines), puis la présidente de la 13e chambre correctionnelle, sous des centaines de courriers.

Il faut préciser qu’Étienne G. a rendu l’âme (une 23e fois, donc) au cours de la décennie qu’ont duré l’enquête préliminaire puis l’information. Six de ses proches lui ont survécu, et sont prévenus d’abus de faiblesse par sujétion, comme dirigeants de fait d’un groupement sectaire (5 ans et 750 000 € ; C. pén., art. 223-15-2, al. 2), sur une période allant de « courant 2010 » à mars 2015. La circonstance de bande organisée, pouvant d’ailleurs être composée de simples « membres » (7 ans et 1 000 000 € ; C. pén., art. 223-15-2, al. 3), aurait sans doute mieux « collé » au dossier, mais n’a été introduite qu’en janvier 2023. Au vu de la durée moyenne des procédures, il s’écoulera certainement des années avant qu’on n’en discute devant un tribunal correctionnel. Au chapitre des actes ou abstentions gravement préjudiciables aux adeptes, il est question de rupture des liens avec l’entourage, de dons et d’éloignement des circuits de soins conventionnels. Aucune précision sur les pressions ou techniques exercées, mais « on n’exige pas d’une prévention qu’elle contienne une démonstration exhaustive et intégrale », rétorque la procureure.

« Elle faisait huit heures de pendule par jour »

Toutes les préventions (sauf une, on le verra) comportent la même liste de vingt victimes. Parmi elles, des membres de l’entourage de Véronique P., qui a suivi les enseignements pendant plusieurs années, jusqu’à « deux ou trois fois par semaine ». « On avait vraiment l’impression qu’elle avait subi un lavage de cerveau », brosse l’un de ses enfants : « Elle passait son temps à se balader avec son pendule pour tout tester ». Entretemps, Véronique P. s’est pendue à un câble électrique, laissant derrière elle un ultime et sibyllin courrier, pouvant éventuellement résonner comme une remise en cause de dernière minute du groupement et de sa doctrine. Elle s’était tellement coupée du monde que son corps n’a été découvert qu’au bout de trois semaines. « Je suis restée sept ans dans ce groupe », raconte pour sa part Dominique S. Comme d’autres, elle pensait que ses proches étaient des « ARC » : « une anti-race responsable de tous les maux de l’humanité [et] de toutes les maladies ». Elle a notamment divorcé de son mari, qui s’est donné la mort. Elle-même, lors d’un séminaire, a fini par être désignée comme « ARC ». « Le jour où j’ai été rejetée du groupe, j’étais honteuse », se remémore-t-elle, « mais en fait, j’ai eu beaucoup de chance ».

Annie A. ne peut plus interagir avec quiconque, en raison d’une lourde maladie neuro-dégénérative. Elle est considérée comme victime, non seulement des abus de faiblesse, mais aussi de l’exercice illégal de la médecine imputé à l’un des prévenus. Sa voix est portée par Emmanuelle F., qui précise que sa mère a assisté aux séminaires « de plus en plus souvent », et que sur la fin, « elle faisait huit heures de pendule par jour ». Elle soutient que, sans le groupement, « elle aurait pris des médicaments, elle aurait vu des médecins. […] Elle ne serait pas dans l’état dans lequel elle est aujourd’hui, c’est certain ». Mais au début de l’instruction, Annie A. prenait la défense des prévenus.

Quatre autres femmes, figurant dans les préventions et destinataires d’avis à victimes, ne se considèrent pas comme telles. Membres du « collectif de chercheurs », elles se constituent pourtant parties civiles. Mais pour défendre les prévenus. Après tout, la science quantique (la vraie) ne se penche-t-elle pas sur la superposition d’états ? Un avocat tente de mettre un nom sur ce sac de nœuds : « Des constitutions de parties civiles à décharge ? ». Élisabeth R. revendique d’être « rayée de cette liste ». Idem pour Rika T. : « Je demande à ce qu’on n’utilise plus mon nom, ma personne, ma vie ». Annick B. figure elle aussi dans la prévention d’exercice illégal de la médecine. « Je demande que ce tribunal me réhabilite », grandiloque la vraie-fausse partie civile : « Ça fait vingt-huit ans […] que je ne suis plus schizophrène. [On] n’a donc pas pu me soigner pour une schizophrénie que je n’ai pas ». Arrivent les auditions d’Emmanuelle et Anne J. La première, « vraie » partie civile, reproche au groupement d’avoir poussé sa sœur à couper les ponts. La seconde, « fausse » partie civile, soutient l’inverse et demande à sa sœur de la laisser tranquille. Une avocate ponctue : « Je vous remercie de vous être constituée, […] parce qu’effectivement, à mon sens, vous êtes victime ».

« C’est peut-être de l’escroquerie, mais ça tient la route »

Côté prévenus, Jean-Noël K., professeur d’EPS à la retraite, gendre de feu Étienne G., assurait notamment les démarches administratives, comme la réservation des salles pour les séminaires parisiens. Après avoir disserté sur les « champs de force cosmo-telluriques », il sort de sa besace deux énormes bouquins commis par ses soins sur la question : « C’est peut-être de l’escroquerie, mais en tout cas, ça tient la route ». « Je réfute qu’on les ait mis dans une situation de faiblesse », affirme-t-il : « Tout le monde pouvait venir, tout le monde pouvait repartir ». Béatrice R., sa compagne, animait entre autres des ateliers dans l’Ouest de la France, autour d’œuvres artistiques « en langage vibratoire » (à base d’épluchures de légumes). « Sa » prévention évoque « de multiples victimes », sans aucune précision. Après avoir plaidé une nullité (« Elle est dans l’incapacité absolue, totale et définitive d’organiser sa défense »), son avocat lui a intimé de garder le silence durant tout le procès.

Jérôme L. était le seul universitaire en exercice du groupement, même si tous les adeptes se présentaient comme « enseignants-chercheurs en biologie quantique ». Il est donc perçu comme la « caution scientifique » de la doctrine, mais s’en défend : « Ma volonté a toujours été que les personnes auxquelles je m’adressais [lors des séminaires] puissent démontrer ou réfuter ce que j’avançais ». Manque de bol pour la science, aucun adepte ne s’y est jamais risqué. Il soutient aussi que ses recherches n’avaient pas vocation à se traduire dans la vie quotidienne des uns et des autres : « C’est une mésinterprétation ». Reste Luce S., qui assurait l’intendance lors des rassemblements, et recueillait les dons des adeptes, suivant une procédure un chouïa coercitive : liste des présents en main, il passait dans les rangs pour ramasser dans l’ordre alphabétique des enveloppes nominatives.

Après les parties civiles aux prétentions iconoclastes, place aux prévenus aux positionnements dissidents. Émilien K., fils de Jean-Noël K., et donc petit-fils d’Étienne G., reconnaît les dérives du groupement : « J’ai eu connaissance […] de personnes qui envisageaient de donner leur maison. […] Et la souffrance des gens, […] je la percevais. J’étais très embarrassé par cette situation, et je le suis toujours ». Pour justifier son implication, il avance que « je suis né avec un pendule dans les mains ». Il semble circonspect quant aux intentions de son grand-père : « J’espère que sa démarche scientifique était telle qu’il la présentait à l’époque. […] Je pense qu’il y a tout à revoir sur cet enseignement. […] Je ne suis pas habilité à vous dire si c’est une secte ou pas, [mais] je souhaite du plus profond de mon cœur que non ». Il y a une décennie, Émilien K. a fait l’objet d’une révocation administrative pour avoir, comme animateur socio-culturel, professé la doctrine auprès de jeunes enfants (CAA Versailles, 30 juin 2016, n° 15VE00140).

« Elle était à la fois fascinée et terrorisée par lui »

D’une petite voix étranglée par les larmes, Valérie D. admet que « c’est excessivement douloureux, ce que [les victimes] ont vécu ». Elle reconnaît les faits, mais dit s’être elle-même trouvée sous l’emprise d’Étienne G., lequel l’aurait d’autant plus aisément manipulée qu’elle lui aurait d’emblée fait spontanément des confidences sur son enfance cabossée. L’expertise psychologique (contrairement à la psychiatrique) va dans son sens, évoquant « une confusion mentale ne lui permettant pas de […] se définir, ni comme victime, ni comme bourreau au sein de l’organisation. […] Elle était à la fois fascinée et terrorisée par lui ». Les écoutes entre Étienne G. et elle confirment une relation faite tantôt de connivence, tantôt de soumission. « Je faisais tout ce qu’il me disait », conclut-elle : « Je passais par lui pour tout. Il n’y avait plus que lui, en fait ».

Place aux réquisitions. Sur la notion de groupement, la procureure rappelle que « tous s’accordent sur l’existence d’une doctrine, [avec] des temps [d’enseignement] fixes », et que le fonctionnement de l’ensemble était régi par une « charte » : « Historiquement, c’est l’acte juridique par lequel le suzerain règle les intérêts de ses sujets ». Même si « les prévenus ont refusé toute forme officielle », ce groupement est matérialisé par un compte bancaire au nom de « La Grande mutation », et un tampon-encreur, découvert en perquisition. Selon elle, tous étaient dirigeants, parce qu’ils étaient « les référents de la doctrine, et perçus comme tels par les participants », mais aussi en raison de leur position lors des séminaires : « On le voit dans cette salle d’audience, parler sur une estrade avec un micro, c’est vecteur d’une autorité ». Pour elle, les prévenus sont « co-auteurs ».

Au chapitre des pressions et techniques, elle cite entre autres « l’épuisement, induit par le rythme des réunions et des exercices de pendule » et la « novlangue » du groupement : « Elle est incontestable, parce que je ne peux pas remettre en cause ce que je ne comprends pas ». Sur l’emprise dont aurait été victime Valérie D., elle rappelle que la notion « ne figure pas parmi les faits justificatifs », qu’on « ne peut pas l’assimiler à la contrainte », et qu’elle « n’est pas non plus une cause d’abolition ou d’altération du discernement ». Mais « il n’empêche que la souffrance qui est la sienne […] peut être prise en compte au titre de la personnalité ». Idem concernant Émilien K. : « Sa filiation est ce qu’elle est, mais […] il a choisi […] de franchir sciemment la limite. […] Il n’empêche que [son histoire familiale] doit être prise en compte ». Elle requiert des peines mixtes de deux à quatre ans (dont 1 à 2 ans de sursis probatoire), des amendes de 5 000 à 10 000 €, et la peine complémentaire de diffusion de la décision dans un quotidien national.

« On ne répare pas un grand malheur par une injustice »

L’avocat de Béatrice R., l’artiste « vibratoire » (et mutique), invoque le droit de sa cliente à ne pas s’auto-incriminer pour « demander à votre tribunal de ne tenir aucun compte des documents qu’elle a versés spontanément » : des courriers, adressés aux magistrats instructeurs pour s’expliquer. Il ajoute que l’une des victimes a prétendu en audition avoir été « violée à distance » par certains prévenus : « Je ne vois pas à quel titre on pourrait donner quelque crédibilité que ce soit à ses déclarations ». Il plaide que « la co-action, ce n’est pas ça, il faut imputer à chacun ce qui lui revient ». Et conclut : « On ne répare pas un grand malheur par une injustice ». Le conseil de Luce S., l’intendant et collecteur de dons, déplore un certain manichéisme : « Il y avait d’un côté les victimes, et de l’autre les bourreaux, [mais] je pense qu’il y a de la place entre ces deux catégories ». De la place, pourquoi pas, pour un complice. « Il n’était dirigeant de rien du tout. […] Pour moi, c’est [juste] un participant plus investi que d’autres ».

« Est-ce qu’on a le droit de penser qu’il s’agit d’inepties ? Oui », embraie l’avocate d’Émilien K., le petit-fils, « Mais est-ce votre office de répondre à cette question ? Non. […] Vous n’êtes pas ici pour brûler des sorcières en espérant que cela pourra soulager la peine de certaines parties civiles ». Subsidiairement, elle plaide la contrainte morale. La défense de Valérie D., sous l’emprise d’Étienne G., estime qu’il est « criant que [ce dernier] était le seul dirigeant du groupement, si groupement il y a ». Or, « si l’action publique est éteinte, ce n’est pas pour qu’elle se reporte sur une autre ». Sur la notion de dirigeant de fait, elle fait un détour par la jurisprudence commerciale. Dans le même genre : « On a entendu le mot “cadre”, mais un cadre reste un subordonné du dirigeant ». Même subsidiaire que pour Émilien K., sur fond d’arrêt d’assises reconnaissant l’emprise comme contrainte morale (Rennes, 29 sept. 2017, n° 38/2017, Dalloz actualité, 30 oct. 2017, obs. C. Fonteix).

L’avocat de Jérôme L. plaide que « s’il y a eu deux ou trois mésinterprétations, c’est bien évidemment triste, mais ce n’est pas de son fait ». Celui de Jean-Noël K. explique que « ce que je sais, c’est qu’un message ésotérique, politique, philosophique, il peut être compris de mille manières », même si « peut-être qu’un certain nombre de choses n’auraient pas dû être faites [comme ça] ». Sur la notion de « charte » encadrant le fonctionnement interne : « Pour moi, c’est d’abord la Magna Carta, qui vise [au contraire] à circonscrire les pouvoirs du souverain ». Sur la co-action, il estime que « la notion de simultanéité, elle est fondamentale. […] C’est la même action, dans le même lieu […] et dans un même trait de temps ».

Délibéré le mardi 2 juillet 2024 à 11 heures.

 

© Lefebvre Dalloz