Au procès en responsabilité de l’État, pour des carences dans le traitement de signalements de menaces de mort, finalement mises à exécution
La semaine dernière, entre deux dossiers de responsabilité civile professionnelle (RCP), la première chambre civile du Tribunal judiciaire de Paris s’est penchée, une fois n’est pas coutume, sur une affaire criminelle : un « féminicide en bande organisée » qui n’avait pu être empêché en dépit de trois mains courantes et d’une plainte la victime. Les proches de cette dernière ont ainsi assigné l’État pour faute lourde, pointant un dysfonctionnement du service public de la justice.
 
                            Lundi 27 mai 2019, centre-ville de Lille. Ce matin-là, à 8h41, Nathalie Debaillie est enlevée dans le parking souterrain de la banque qui l’emploie. L’un de ses collègues alerte les services de police, à 8h50, et signale d’emblée qu’elle fait depuis plusieurs mois l’objet de menaces de la part de son ancien compagnon, un certain Jérôme Tonneau. C’est au domicile de ce dernier que le corps sans vie est finalement retrouvé, le même jour, un peu avant 13h00. De l’instruction criminelle, il ressortira par la suite que des policiers s’étaient rendus sur les lieux une première fois, à 10h30, mais que, « constatant que les volets étaient fermés et [que] personne ne répondait », ils avaient rebroussé chemin, avant de revenir deux heures plus tard, à 12h30, et d’attendre encore une vingtaine de minutes de plus l’accord du parquet de Lille pour entrer.
« Une perte de chance pour la victime d’être sauvée »
Cette « inaction des services de police » après l’enlèvement est le premier des deux fondements de l’action en responsabilité de l’État introduite par les proches de Nathalie Debaillie : ils invoquent une « perte de chance pour la victime d’être sauvée ». « Une femme est enlevée en plein Lille, […] et ça n’émeut personne », souligne leur avocate : « On a des règles de procédure, on est en flagrance, on peut rentrer. […] [Or] ils pensent qu’il faut l’accord du procureur, [alors] ils repartent et vont revenir deux heures plus tard ». Dans l’intervalle, une enquête administrative a pointé « l’absence d’un directeur d’enquête dès le début de l’alerte, […] qui aurait permis une meilleure coordination, […] et sans doute une intervention plus rapide sur les lieux du crime », ainsi qu’une « difficulté majeure dans le protocole de répartition entre les différents services », tout en soulignant que « cela n’aurait pas pu empêcher l’homicide ». Un argument repris à l’audience par l’avocate de l’agent judiciaire de l’État (AJE), pour une question d’horaires : il ressort en effet de l’information que la victime a perdu la vie entre 9h07 et 9h19, soit au plus tard au moment où les policiers arrivaient seulement… sur les lieux de l’enlèvement, à une dizaine de minutes de route de là.
Même ligne du côté du procureur, qui « estime que les fonctionnaires de police ont fait preuve de diligence ». En revanche, ce ne fut assurément pas le cas en amont de l’enlèvement, et c’est le second fondement de cette action en responsabilité. Car à compter du 11 février, et jusqu’au 22 mai 2019, soit la semaine précédant sa mort, Nathalie Debaillie s’était présentée à quatre reprises dans un seul et même commissariat pour signaler, notamment, des menaces de mort. Les deux premières fois, les policiers avaient enregistré de simples mains courantes. Pourtant, précise l’avocate des demandeurs, « dès la première main courante, le danger était immédiat, parce que quand on a un homme qui n’accepte pas la séparation pendant huit mois, et qui menace [alors même] qu’il se trouve en hôpital psychiatrique. On a tous les clignotants d’un féminicide, mot qui se dit même s’il n’a pas de consistance juridique ». Il s’agit effectivement d’un dossier emblématique de la notion de « contrôle coercitif », puisque Jérôme Tonneau était allé jusqu’à embaucher des Roms de sa connaissance pour suivre sa victime à longueur de journées : ceux-là même qui ont finalement procédé à son enlèvement à Lille après plusieurs tentatives infructueuses. L’auteur a depuis été condamné à trente ans de réclusion criminelle – avec une peine de sûreté des deux-tiers – pour enlèvement et séquestration en bande organisée suivis de mort, assassinat et association de malfaiteurs criminelle.
« Les registres de main courante sont pleins de femmes qui ont été tuées »
L’avocate souligne que « dès le première fois, la procédure aurait dû être prise sous forme de plainte », et en veut pour preuve, notamment, une circulaire de la Chancellerie (JUSD1427761C du 24 nov. 2014). « Les commissariats ne devraient plus accepter de mains courantes », insiste-t-elle, « parce que les registres de main courante sont pleins de femmes qui ont été tuées quelques semaines ou quelques mois plus tard ». « Elle ne sait pas ce qui va se passer en termes de procédure », poursuit la même, « et elle ne connaît absolument pas la différence entre une main courante et une plainte. La seule chose qu’elle analyse, c’est qu’il n’y a pas de réponse […] alors qu’elle se sent en danger. […] Il est quand même mis à la charge des États de prendre le pouls de la situation, et en fonction de ce qui est dénoncé, de prendre une plainte et de la communiquer ». Au cours de l’une de ses visites au commissariat – le 9 mars 2019 –, Nathalie Debaillie est tout de même parvenue à déposer une plainte. Mais elle n’a jamais été transmise à quiconque, et n’a donc laissé absolument aucune trace dans aucun fichier, tel Cassiopée. Alors même qu’une plainte à peu près contemporaine de Jérôme Tonneau contre son ancienne compagne, pour un motif autrement plus anodin – un prétendu vol de portable – avait donné lieu à la convocation et l’audition de Nathalie Debaillie, avant de faire l’objet d’un classement. « Ma théorie, c’est que quand un homme entre dans un commissariat, il est beaucoup plus écouté qu’une femme », ponctue l’avocate.
« Si elle était entrée dans un commissariat pour dire qu’il allait y avoir un braquage » poursuit-elle sur la même ligne, « est-ce qu’on aurait attendu trois mois et demi pour faire des investigations ? Absolument pas ». Elle souligne que « je n’ai jamais vu un féminicide dans lequel [on a] trois hommes de main, des mois de préparation… Si on était intervenu, on aurait vu ce scénario qui […] allait être mis à exécution. […] Si j’avais eu la saisine d’un juge des libertés de la détention (JLD) et une date d’audience, et que monsieur avait continué à harceler malgré un contrôle judiciaire, […] j’aurais pu demander une révocation, un bracelet anti-rapprochement (BAR), un téléphone grave danger (TGD)… Là, je n’ai aucun interlocuteur […] et pas de réponse. On est dans la violation de tous les grands principes ». Elle cite notamment la Convention d’Istanbul, et plusieurs arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, et souligne au passage n’avoir trouvé parmi ces derniers que des réponses judiciaires tardives ou inappropriées, mais aucun autre exemple de l’absence totale d’une quelconque suite sur une aussi longue période. L’avocate de l’AJE admet cette seconde faute lourde, et précise que, « par ma voix, [l’AJE] regrette très vivement cette faute, et espère qu’elle ne sera pas réitérée ». Elle concède que « les services de police auraient dû agir, et transmettre au parquet ». « Je ne peux pas dire qu’il n’y a pas eu de perte de chance », poursuit-elle, mais pour mieux ajouter que, « aujourd’hui, on a l’arrêt de la cour d’assises, avec l’indemnisation du préjudice » des demandeurs, notamment au titre de ladite perte de chance.
« Une faute lourde imputable aux acteurs du service public de la justice »
Les observations du ministère public sont d’une sécheresse invraisemblable, sans l’ombre d’un petit mot pour les deux enfants de la victime, qui ne lui auraient pourtant rien coûté. Le procureur concède « qu’il y a une faute lourde imputable aux acteurs du service public de la justice, pour [la] plainte qui [a] été déposée et [n’a] pas été traitée. Il y a une carence, [alors qu’il était] signalé des faits sérieux, avec des signaux inquiétants qui caractéris[ai]ent un danger. Il aurait dû y avoir une enquête ». Mais il ajoute aussitôt que « ce dysfonctionnement […] intervient à compter du moment où la plainte est déposée », plainte qui constituerait le point de bascule de police administrative en police judiciaire, dans la mesure où les mains courantes sont « de [simples] actes administratifs, qui ne sont pas fait sous le contrôle de l’autorité judiciaire ». Il faut noter sur ce point qu’un recours – infructueux – a d’ailleurs été exercé en parallèle par les demandeurs auprès du ministère de l’Intérieur à leur sujet. Le proc’ admet cependant que, lors du dépôt de sa plainte, la victime a produit les récépissés des mains courantes en question, et que c’était « un signal de plus ».
Toujours est-il que, selon le même, « il y a lieu de se placer [au moment de la plainte], et pas de ce qu’on a découvert au terme d’une instruction criminelle ». Il ajoute qu’il y a nécessairement « un aléa » : « Qu’auraient fait les enquêteurs ? Est-ce que l’auteur des faits aurait été facilement “interpellable” ? Est-ce qu’une perquisition aurait pu avoir lieu ? Qu’auraient dit les témoins ? ». Son raisonnement est tout ce qu’il y a de plus classique en contentieux de la responsabilité, mais un peu vertigineux dans le contexte : il considère en substance que, même si des suites avaient été données, toutes les mesures de sûreté possible, et même les peines qui auraient pu être prononcées, n’auraient pas nécessairement permis de « détourner [l’auteur] de son projet criminel », dans la mesure où celui-ci a « fait preuve d’une détermination et d’une organisation très forte ». Il estime ainsi la « perte de chance » à 50 %.
Le délibéré sera rendu – par mise à disposition – le mercredi 4 juin 2025.
© Lefebvre Dalloz