Au procès Libye : avant les réquisitions, l’heure des parties civiles

Après plus de deux mois d’audience sur le « financement libyen », les parties civiles viennent de plaider devant les magistrats de la 32e chambre correctionnelle du Tribunal judiciaire de Paris.

Dernière ligne droite pour le procès du financement libyen de la campagne présidentielle de 2007 de Nicolas Sarkozy. Avant les réquisitions, les magistrats de la 32e chambre correctionnelle du Tribunal judiciaire de Paris ont entendu lundi et mardi les parties civiles. Sans la plupart des prévenus, dont le premier d’entre eux, l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy. Une absence remarquée et commentée. Signalant sa « stupéfaction » et sa « colère », Me Olivier Descamps y voit la manifestation d’un sentiment d’impunité caractéristique dans les affaires de corruption. C’est pourtant « un dossier historique », rappelle-t-il.

Des interventions qui se sont d’abord attelées à faire le bilan – positif – de l’audience, qui avait débuté au début du mois de janvier. Faisant référence au documentaire « Personne n’y comprend rien », François de Cambiaire, l’avocat de l’association de lutte contre la corruption Transparency France International, vante ainsi les mérites du débat judiciaire. « Onze semaines ont montré que dès lors que l’on analyse, décortique, on comprend tout au dossier pénal », relève-t-il. Plus précisément, sept semaines ont été spécifiquement dédiées à l’affaire libyenne, compte également Claire Josserand-Schmidt, l’avocate de l’association anticorruption Anticor.

Un temps nécessaire permettant de faire apparaître au grand jour la corruption, qui a au contraire « pour objectif d’être invisible », rappelle François de Cambiaire. Des « débats extrêmement riches », signale également Vincent Brengarth, pour l’association de lutte contre les abus des multinationales Sherpa. « Il y a des dossiers où l’on peut s’interroger sur la plus-value des débats », rappelle-t-il. Mais pour ce procès, estime-t-il, les échanges ont permis de dessiner avec « netteté » une « logique clanique » du côté des prévenus. Des mis en cause « ontologiquement dans le déni », résume l’avocat.

« La caverne d’Ali Baba de la preuve »

« La défense aura beau jeu de dire que vous n’avez pas la preuve parfaite, prévient Claire Josserand-Schmidt. Mais en manière de corruption, la preuve parfaite n’existe pas. » Et d’ironiser : il ne faudrait pas s’attendre, dans ce registre, à un virement de compte à compte de Mouammar Kadhafi, l’ancien dictateur libyen, à Nicolas Sarkozy. « Vous utiliserez la preuve du faisceau d’indices, qui fait preuve précisément », poursuit-elle à destination des juges.

« Il y a des flux, des espèces », complète François de Cambiaire. « La défense pourra narrer toutes les fables, elle n’aura pas répondu sur les éléments matériels », poursuit-il. « C’est la caverne d’Ali Baba de la preuve », que ce soit à cause des enregistrements, des documents versés à la procédure ou des témoignages, assure même Vincent Brengarth. Le tout faisant de cette affaire « un dossier extrêmement solide ».

L’avocat esquisse cependant le début d’un regret. Le procès aurait pu être aussi celui des systèmes corruptifs mis en place par des multinationales pour accéder à des marchés, ou de « la défaillance à tous les étages des organes de contrôle », comme les banques. Car, rappelle-t-il, « la Libye est l’un des États les plus corrompus de la planète ». Un problème connu qui souligne la « légèreté d’action » des prévenus dans leurs démarches dans ce pays et « qui vient accréditer la commission des faits », estime-t-il.

La mémoire des victimes

Avant les associations anti-corruption, les plaidoiries avaient débuté par les interventions des conseils en lien avec les victimes du terrorisme. Après avoir invoqué l’écrivain Anton Tchekhov – « enterrer les morts, réparer les vivants » –, un douloureux processus « défait par la soif de pouvoir », Laure Heinich rappelle pourquoi les proches des victimes de cet attentat sont présents.

« Il n’y a pas une de ces audiences où le nom d’Abdallah Senoussi n’a pas été évoqué », en référence à l’ancien chef du renseignement militaire, s’indigne-t-elle. Condamné par contumace en France à la réclusion perpétuelle pour avoir organisé l’attentat contre le DC-10 de la compagnie UTA dans le ciel du Niger en 1989, il espérait visiblement une grâce contre, selon l’accusation, ces millions d’euros versés pour la campagne électorale de Nicolas Sarkozy.

Ce pacte corruptif heurtait « nécessairement la mémoire » des victimes de l’attentat, relève aussi Dan Hazan, pour l’Association française des victimes du terrorisme, pour justifier la constitution de partie civile des proches des victimes. Il s’agissait « de négociations au plus haut niveau avec celui qui a tué leurs parents », rappelle-t-il également.

« Les parties civiles avaient l’espoir que l’instruction démontre l’innocence des prévenus », revient Vincent Ollivier. « Cela aurait voulu dire qu’il n’avait pas eu un jeu de bonneteau avec la mémoire de leurs proches », poursuit-il. Mais cet espoir a été « déçu ». « Là où nous attendions des explications, une compréhension, nous avons eu à la place un étalage de mensonges », une « forme de mépris », une « insulte à l’intelligence », pilonne-t-il.

« Nicolas Sarkozy s’est présenté comme l’homme le moins bien informé de France », celui qui ignore ce que font ses collaborateurs les plus proches, de Claude Guéant à Brice Hortefeux en passant par Bernard Squarcini, raille-t-il. Avant de tancer ensuite les « leçons condescendantes » des prévenus autour de la realpolitik ou de la raison d’État.

Stratégies indemnitaires

A contrario, « il n’y a aucune volonté de déstabilisation ou de revanche », assure Dan Hazan. La justice a été exemplaire avec Nicolas Sarkozy, renchérit Laure Heinich – il n’y a qu’à aller voir dans d’autres chambres correctionnelles le traitement réservé à d’autres justiciables, ajoute-t-elle en substance. L’avocate poursuit pour pilonner la défense. « Ils ont travesti ce qu’on a vu, ils nous ont fait écouter un entretien qui ne prouve rien », attaque-t-elle. Les prévenus « resteront dans l’histoire » comme étant ceux ayant « abandonné leur honneur à leurs ambitions », complète Olivier Descamps. « On ne peut pas considérer que la fin justifie les moyens », poursuit-il à propos de cet argent mêlé du sang des 170 victimes de l’attentat du DC-10. « Quelle indignité », fustige-t-il.

Cette quasi-unanimité des parties civiles disparaît toutefois au moment de chiffrer le préjudice, avec donc des stratégies divergentes. « C’est le droit de chacun de faire des demandes indemnitaires, rappelle Claire Josserand-Schmidt. Certaines parties civiles n’en font pas, d’autres demandent un euro, car le symbole est important pour elles, et pour d’autres c’est une action qui doit être menée jusqu’au bout. »

Après avoir rappelé que l’audience avait « consolidé le préjudice », la faute à ce « torrent de mensonges où il a été impossible de ne retrouver ne serait-ce qu’une petite pépite de vérité », Vincent Ollivier demande finalement un euro en réparation d’un préjudice « difficilement quantifiable », quand Dan Hazan chiffre le préjudice moral de ses clients à 3 000 €. Même demande pour Claire Josserand-Schmidt, qui pour arriver à ce montant s’est replongée dans l’affaire Karachi, ce dossier jugé en correctionnelle en 2020.

Le coût de la mobilisation

Côté associations, Transparency France international demande 50 000 € pour son préjudice moral. Avant de présenter une facture de 22 000 €, le coût de la mobilisation de l’association. L’association est indirectement épinglée un peu plus tard par Sherpa, par la voix de Vincent Brengarth. Ce dernier demande « un euro » – pas de confusion, l’association n’est pas là pour trouver une source de revenus, rappelle-t-il –, avant de demander 27 000 € au titre de l’article 475-1.

Des montants qui avaient déjà enflé, mais pas pour les mêmes prévenus, après les demandes du Libya Africa Investment Portfolio, ce fonds d’investissement véritable bras doré de Mouammar Kadhafi. Pour l’un des volets de l’affaire, l’histoire de la vente stratosphérique de la villa de Mougins, Frédéric Belot et Alexandre Malan ont fustigé les agissements de Béchir Saleh, l’ancien patron du fonds. Et de pointer son absence, contrairement à Nicolas Sarkozy, « qui fait face » à la justice, saluent-ils. Aux cinq prévenus jugés responsables de ce volet, ils demandent désormais un total d’environ 12 millions d’euros et 100 000 € pour les frais d’avocats.

Mardi matin, la première avocate de l’État libyen, Carole Sportes, confesse. Ce n’est « pas facile de prendre la parole » après les représentants des familles des victimes de l’attentat du DC-10. Et de rappeler que si Tripoli a voulu adopter une « posture de mesure et d’écoute attentive », elle entend bien obtenir réparation, comme elle le fait de « manière courante pour des fonds spoliés ». Une démarche « qui participe de la restauration de la confiance », « essentielle dans une affaire de corruption » et vitale pour cette démocratie naissante, poursuit Marion Seranne, la seconde avocate de ce pays d’Afrique du Nord.

Sur le fond, à propos du financement libyen de la campagne électorale, « on retrouve des informations parfaitement exactes, corroborées », insiste Carole Sportes. « La thèse du complot ne tient pas », ajoute-t-elle. Il s’agissait d’un « groupe qui avançait de manière ciblée vers un même objectif », ajoute Marion Seranne. Soit au final un préjudice matériel de près de 5 millions d’euros correspondant aux trois virements réalisés en 2006, observent-elles. Quant au préjudice moral, complexe à évaluer dans les affaires de corruption, il est finalement estimé au même montant. Avec ces actes de corruption, « ce sont des points de croissance qui sont perdus » et l’ajournement de projets qui auraient pu être utiles à la population, résume Marion Seranne. Les réquisitions, qui ont commencé mardi après-midi, doivent se poursuivre jusqu’à jeudi. La défense prendra ensuite la parole jusqu’au mardi 8 avril, selon le calendrier actuel du procès.

 

© Lefebvre Dalloz