Audience sur une association de malfaiteurs terroriste entre néonazisme et djihadisme
Devant la 16e chambre correctionnelle comparaissaient il y a quelques jours deux jeunes majeurs. Tous deux avaient projeté des attaques après s’être radicalisés dans leurs chambres, sur internet, au travers d’une consultation massive de contenus extrêmes et d’éléments de propagande.
 
                            En 2021, la Direction générale de la sécurité intérieure avait reconstitué un certain nombre d’interactions, notamment sur Telegram, entre plusieurs jeunes, qui avaient en commun d’être de grands consommateurs de propagande (tantôt néonazie, tantôt djihadiste), et qui discutaient en ligne de leurs projets d’attaques respectifs. Parmi eux, se trouvait Enzo T., aujourd’hui âgé de vingt-et-un ans. Mis en examen pour association de malfaiteurs terroriste criminelle (30 ans et 450 000 € encourus ; C. pén., art. 421-6), il a finalement été renvoyé par les magistrats instructeurs pour association de malfaiteurs terroriste, mais dans sa variante délictuelle (10 ans et 225 000 € ; C. pén., art. 421-5), ce qui explique naturellement que l’on se trouve en correctionnelle. Après s’être successivement intéressé à plusieurs idéologies (allant du communisme à l’islamisme version Al-Qaïda), Enzo T. s’était « auto-endoctriné » (l’expression est de lui) avec du contenu néonazi, mais aussi complotiste (« grand remplacement »…), accélérationniste, ou encore incel.
Pour donner un bref aperçu du dossier, on peut indiquer qu’en 2017, Enzo T. s’était lancé dans la rédaction de messages sur Telegram, mais aussi de carnets (intitulés Mein Kampf), des journaux intimes qui avaient rapidement tourné au manifeste, visant toutes sortes de catégories de personnes : des classiques (« les arabes », « les juifs », « les homosexuels »…), et des moins classiques (« les BDSM », « les amish », « les hindous », « les gosses de riches »…). Il était allé jusqu’à projeter la création de camps de concentration ou d’extermination, afin de « purger tous ces petits salopards un par un ». En 2019, il avait couché sur le papier et sur la toile de nombreuses références à Brenton Tarrant, et plusieurs cibles potentielles, comme une mosquée normande qu’il soupçonnait d’abriter des rituels pédo-sataniques (!).
Mais il avait surtout projeté une tuerie scolaire, sur le « modèle » de celle de Columbine (Colorado), survenue vingt ans plus tôt. En 2020, il avait écrit : « Le Führer doit être fier de moi en voyant que je prépare mon œuvre ». Une « œuvre » qu’il avait prévu d’accomplir le 20 avril 2021, soit la double date « anniversaire » de la tuerie de Columbine et de la naissance d’Adolf Hitler. Mais ses plans avaient été contrariés par le troisième confinement. Il avait aussi accumulé de nombreux couteaux (17), auxquels il avait d’ailleurs donné des petits noms, de tueurs en série, de dictateurs ou de chefs de sectes.
« Je n’aurais jamais rien concrétisé »
À la suite de son interpellation, il avait troqué la graphomanie pour la verbomanie, et ainsi conduit les enquêteurs à noircir une centaine de pages de PV d’audition, d’une teneur comparable. Depuis le box, il explique désormais avoir vrillé suite après le divorce de ses parents, mais aussi et surtout en raison du harcèlement scolaire (qui ne ressort pas vraiment des investigations, ni des témoignages, ni des expertises) dont il s’est senti victime tout au long de sa scolarité : « Le bouc émissaire, c’était à chaque fois moi, c’était comme une tradition ». Il tente d’illustrer son propos avec de vieilles anecdotes aussi précises que dérisoires, et remontant pour certaines à la maternelle. Toujours est-il que « si je me suis déclaré néonazi, c’était pour essayer qu’ils me foutent la paix, c’est tout », que « à l’époque, j’avais vraiment sombré dans l’extrémisme », mais que « je me suis rendu compte avec le temps que j’avais pu avoir des propos disproportionnés ». Bref, « je reconnais avoir écrit ce genre de choses, mais sans avoir [eu] l’intention de les faire réellement. […] Je comprends que ça ait pu inquiéter […] mais je n’aurais jamais rien concrétisé ». Ainsi, il prétend désormais que tous ses écrits (mais aussi ses premières déclarations au cours de l’instruction) n’étaient qu’autant de tentatives de capter l’attention de ses interlocuteurs afin de pouvoir leur « parler de son histoire » et les sensibiliser à la problématique du harcèlement scolaire…
Au cours des quelques mois précédant son interpellation, Enzo T. avait interagi, notamment sur Telegram, avec d’autres jeunes nourrissant peu ou prou les mêmes desseins. Deux d’entre eux ont comparu il y a quelques semaines devant le tribunal pour enfants (TPE). Une troisième, Leila B., est dans une situation singulière. Avant de se tenir aujourd’hui aux côtés d’Enzo T., elle a été jugée avec les deux autres : pour association de malfaiteurs terroriste, mais aussi détention de substances destinées à entrer dans la composition de produits ou engins incendiaires ou explosifs en vue de la préparation d’atteintes aux personnes en relation avec une entreprise terroriste (10 ans et 100 000 € encourus ; C. pén., art. 322-11-1, al. 1, et 421-3). Car pour perquisitionner le capharnaüm jonché d’immondices tenant lieu de résidence familiale, les enquêteurs avaient dû faire intervenir les démineurs : dans la chambre de Leila B. se trouvaient des bouteilles de produits chimiques précurseurs du TATP. Cette seconde comparution, elle la doit donc au fait que les deux infractions continues qui lui sont reprochées ont débordé sur les quarante-et-un jours séparant la date de son dix-huitième anniversaire de celle de son interpellation. D’ailleurs, la présidente donne en audience publique lecture de passages des notes d’audience du premier procès en publicité restreinte. L’avocat de Leila B. émaille quant à lui ses rares interventions de vrais-faux lapsus sur l’audience « en première instance » devant le TPE (lequel a condamné sa cliente à 4 ans ferme).
« Sur le téléphone et en vrai, c’est pas pareil »
Leila B. a elle aussi vingt-et-un ans, mais son attitude est celle d’une ado : elle marmonne avec la main devant la bouche, ce que d’ailleurs n’arrange pas, acoustiquement parlant, son refus de parler dans le micro du box. En même temps, elle n’est pas particulièrement loquace. Elle le fut autrement plus durant l’instruction, avec 142 pages de PV d’interrogatoires, selon le décompte de la présidente. Au moment de son interpellation, cela faisait « quatre ou cinq ans » qu’elle avait coupé quasiment tout contact avec le monde extérieur, passant l’essentiel de son temps sur Internet, à osciller entre groupes de discussion néonazis et djihadistes. Avec, très vite, une nette inclination pour la décapitation. Elle avait d’ailleurs disposé, juste à côté de son lit, une insoutenable photographie de l’assassinat de Samuel Paty selon ce mode opératoire, qu’elle avait pris soin d’imprimer sur papier glacé dans une machine en libre-service. Elle avait en outre promis à Enzo T. de faire subir le même sort à ses « harceleurs » s’il lui transmettait les informations permettant de les trouver, ce qu’il avait d’ailleurs fait, avant de changer d’avis. « On a l’impression qu’il y a du plaisir, quand même, à regarder toutes ces vidéos [de décapitation] », lance la parquetière du parquet national anti-terroriste ; « Sur le téléphone et en vrai, c’est pas pareil », rétorque Leila B.
Des investigations, il est ressorti que l’historique internet de la jeune fille débordait de recherches sur des armes à feu, mais aussi et surtout les explosifs : « Parce que ça m’intéressait, mais pas dans l’idée d’en faire », soutient-elle. Ses écrits, dans ses cahiers comme en ligne, ont tourné autour de plusieurs projets d’attentats. Elle a même parfois été jusqu’à faire de sommaires repérages, ou des croquis : parmi les cibles, pêle-mêle, son propre immeuble, un restaurant oriental, ou un temple protestant. « J’ai tellement envie de tuer », écrivait-elle alors, « c’est vraiment un truc de malade, il faut que je tue, putain de merde, je vais vous égorger pour le fun ». Tous ces écrits, « c’était pour pas faire attention à ce qui se passait chez moi », explique-t-elle désormais. Juste avant son interpellation, elle s’était mise à solliciter plusieurs interlocuteurs, avec insistance, pour se procurer une arme de guerre. Elle soutient en substance que jusqu’en 2020, elle avait pensé pouvoir s’arrêter toute seule avant de passer à l’acte, puis qu’à partir de 2021, elle s’était mise à espérer être arrêtée à temps, et donc à faire en sorte que cela arrive.
Des expertises d’Enzo T., ressortent « un vécu persécutif envahissant », une « errance identitaire », des « troubles du jugement », une « forte immaturité affective et intellectuelle », un « isolement socio-affectif majeur », un « inépuisable désir de vengeance ». L’une conclut à une altération du discernement, pour un « trouble du registre paranoïaque ». À en croire Enzo T., il aurait suivi depuis un cheminement de l’ordre de la « déradicalisation », grâce à des discussions avec… des codétenus notoirement d’ultra-droite. Les expertises de Leila B., qui soulignent toutes une « ambiance familiale délétère et insécurisante », ne décèlent « pas de trouble mental majeur » ni « d’effondrement dépressif », mais mentionnent « une absence de toute manifestation émotionnelle » et « une personnalité borderline », « particulièrement fragile et très inquiétante ». En détention, on a trouvé dans sa cellule deux ouvrages en lien avec le djihad, mais aussi des inscriptions telles que « Waffen SS » ou « Arbeit macht frei ». Des codétenues se sont manifestées auprès des surveillants pour signaler ses propos « étranges », sur la fabrication de « bombes » ou une potentielle évasion « pour partir en Syrie ».
« Les intentions sont très claires : semer la terreur »
Le troisième jour d’audience s’ouvre sur les réquisitions. « L’une des particularités de ce dossier, c’est ce mélange des genres », entame la procureure : « le caractère hybride des idéologies du pire », « un peu superficielles pour elle », mais « très ancrées pour lui ». « Leur jeune âge, l’ampleur de leur isolement, leurs parcours singuliers, vous les aurez nécessairement à l’esprit », concède-t-elle, avant de faire remarquer qu’il en a déjà été tenu compte au travers de la correctionnalisation, « qui était tout sauf une évidence ». Sur l’association de malfaiteurs terroriste, elle considère que « les intentions de l’entente son très claires : semer la terreur et avoir un impact sur la société », même s’il « existe aussi des ressorts personnels évidents ». Mais, ajoute-t-elle, « l’intention terroriste n’exige pas que les ressorts personnels n’existent pas ». S’agissant de Leila B., elle précise que « ce projet d’action violente, qu’il dure un mois et demi ou qu’il dure deux ans, il se poursuit ». Elle insiste sur le fait que « sa haine noircit des cahiers, inonde les réseaux sociaux, [qu’] elle parle à longueur de journées de ses projets ». Considère que toutes ses consultations sur Internet sont « des recherches précises [et] opérationnelles ». Afin de « concilier sa personnalité hautement fragile et la protection de la société », elle requiert la confusion avec la peine prononcée par le TPE, et réclame sept ans ferme.
À propos d’Enzo T., elle rappelle qu’il a « admis avoir prêté allégeance » à un canal Telegram qui est lui-même une émanation d’une organisation considérée comme terroriste par plusieurs États (mais pas la France). « Il nous décontenance parfois, par certaines recherches, [ou] par le caractère peu réaliste et désordonné de certains projets », mais il n’en reste pas moins que « ces projets, ils perdurent jusqu’à la date de son interpellation » et que « la liste des actes matériels est longue : nombre des échanges conspiratifs, réalisation de vidéos de revendication… ». « Est-ce qu’il serait passé à l’acte ? », s’interroge-t-elle : « On ne peut évidemment pas répondre à cette question. [Mais] ce qui est certain, c’est que l’accumulation d’actes matériels caractérise l’association de malfaiteurs terroriste et ne permettait aucunement de risquer de le laisser poursuivre ses activités ». Elle souligne que, contrairement à sa co-prévenue, Enzo T. vivait « dans un environnement que l’on peut qualifier d’aimant et de soutenant ». Elle émet des doutes sur l’altération de son discernement, dans la mesure où il avait conseillé à un autre membre du fameux « groupement » de « plaider la folie », mais aussi en raison de ses « déclarations contradictoires », notamment sur d’éventuelles « hallucinations auditives ». Elle réclame cinq ans ferme, suivis de cinq ans de suivi socio-judiciaire.
« Il a été dans l’incapacité absolue de passer à l’acte »
« Ce dossier, il est pénible, entame la première avocate d’Enzo T., mais « nous ne sommes pas là pour faire de la justice-fiction, […] en essayant à tout prix de dessiner le scénario de ce qu’il aurait pu se passer [sans son arrestation] ». Sur la teneur de ses projets, elle insiste sur le fait « qu’on constate quand même qu’il ne sort jamais du virtuel. […] Ce sont juste des paroles en l’air ». Sur l’association de malfaiteurs terroriste : « Au départ, on a pu penser qu’il existait une forme de nébuleuse. […] Mais tous se sont visiblement radicalisés dans leurs chambres, tout seuls ». Un confrère prend le relais, toujours pour Enzo T. : « La colère, elle est réelle, la haine, elle est réelle, mais la question qui se pose devant vous, c’est de savoir quelles conséquences, dans la vraie vie, hors de sa chambre, elles auraient pu avoir ». Or, « bien que sa radicalisation ait duré plusieurs années, […] il a été dans l’incapacité absolue de passer à l’acte d’une quelconque manière. […] Il aurait voulu être ce monstre capable de tuer de sang-froid, et plus il se rendait compte qu’il en était incapable, plus il avait besoin de compenser cette faiblesse, cette lâcheté. […] Il le dit lui-même, il était complètement mégalo ». Sans compter « l’absurdité absolue des moyens d’action qu’il envisage. Il veut […] tuer des gens avec un revolver à blanc, ou faire un cocktail molotov avec de la vodka. […] Le seul passage à l’acte qu’il aurait pu faire [avec], c’est la boire pour noyer son chagrin ».
L’avocat de Leila B. l’assistait déjà devant le TPE : « J’ai vraiment eu l’impression qu’en l’espace d’un mois, elle était rejugée une deuxième fois pour les mêmes faits ». Il estime qu’à la rigueur, « il aurait fallu écarter l’excuse de minorité au TPE », et explique au passage que le dix-huitième anniversaire de sa cliente avait d’autant moins occasionné un basculement chez elle qu’il ne s’était pas accompagné de l’ombre d’un rite de passage, ne serait-ce qu’un dîner en famille. Il poursuit : « Je considère que dans ce dossier (…) [elle] est une espèce d’incarnation d’une Cosette moderne. […] On ne peut pas faire l’impasse là-dessus, statistiquement c’est assez exceptionnel. […] Les paratonnerres attirent la foudre ; elle, elle attire le malheur ». Bref, « Je pense qu’elle comprend qu’il y a un espoir pour elle, […] et c’est énorme pour elle. […] Ce petit rien lui a demandé beaucoup de travail et de persévérance ».
Suspension, et délibéré dans la foulée. Cinq ans dont un assorti d’un sursis simple pour Enzo T. ; trente mois ferme sans confusion pour Leila B.
© Lefebvre Dalloz