Autorité de la chose jugée d’une décision rendue dans un État membre : inapplication de la règle de concentration des moyens

S’il résulte de la règle prétorienne de concentration des moyens que le demandeur à une action en paiement doit présenter, dès l’instance initiale, l’ensemble des moyens qu’il estime de nature à justifier sa demande, de sorte qu’il est irrecevable à former ultérieurement la même demande contre les mêmes parties en invoquant un fondement juridique qu’il s’était précédemment abstenu de soulever, il n’y a pas lieu d’étendre son champ lorsque l’instance initiale se déroule devant une juridiction étrangère, son application étant de nature à porter une atteinte excessive au droit d’accès au juge en ce qu’elle n’est pas, dans ce contexte, suffisamment prévisible et accessible.

Si l’autorité de la chose jugée est déjà en elle-même une notion délicate à appréhender, certains paramètres, à l’image du passage de frontières de la décision de justice qui en bénéficie ou de l’éventuelle application au litige d’une règle de concentration, sont susceptibles d’aggraver la complexité. L’arrêt rendu le 19 juin 2024 par la première chambre civile de la Cour de cassation se penche sur ces différents aspects, dans un contexte cependant particulier puisqu’il est l’occasion pour la Cour de faire application d’un arrêt rendu quelques mois plus tôt par la Cour de justice de l’Union européenne.

Apportons donc d’abord quelques précisions sur ce contexte, pour ensuite envisager la solution posée par la première chambre civile.

Le contexte litigieux

En l’espèce, le litige opposait une société luxembourgeoise à l’un de ses anciens administrateurs, auquel il était demandé le paiement de diverses sommes en raison de prétendus détournements d’actifs.

Devant le juge luxembourgeois, d’abord saisi, la demande a été rejetée au motif qu’elle était fondée sur la responsabilité délictuelle, et non sur la responsabilité contractuelle comme elle aurait dû l’être.

Le différend a ensuite été porté par la société devant le juge français mais, pour la circonstance, sur le fondement du droit luxembourgeois de la responsabilité contractuelle. L’ancien administrateur a alors soulevé l’irrecevabilité de la demande, considérant qu’elle se heurtait à l’autorité de la chose jugée de la décision luxembourgeoise.

Après un arrêt de cassation sur lequel il n’est pas nécessaire de s’attarder (Civ. 1re, 4 juill. 2018, n° 17-20.610) et un renvoi devant la Cour d’appel de Versailles, l’action a été déclarée par celle-ci irrecevable aux motifs que l’autorité de la chose jugée qui s’attachait à l’arrêt luxembourgeois devait s’apprécier au regard de la loi française de procédure, en vertu de laquelle pèse sur le demandeur une obligation de concentration des moyens depuis la jurisprudence Cesareo (Cass., ass. plén., 7 juill. 2006, n° 04-10.672, D. 2006. 2135, et les obs. , note L. Weiller ; RDI 2006. 500, obs. P. Malinvaud ; RTD civ. 2006. 825, obs. R. Perrot ; JCP 2006. 10070, note G. Wiederkehr ; Procédures 2006. Repère 9, obs. H. Croze ; ibid. Comm. 201, obs. R. Perrot ; Dr. et patr. 2007. 113, obs. S. Amrani-Mekki ; Rev. huiss. 2006. 348, obs. N. Fricero).

Partant, il incombait à la société demanderesse de présenter dès l’instance relative à sa première demande, qui s’est déroulée devant le juge luxembourgeois, l’ensemble des moyens qu’elle estimait de nature à fonder celle-ci, de telle manière qu’elle n’était plus admise à invoquer devant le juge français un fondement juridique qu’elle s’était abstenue de soulever, en l’occurrence celui relatif à la responsabilité contractuelle.

C’est dans le cadre d’un nouveau pourvoi en cassation, formé par la société luxembourgeoise, que la première chambre civile a décidé de renvoyer plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne et de surseoir à statuer jusqu’à son arrêt (Civ. 1re, 17 nov. 2021, n° 19-23.298, Dalloz actualité, 1er déc. 2021, obs. C. Bléry et N. Reichling ; D. 2021. 2095 ; RTD eur. 2022. 207, obs. A. Jeauneau  ; JDI 2022. Comm. 8. 551, obs. H. Gaudemet-Tallon).

D’abord enregistrée, l’affaire a ensuite été radiée par la Cour de justice, cette dernière ayant rendu un arrêt à propos de questions préjudicielles posées parallèlement par la chambre sociale, dans une affaire aux difficultés proches (CJUE 8 juin 2023, aff. C-567/21, Dalloz actualité, 26 juin 2023, obs. P. Gondard ; D. 2023. 1125 ; ibid. 2024. 937, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke ; RTD civ. 2023. 961, obs. P. Théry  ; JDI 2024. Comm. 13, note M. Barba).

Ces deux renvois en interprétation préjudicielle posaient en effet la question de savoir si l’étendue précise de l’autorité de chose jugée attachée à la décision étrangère devait s’apprécier selon la loi de procédure de la juridiction saisie, selon la loi de l’État d’origine de la décision ou bien de manière autonome, c’est-à-dire par référence au système et aux objectifs posés par le droit de l’Union européenne applicable, ici le règlement (CE) n° 44/2001 du 22 décembre 2000, dit « Bruxelles I ».

C’est donc à l’aune de la solution posée par la Cour de justice le 8 juin 2023 que la première chambre civile a rendu son arrêt le 19 juin 2024.

La solution rendue

Rappelons brièvement que les juges de la Cour de justice avaient en substance affirmé que, s’il n’y a pas à tenir compte des règles de concentration des demandes qui s’imposaient au plaideur dans l’État d’origine de la décision pour déterminer l’autorité ou l’efficacité de la décision rendue par cet État, cela n’empêchait pas l’État requis de mettre en œuvre ses propres règles procédurales, et spécialement sa règle nationale de concentration.

En d’autres termes, donc, si la règle de concentration de l’État d’origine ne s’impose pas à l’État requis, celui-ci est libre de faire application d’une telle règle dès lors que son droit interne l’impose.

C’est sous cet angle que la Cour de cassation envisage la difficulté en s’interrogeant sur l’opportunité d’opposer la règle prétorienne de concentration des moyens au plaideur qui intente en France une nouvelle action.

En l’espèce, fallait-il imposer à la société demanderesse de présenter devant la juridiction luxembourgeoise l’ensemble des moyens qu’elle estimait de nature à fonder sa demande ?

La Cour de cassation s’y refuse. Selon elle, il n’y a pas lieu d’étendre le champ de la règle prétorienne de concentration des moyens lorsque l’instance se déroule devant une juridiction étrangère, « son application étant de nature à porter une atteinte excessive au droit d’accès au juge en ce qu’elle n’est pas, dans ce contexte, suffisamment prévisible et accessible ».

Dans ces conditions, la société demanderesse pouvait intenter en France une nouvelle action, dès lors qu’elle agissait sur un fondement juridique différent de celui invoqué devant la juridiction luxembourgeoise, la jurisprudence Cesareo ne lui étant pas opposable.

À première vue, la solution est plutôt convaincante dans la mesure où l’on peut considérer que la règle de concentration des moyens n’est pas imposée par l’ensemble des droits nationaux des États membres.

Aussi est-il plus prudent de ne pas faire peser sur le plaideur qui intente une nouvelle action en France une obligation qui ne se serait pas imposée à lui dans l’État où il a déjà agi, lui permettant ainsi d’agir à nouveau, sur un fondement juridique différent de celui invoqué dans le cadre du premier procès.

Au cas d’espèce, d’après les écritures de la société demanderesse, le droit luxembourgeois ne connaissait aucune règle de concentration des moyens similaire à celle posée par la jurisprudence française dans son arrêt Cesareo. Dans ces conditions, on peut légitimement considérer que la société demanderesse ne s’attendait pas à ce qu’une telle règle lui soit opposée devant le juge français, l’empêchant de présenter sa demande en réparation sur un fondement distinct de celui qu’elle avait préalablement soumis au juge luxembourgeois.

Or, c’est peut-être là que la solution posée en l’espèce trouve sa limite.

Si la règle de concentration n’est pas connue du droit de l’État d’origine de la décision, l’impératif de prévisibilité et d’accessibilité mentionné par la Cour de cassation est pleinement fondé. Mais si, à l’inverse, la règle y est imposée, convient-il encore d’écarter celle que connaît également l’État requis ? On peut en douter puisque, dans une telle hypothèse, l’impératif de prévisibilité n’a plus la même acuité. Est-il d’ailleurs toujours pertinent dans la mesure où l’irrecevabilité serait alors successivement encourue tant dans l’État d’origine que dans l’État requis ?

La Cour de cassation n’a certes pas mentionné une telle limite, pour autant, elle pourrait trouver quelque écho au terme de l’arrêt rendu par la chambre sociale le 6 mars 2024 (Soc. 6 mars 2024, n° 19-20.538, D. 2024. 483 ), à l’origine des questions préjudicielles auxquelles la Cour de justice a répondu dans son arrêt précité du 8 juin 2023.

Contrairement à l’arrêt commenté, la chambre sociale a conclu à l’irrecevabilité de la demande formée par le salarié. Il est vrai, toutefois, que l’affaire n’était pas comparable en tout point puisque la règle en discussion dans cet arrêt imposait, non pas une obligation de concentration des moyens, mais de concentration des demandes, obligation certes écartée par la jurisprudence (Civ. 2e, 19 mai 2022, n° 21-13.062, Dalloz actualité, 10 juin 2022, obs. N. Hoffschir ; AJDI 2022. 772 , obs. T. Brault ; 15 déc. 2022, n° 21-16.007, Dalloz actualité, 11 janv. 2023, obs. C. Bléry ; AJ fam. 2023. 8, obs. F. Eudier et D. d’Ambra ; RTD civ. 2023. 730, obs. N. Cayrol ) mais imposée en matière de droit du travail par le législateur français, ici État requis, et en droit anglais, État d’origine de la décision.

Si le droit de l’État d’origine de la décision ne connaît pas une règle de concentration similaire à celle de l’État requis, le refus de l’imposer est légitime puisque, dans le cas contraire, il reviendrait à imposer à la juridiction étrangère une règle qu’elle ne connaît tout simplement pas. Mais cette considération tombe inéluctablement si la règle est connue du droit de l’État d’origine. Et l’on ne voit pas vraiment, dans cette perspective, quel obstacle se dresserait à la prise en considération du droit processuel étranger.

Faut-il donc analyser l’irrecevabilité jugée par la chambre sociale comme fondée sur cette consécration commune du droit français et anglais de l’obligation de concentration des demandes ? Et le rejet de l’irrecevabilité par la première chambre civile par la seule consécration du droit français de l’obligation de concentration des moyens, inconnue du droit luxembourgeois ?

On remarquera que dans l’énoncé de chaque solution, aucun élément ne permet véritablement d’appuyer une telle grille de lecture fondée sur la prise en considération du droit processuel étranger.

Aussi l’explication est-elle peut-être à déceler ailleurs, et en tout état de cause sans égard pour ce que le droit de l’État d’origine de la décision impose ou n’impose pas aux plaideurs. C’est que, contrairement à la règle de concentration des demandes dont il était question dans l’arrêt de la chambre sociale, qui avait été posée par le législateur, celle de concentration des moyens dans l’arrêt de la première chambre civile est d’origine prétorienne, ainsi que le souligne d’ailleurs la Cour de cassation.

Cette différence au niveau de la source de droit à l’origine de la règle de concentration pourrait ainsi justifier la différence de solution. Mais à suivre une telle voie, alors, l’exigence de prévisibilité et d’accessibilité mentionnée par la première chambre civile pour justifier l’éviction de la règle posée par la jurisprudence Cesareo est peu convaincante. Qu’est-ce qui justifierait que des plaideurs accèdent plus facilement à une disposition du code du travail qu’à une règle posée par l’un des arrêts parmi les plus emblématiques de la procédure civile ?

En définitive, n’y a-t-il pas là le signe d’un vacillement de la jurisprudence Cesareo ?  

 

Civ. 1re, 19 juin 2024, FS-B, n° 19-23.298

© Lefebvre Dalloz