Borgo : quand la salle de cinéma précède la salle d’audience

Si l’évocation de Bastia-Poretta résonne agréablement aux oreilles du citoyen, comme une douce destination de vacances, il fait malheureusement écho pour les juristes au double meurtre de Jean-Luc Codaccioni et Antoine Quilichini qui s’est déroulé devant le célèbre aéroport de l’île corse. Le réalisateur aurait alors pu s’emparer du sujet des gangs notamment de celui de « La brise de mer ». Il préfère toutefois se concentrer sur Cathy Châtelain-Sénéchal – dénommée d’ailleurs autrement dans le film –, et qui aurait contribué à la réalisation du fameux double meurtre. Son procès, comme celui de quinze autres accusés, débute la semaine du 6 mai à la Cour d’assises d’Aix-en-Provence et ce, pour plus de six semaines. Le film, quant à lui, est sorti le 17 avril dernier. Comment alors concilier fiction et présomption d’innocence ?

Que ce soit par le biais de la fiction ou de l’enquête journalistique, l’affaire Poretta est au cœur de l’actualité. Violette Lazard publie également ces derniers jours Le Crépuscule de la Brise de mer aux éditions Robert Laffont. Elle prend comme point de départ le double meurtre commis il y a maintenant près de sept ans.

Quant aux liens de l’affaire avec la fiction, ils ont finalement été noués dès la commission des faits. Celui qui aurait tiré sur les deux victimes avait effectivement déclaré au moment des faits, devant des voyageurs stupéfaits : « c’est pour un film », avant ensuite de prendre la fuite. C’est donc presque naturellement que le cinéma s’est emparé du sujet.

Que ce soit par le canal du cinéma d’horreur ou des grands films noirs, nos hantises et craintes de spectateurs sont presque exorcisées par l’effet de l’écran. Le criminel est happé par la fiction et souvent capturé par les enquêteurs, puni ainsi de ses méfaits. L’amoralité exposée pendant le film est très souvent ensuite recadrée à la fin de celui-ci. Nos angoisses de spectateurs sont ainsi apaisées en sortant de la salle. Le film de procès cherche quant à lui à confronter l’acte criminel aux aléas de la justice et à la construction de « vérité judiciaire ». Borgo n’emprunte pas ces chemins. Faisant pourtant écho à un véritable procès et s’interrogeant sur les implications d’une « matonne » trop exposée à un gang corse, il cherche à décrypter comment l’ordinaire peut côtoyer le mal jusqu’à si noyer.

Le droit envisage quant à lui les frontières entre le réel et le fictionnel, ce qui peut être montré ou au contraire ce qui doit être dissimulé, ou encore ce qui se doit d’être protégé. Les films peuvent ainsi être exposés à la censure ou à des limites d’âges précises.

Ces liaisons dangereuses ont déjà fait l’objet d’une littérature particulièrement abondante en la matière (v. réc., M. Leroy, Peut-on interdire la projection d’un film ?, AJCT 2024.103 ) puisque l’activité cinématographique fait l’objet d’un système d’autorisation assez singulier par l’intermédiaire de la délivrance d’un visa préalable (C. Broyelle, L’indéfendable police du cinéma, AJDA 2017.1488 ). Le domaine du cinéma s’est d’ailleurs imprimé dans les célèbres pages du GAJA grâce à l’arrêt Société Lutétia de 1959 (CE 18 déc. 1959, Sté « Les films Lutetia » et syndicat français des producteurs et exportateurs de films, n° 36385, Lebon ).

À côté de ce système administratif et des potentiels procès devant le juge administratif qu’il peut engendrer, de nombreux films ont également pu faire l’objet de procès devant le juge judiciaire, notamment pour atteinte à la vie privée ou à la présomption d’innocence. Les exemples ne manquent pas mais concernant spécifiquement les films judiciaires, on pense par exemple aux films Grâce à Dieu, Une intime conviction ou encore récemment le Procès Goldman). Le cas de Borgo est atypique. Il est effectivement très rare qu’un film qui s’intéresse à des faits criminels connaissent en miroir la tenue d’un procès sur ces mêmes faits dans la vie réelle. La rencontre de la fiction et de la réalité peut alors poser de réels problèmes procéduraux.

Un précédent concerne toutefois le film Les noces rouges de Claude Chabrol qui relatait les faits d’un double meurtre adultérin avant que le procès n’ait lieu. Le visa délivré par le ministre de la Culture avait une date de prise d’effets décalée pour préserver « les droits et intérêts essentiels des parties » ainsi que « les droits des accusés » comme l’avait confirmé la Haute juridiction administrative (CE 8 juin 1979, n° 05164, ). Le film n’avait pu alors sortir qu’à l’issue de l’instance.

Pourquoi n’en-a-t-il pas été de même pour le film Borgo ?

Tout d’abord, le film ne représente absolument pas de procès et ne s’intéresse pas non plus à une éventuelle peine qu’aurait à subir le personnage principal. Le réalisateur ne se fait donc pas devin en la matière. Il se concentre sur le personnage énigmatique de « Mélissa » dont le prénom répété dans une version corse de la célèbre chanson de Julien Clerc restera forcément dans les mémoires. Mélissa est donc surveillante au sein de l’administration pénitentiaire, sérieuse et dédiée à son travail. Elle tisse des liens de proximité avec certains détenus dans la prison de Borgo. Ces rapprochements vont cependant dépasser les murs de la prison et l’emmener dans un engrenage fatal. En effet, sous couvert de rendre services ou de délivrer des informations anodines sur d’autres détenus, elle va peu à peu glisser dans la criminalité. Sans retournements de situation ou scènes brutales, le personnage va ainsi basculer très doucement vers le crime. Si le réalisateur ne cherche pas à faire douter le spectateur de sa culpabilité, c’est parce qu’il ne cherche pas du tout à se placer sur le terrain du droit.

Stéphane Demoustier ne se transforme alors ni en procureur, en juge ou encore en juré. Il se mue au contraire en chirurgien de la criminalité, et en l’occurrence de la criminalité féminine. Sans jugement, sans parti pris, il abandonne son personnage à ses propres choix. Il laisse ainsi le spectateur se construire sa propre opinion et non à se forger une conviction.

Ce qui intéresse le spectateur n’est donc presque pas l’affaire criminelle, qui certes sert d’écrin et de point de départ à l’écriture du film, mais de s’interroger sur l’acte criminel de manière plus globale. Il permet alors de creuser la question de la fascination que tout un chacun possède vis-à-vis d’un crime et surtout de l’auteur de ce crime. Il s’agit en effet d’enfoncer des portes ouvertes que de dire que le fait divers est une source inépuisable pour les cinéastes et ne cesse de remplir les salles obscures.

Stéphane Demoustier fait un léger pas de côté. Il semble ne pas s’emparer du fait divers pour son côté dérangeant ou rebutant mais cherche à analyser sa structure, ses origines et ses mécanismes. Il poursuit alors le travail entrepris dans son précédent long-métrage. La fille au bracelet avait pu dérouter le spectateur. Pendant le procès pour meurtre de sa meilleure amie, une jeune fille restait ainsi totalement mutique et choisissait le silence plutôt que la défense active. Coupable ou non, le spectateur restait fasciné par l’accusée et sa personnalité énigmatique. Le choix de l’actrice Hafsia Herzi dans le film Borgo peut troubler le cinéphile averti. Il y a quelques mois à peine, dans le film Le Ravissement, son personnage nous entraînait également sur le terrain de l’étonnement et de l’incompréhension dans l’enchaînement de faits courants qui conduiront finalement à un acte fatal.

La comparaison avec le film L’emploi du temps de Laurent Cantet saute également aux yeux. Nulle évocation de l’affaire judiciaire de Jean-Claude Romand – auquel il fait pourtant référence implicitement –, nul procès évoqué au cours du film ou de scènes explicites. Le choix est fait de de se focaliser sur la banalité du quotidien d’un homme, dont on sait qu’il aura commis les pires atrocités. Le réalisateur, là aussi, ne s’intéresse pas à l’acte mais à sa généalogie et son cheminement.

Extraire les faits divers de l’enquête (pourtant tout de même présente dans le film Borgo) ou du procès permet ainsi de prolonger les interrogations sur la nature humaine et sur ses penchants criminels. Borgo se révèle toutefois comme un paradoxe car il baigne dans cette ambiance criminelle. Le film prend le titre du nom d’une prison et beaucoup de ses scènes se déroulent en son sein. En dépit de ce contexte, le réalisateur veut démontrer et souligner comment la corruption et les comportements amoraux peuvent se loger dans n’importe quelle situation et face à n’importe quel caractère. L’affaire Poretta est ainsi une simple source d’inspiration sans volonté de transposition.

Les deux salles – d’audience et de cinéma – paraissent donc parfaitement cloisonnées. Elles peuvent et continueront ainsi de se croiser sans remettre en cause les principes élémentaires de la procédure pénale. 

 

© Lefebvre Dalloz