Brevet : l’interdiction provisoire, un pari risqué !

Le 17 janvier 2025, la Cour d’appel de Paris a statué sur une affaire en contrefaçon d’un brevet français pour lequel des mesures d’interdiction provisoire avaient été obtenues.

Premier rebondissement, lors du jugement de première instance, le brevet a été considéré comme nul pour défaut d’activité inventive. Cette décision a remis en cause toutes les mesures provisoires mises en œuvre précédemment, exigeant alors même des compensations en faveur du défendeur. Second rebondissement, cette décision de la Cour d’appel de Paris du 17 janvier 2025 vient confirmer l’activité inventive du brevet, et donc, toutes les mesures provisoires redeviennent ainsi rétroactivement légitimes, au grand soulagement du plaignant.

La situation est assez classique, la société TER (Touraine emballage recyclage) a réalisé une innovation et déposée un brevet français n° 03 02695 (FR 695) le 5 mars 2003, qui revendique la priorité d’une demande de brevet précédemment déposée le 9 décembre 2002.

Ce brevet français FR 695 vise des volets antichute utilisés pour éviter que les marchandises transportées tombent entre les ridelles d’un chariot. Bien que ce produit soit très simple techniquement, il a été acheté par la société Transgourmet à la société TER de 2008 à 2017, jusqu’à ce que la société Transgourmet décide de s’approvisionner auprès d’un fabricant chinois.

Par ailleurs, la société TER a également licencié la société Sufilog de son brevet français. Ainsi, en constatant que Transgourmet n’achetait plus ses produits et qu’il réalisait l’importation de produits chinois considérés contrefacteurs, les sociétés TER et Sufilog ont demandé une retenue douanière le 8 février 2019. Cette retenue a été réalisée par les douanes le 5 mars 2019 avec la confiscation de plus de 35 000 produits.

À la suite de cette première mesure provisoire, une saisie-contrefaçon a été réalisée le 12 mars 2019, suivie par une assignation en référé le 2 avril 2019 des sociétés TER et Sufilog pour obtenir un rappel des circuits commerciaux et une indemnité provisionnelle.

L’assignation en contrefaçon du brevet français FR 695 a, quant à elle, été déposée le 11 avril 2019.

Le premier jugement qui a été rendu, le 28 juin 2019, concerne l’interdiction provisoire. Ce jugement confirma plusieurs mesures d’interdiction provisoire, notamment la demande d’une indemnité provisionnelle de 75 000 € et la conservation des retenues douanières avec astreintes à l’utilisation des produits.

Cette décision de première instance concernant l’interdiction provisoire a été confirmée le 14 septembre 2021 par la Cour d’appel de Paris.

Décision de première instance

Il est à noter qu’avant cette confirmation de l’interdiction provisoire, une requête en limitation a été déposée par la société TER, le 17 décembre 2020, afin de préparer le procès en contrefaçon. Dans cette limitation, la revendication 1 a été modifiée pour distinguer plus spécifiquement l’état de la technique de l’invention et la revendication 35 a été réécrite sous la forme d’une revendication indépendante, en reprenant les caractéristiques de la revendication 1.

La modification de la revendication 1 indique, avant les termes « caractérisé en ce que », qu’il était déjà connu de mettre en œuvre des moyens antichute sur des chariots, contrastant ainsi avec le fait que l’invention se distingue de ces moyens connus par l’utilisation de deux volets symétriques formés par des feuilles souples.

La décision de première instance concernant la contrefaçon a été rendue le 24 juin 2022 et il a été considéré que les revendications 1, 2, 7 à 9, 11 à 13, 19, et 35 du brevet FR 695 de la société des TER sont dépourvues d’activité inventive. Le Tribunal judiciaire de Paris a donc prononcé la nullité de ses revendications, débouté les sociétés TER et du Sufilog, et ordonné la société TER de restituer la provision à valoir sur les dommages et intérêts de 75 000 €.

Le Tribunal judiciaire de Paris a également condamné les sociétés TER et Sufilog à rembourser les frais de constat d’huissier générés par l’exécution de l’ordonnance de référé du 28 juin 2019, ainsi qu’à payer des frais de procédure de 120 000 € sur le fondement de l’article 700. Il est à noter que ces frais de procédure sont largement supérieurs aux frais constatés dans les décisions analogues et sont liés à toutes les mesures provisoires mises en œuvre dans cette affaire.

Décision de la cour d’appel

Lors du recours, le mémoire de recours des sociétés TER et Sufilog demande naturellement le maintien des mesures d’interdiction provisoire et la confirmation de la validité du brevet français.

De son côté, la société Transgourmet soulève de nouveaux motifs de nullité du brevet FR 695 sur le fondement de l’extension de la portée, de l’accroissement de l’étendue de la protection, ou encore de l’insuffisance de description.

Dans le jugement, ces nouveaux moyens de nullité sont facilement balayés par la cour puisqu’il est difficile de croire qu’un homme du métier, en regardant simplement la figure illustrée ci-dessous du brevet TER, rencontrerait des difficultés à implémenter une telle invention, car l’utilisation de sangles ou de feuilles souples sont tout de même des solutions particulièrement classiques.

En ce qui concerne l’accroissement de l’étendue de la protection, ou encore l’extension de l’objet de la demande, les modifications réalisées aux revendications 1 et 35 sont simplement de nature à distinguer l’invention de l’état de la technique entre la partie préambule et la partie caractérisante de la revendication 1. Ces modifications n’affectent et n’induisent pas d’extension de la portée de ce brevet.

Ainsi cette décision est tout à fait logique sur ces nouveaux fondements soulevés au stade du recours par la société Transgourmet. Le point le plus discutable de cette décision réside incontestablement dans l’activité inventive, tant à première vue l’invention déposée dans le brevet de la société TER est simple.

Activité inventive du brevet

À la suite de la procédure de limitation, la revendication 1 du brevet FR 695 se lit désormais :

« Chariot de stockage de marchandises comprenant une embase (120) et au moins deux ridelles verticales (130) montées sur celle-ci, le chariot comprenant en outre des moyens antichute, caractérisé par le fait qu’il comprend en outre que lesdits moyens sont constitués de deux volets antichute (140) symétriques formés chacun d’une feuille souple (150) de dimensions adaptées pour recouvrir au moins un côté du chariot défini entre les deux ridelles (130) et liée à d’au moins deux sangles (160) horizontales fixées sur la feuille souple et équipées sur une première extrémité de moyens (167) propres à permettre sa fixation sur un montant d’une première ridelle et sur leur seconde extrémité de moyens (170) permettant une fixation amovible sur un montant de la ridelle opposée. »

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Ainsi, l’invention vise des volets permettant de déplacer facilement les marchandises sans risque de chute. En effet, les chariots à ridelles comportent classiquement deux ridelles latérales. Entre ces ridelles, les produits sont disposés dans le chariot. En cas de transport des produits sans les volets antichute de l’invention, ceux-ci risquent de chuter en dehors du chariot sur les faces qui ne sont pas pourvues de ridelles. Classiquement, un film plastique est enroulé autour des ridelles pour protéger les produits, mais ce film n’est pas réutilisable.

Pour remettre en cause l’activité inventive, la société Transgourmet a soulevé plusieurs documents qui n’avaient pas été soulevés dans les procédures de délivrance de la famille du brevet FR 695.

Le brevet le plus pertinent est le brevet dénommé CLAES (BE 10 12707).

Tel qu’illustré ci-contre, ce brevet décrit une enveloppe qui peut être montée sur un chariot autour des ridelles (2) pour éviter la chute d’objets. En outre, cette enveloppe présente une trappe d’accès (la face 10) qui permet d’accéder à des produits alors même que l’enveloppe est montée autour du chariot.

Tout le débat de l’activité inventive réside dans la compréhension du fonctionnement de cette trappe. Les sociétés demanderesses (TER et Sufilog) ont réussi à montrer que la trappe était techniquement différente de la face antichute inamovible et qu’un homme du métier, partant du document CLAES, n’utiliserait pas deux volets antichute.

Ainsi, la cour d’appel conclue que « l’intimée ne démontre pas au vu de ces antériorités comment l’homme du métier d’une part, aurait été incité à séparer la trappe de l’enveloppe du document CLAES pour l’utiliser en deux volets antichute symétriques et d’autre part, aurait retenu les moyens de fixation prévus dans le brevet portant sur au moins deux sangles horizontales permettant la fixation sur une ridelle et la ridelle opposée. »

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L’invention du brevet FR 695 étant technique très simple, on aurait pu s’attendre à ce que la cour donne plus de poids aux compétences générales de l’homme du métier, mais les arguments de l’intimée sont faibles sur ce point.

Ainsi, la cour d’appel a reconnu la brevetabilité des revendications 1, 2, 7 à 9, 11 à 13, 19, et 35 du brevet FR 695. Les mesures d’interdictions provisoires ont donc été confirmées.

Pour conclure, les mesures provisoires sont effectivement une très bonne méthode pour limiter rapidement l’ampleur d’une contrefaçon, mais elles représentent un risque à mesurer. En effet, même si le brevet FR 695 a expiré depuis 2023 et que ces mesures provisoires ne sont plus d’actualité, Transgourmet ayant désormais le droit de s’approvisionner en Chine, les coûts que ces mesures provisoires ont fait peser sur le contrefacteur Transgourmet doivent, si le brevet est annulé, être compensés. Ces coûts font peser un risque non négligeable sur le titulaire du brevet qui active ces mesures provisoires, surtout lorsque son brevet présente une validité discutable.

 

Paris, pôle 5 - ch. 2, 17 janv. 2025, n° 2215057

© Lefebvre Dalloz