Caractère subsidiaire de l’enrichissement sans cause et administration de la preuve
Dans un arrêt rendu le 10 janvier 2024, la première chambre civile de la Cour de cassation confronte le principe du caractère subsidiaire de l’enrichissement sans cause à la carence dans l’administration de la preuve de l’action principale du requérant.
La première chambre civile ne rend pas un grand nombre de décisions publiées au Bulletin chaque année sur les quasi-contrats (v. ces dernières années, Civ. 1re, 2 févr. 2022, n° 20-19.728 F-B, Dalloz actualité, 10 févr. 2022, obs. C. Hélaine ; D. 2022. 278
; 18 nov. 2020, n° 19-10.965 F-P+B, Dalloz actualité, 17 déc. 2020, obs. C. Hélaine ; 16 sept. 2020, n° 18-25.429 P, Dalloz actualité, 14 oct. 2020, obs. C. Hélaine ; D. 2020. 1837
; ibid. 2021. 499, obs. M. Douchy-Oudot
; ibid. 657, obs. P. Hilt
; AJ fam. 2020. 596, obs. J. Houssier
). La matière est, il faut bien le dire, assez peu sujette à un contentieux de masse donnant lieu à des pourvois aussi fréquents que dans d’autres pans du droit des obligations. Aussi, l’arrêt rendu le 10 janvier 2024 qui est à la fois publié au Bulletin et aux très sélectives Lettres de chambre attire nécessairement une certaine attention.
Le pourvoi puise sa source dans un partage judiciaire entre des anciens époux jadis mariés sous le régime de la séparation de biens. Pendant la procédure de partage, l’une des parties au procès ajoute à sa demande principale fondée sur l’existence d’un prêt, en cause d’appel, une demande subsidiaire axée sur l’enrichissement sans cause. La cour d’appel saisie décide de ne pas faire droit à une telle demande en précisant que l’absence de preuve suffisante d’une obligation de restitution ne pouvait pas être contournée par une demande fondée sur l’enrichissement sans cause. La demanderesse à ladite action se pourvoit en cassation.
Son pourvoi sera rejeté en ces termes : « Ayant constaté que Mme [B] n’apportait pas la preuve du contrat de prêt qui constituait le fondement de son action principale, la cour d’appel en a exactement déduit qu’elle ne pouvait pallier sa carence dans l’administration de cette preuve par l’exercice subsidiaire d’une action au titre de l’enrichissement sans cause ». Nous allons examiner pourquoi.
Le rappel d’un principe bien établi
À titre liminaire, l’arrêt n’évoque pas une question délicate, à savoir celui du fondement applicable. On devine sans difficulté que le choix a été fait pour celui de l’article 1371 ancien et de la jurisprudence applicable à celui-ci ayant dégagé l’enrichissement dit sans cause puisque c’est cette expression qui est utilisée dans l’arrêt au point n° 5.
L’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 parle, en effet, désormais d’enrichissement injustifié aux nouveaux articles 1303 et suivants du code civil. Il faut ici se rappeler d’un arrêt rendu il y a quelques années que nous avions commenté dans ces colonnes précisant que c’est le fait ayant entraîné l’enrichissement injustifié qui commande l’application de la loi dans le temps (Civ. 1re, 3 mars 2021, n° 19-19.000 FS-P, Dalloz actualité, 19 mars 2021, obs. C. Hélaine ; D. 2021. 830
, note F. Chénedé
; ibid. 819, obs. J.-J. Lemouland et D. Vigneau
; ibid. 2022. 528, obs. M. Douchy-Oudot
; AJ fam. 2021. 301, obs. J. Casey
). L’application du droit antérieur trouve donc tout son sens.
Pour le droit ancien, la jurisprudence dégageait déjà ce que l’on pouvait appeler le caractère subsidiaire de l’enrichissement sans cause désormais codifié sans détour à l’article 1303-3 du code civil. On observait toutefois un certain « cantonnement du principe de subsidiarité » que le texte nouveau semble avoir conforté (sur cette expression et sur le contexte doctrinal pluriel autour des positions d’Aubry et Rau puis de Rouast et d’Esmein, v. F. Terré, P. Simler, Y. Lequette et F. Chénedé, Droit civil – Les obligations, 13e éd., Dalloz, 2022, p. 1438, n° 1313). La solution du 10 janvier 2024 ne remet pas en cause ce recul de manière très franche, elle ne fait que de replacer l’enrichissement sans cause à sa juste place.
Il existe, en effet, un certain risque que cette action soit utilisée à mauvais escient.
C’est pour cette raison que l’on enseigne que celle-ci « ne saurait servir à contourner les conditions de mise en œuvre d’une autre action ouverte à l’appauvri » (G. Chantepie et M. Latina, Le nouveau droit des obligations, 2e éd., Dalloz, 2018, p. 690, n° 753, citant l’arrêt ayant inspiré le législateur quant aux « obstacles de droit » qu’évoque l’art. 1303-3 c. civ. nouv., Civ. 3e, 29 avr. 1971, n° 70-10.415).
Sur tous ces différents points, le fondement même de la solution du 10 janvier 2024 n’est pas critiquable. Et c’est une bonne chose car s’agissant d’une construction jurisprudentielle, la Cour de cassation aurait pu abandonner purement et simplement la subsidiarité de cette action pour le droit ancien. Le maintien du principe restait toutefois absolument nécessaire eu égard à sa codification dans le droit nouveau, surtout à l’heure où la Haute juridiction n’hésite plus à parfois aligner les positions différentes d’une réforme aux situations qui ne sont pas régies par celle-ci (v. par ex. pour l’ord. réformant le droit des sûretés, Civ. 1re, 20 avr. 2022, n° 20-22.866 FS-B, Dalloz actualité, 2 mai 2022, obs. C. Hélaine ; D. 2022. 1842
, note C. Guillard
; ibid. 1724, obs. J.-J. Ansault et C. Gijsbers
; ibid. 1828, obs. D. R. Martin et H. Synvet
; ibid. 2023. 616, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud
; Rev. prat. rec. 2022. 23, chron. O. Salati
; RTD civ. 2022. 678, obs. C. Gijsbers
).
C’est plutôt sur l’application de cette subsidiarité que le doute est permis.
L’application malaisée à la question de l’administration de la preuve
La réponse donnée par la première chambre civile est assez lapidaire. Sans aller jusqu’à regretter que l’on aurait pu apprécier une motivation enrichie, les faits ne s’y prêtant pas, l’argumentation déployée n’est pas forcément très facile à comprendre pour le lecteur. Tentons de retrouver les « maillons intermédiaires » du raisonnement (Guide de la motivation enrichie disponible sur le site de la Cour de cassation, p. 8, n° 1). Les juges du fond avaient rejeté l’enrichissement injustifié de la requérante dans la mesure où l’action principale de celle-ci n’était pas correctement démontrée.
Plus exactement encore, c’était un problème d’administration de la preuve pour ladite action principale.
Certes, ici, le prêt permettait parfaitement à la demanderesse d’obtenir satisfaction.
Cette action lui était ouverte et empêchait donc l’enrichissement sans cause de pouvoir être avancé. Les deux hypothèses du caractère subsidiaire, qu’elles résultent de la jurisprudence antérieure ou du nouvel article 1303-3 du code civil (à savoir une action ouverte d’une part ou, d’autre part, quand cette action se heurte à un obstacle de droit), semblent malaisées quand le plaideur n’arrive pas à faire la preuve de sa prétention. L’obstacle probatoire semble transcender la distinction. L’orientation choisie dans l’arrêt du 10 janvier 2024 n’est pas nouvelle puisqu’elle a pu déjà être précisée par le passé (v. par ex., Civ. 1re, 2 avr. 2009, n° 08-10.742, Dalloz actualité, 14 avr. 2009, obs. I. Gallmeister ; D. 2009. 1088
; ibid. 2058, chron. P. Chauvin, N. Auroy et C. Creton
; RTD civ. 2009. 321, obs. B. Fages
; précisant que : « Mais attendu qu’ayant constaté que M. Y… n’apportait pas la preuve du contrat de prêt qui constituait l’unique fondement de son action principale, la cour d’appel en a exactement déduit qu’il ne pouvait être admis à pallier sa carence dans l’administration d’une telle preuve par l’exercice d’une action fondée sur l’enrichissement sans cause », nous soulignons).
Il ne faut toutefois pas oublier que les développements jurisprudentiels de l’enrichissement injustifié se font souvent en matière de partages judiciaires. Il ne s’agit pas du domaine où l’administration de la preuve est la plus aisée, notamment quand la haine et la détestation ont remplacé l’amour et l’harmonie peu sujets à la collecte d’éléments probatoires utiles. En ce sens, la solution adoptée aboutit à limiter assez nettement l’emprise que peut avoir l’enrichissement injustifié dans ce domaine. Dans l’affaire en cause, la demande subsidiaire n’avait pas été présentée en première instance en dépit de l’article 564 du code de procédure civile puisque le partage est indivisible. Le caractère subsidiaire de l’enrichissement sans cause agit alors comme un garde-fou empêchant une extension de son domaine. Était-ce bien nécessaire ? La question se discute mais a le mérite d’asseoir une jurisprudence déjà connue.
© Lefebvre Dalloz