Caramba, encore raté ! À propos de l’affaire Suez en matière de vigilance des entreprises
Une société peut à tout moment exciper n’avoir pas rédigé le plan de vigilance, même si elle avait pu l’admettre en amont dans la procédure. En outre, il convient d’attraire la société ayant édicté le plan, et non une de ses filiales. Par ailleurs, est confirmée l’obligation de mettre en demeure la société de se conformer à ses obligations découlant de l’article L. 225-102-4 du code de commerce préalablement à toute saisine. Surtout, la mise en demeure et l’assignation doivent porter sur le même plan, ce qui est très critiquable.
 
                            Les décisions concernant l’application du devoir de vigilance « à la française », apparaissant aux articles L. 225-102-4 et -5 du code de commerce se suivent et se ressemblent. Celle rendue par le juge de la mise en état du Tribunal judiciaire de Paris le 1er juin dernier est encore une décision d’irrecevabilité, reprenant des arguments déjà évoqués dans deux précédentes espèces.
Les noms de sociétés en cause sont importants en l’espèce. La société SUEZ SA est à la tête du « groupe » SUEZ et détenait une participation dans une société de droit chilien exploitant une usine de traitement des eaux. À la suite d’un incident entraînant des coupures d’eau en 2019, cette dernière société a été condamnée sur le fondement du droit chilien. Par la suite, elle a été cédée par SUEZ SA.
« Une des sociétés » du groupe SUEZ (on ne sait pas laquelle, et cela ne semble pas gêner la juridiction saisie…) avait réalisé, ainsi que l’article L. 225-102-4 du code de commerce l’impose, un plan de vigilance concernant l’ensemble du groupe SUEZ. Quatre associations ont alors assigné la société SUEZ GROUP devant le Tribunal judiciaire de Nanterre en 2021, afin que cette société produise un plan de vigilance comportant une cartographie comprenant l’ensemble des sociétés du groupe, en hiérarchisant les risques et en détaillant les mesures d’atténuation de ces risques.
C’est là que le bât commence à blesser, car la société SUEZ GROUPE, qui est une SAS (mais ne s’appelle pourtant pas « SUEZ GROUP SAS »…), n’est que la filiale de la société SUEZ SA, laquelle en est l’actionnaire unique. Pour compliquer les choses, nul n’ignore que SUEZ a été racheté par Veolia, ce qui a donné lieu à un changement de nom, la société SUEZ GROUPE devenant, par une décision du 28 juillet 2022, la société Vigie groupe.
Le 23 mars 2022, le juge de la mise en état de Nanterre s’est déclaré incompétent au profit de celui de Paris, suivant en cela la nouvelle compétence prévue par la loi du 22 décembre 2021 (à la suite d’une saga judiciaire qui ne sera pas rappelée ici).
Les moyens de défense de la société Vigie groupe sont simples et vont convaincre le juge de la mise en état, celui-ci déclarant irrecevables les demandes des associations. D’abord, elle indique n’être pas à l’origine du plan, celui-ci ayant été conçu par son actionnaire unique : SUEZ SA (ce qui ne semble pas établi…). Ensuite, suivant un argument devenant classique, elle considère que les associations ne l’ont pas mise préalablement en demeure de se conformer à ses obligations. Si elles l’ont fait, c’est pour le plan de l’année 2019, et non celui de 2021, lequel faisait l’objet des demandes de modification en la cause. De surcroît, cette mise en demeure n’aurait pas été adressée au bon destinataire. Elle se prévaut enfin du défaut de qualité à agir des associations au vu de leur objet social.
Les associations répondent point par point : (1) la SAS aurait reconnu devant le juge nanterrois être bien à l’origine du plan de vigilance, de sorte qu’en se contredisant devant celui parisien, elle violerait le principe de l’estoppel ; (2) elles considèrent qu’aucun texte n’implique une mise en demeure préalable à peine d’irrecevabilité, et quand bien même serait-ce le cas, il ne serait pas nécessaire que la mise en demeure porte sur le même plan que celui objet de l’assignation ; (3) elles estiment que, la jurisprudence ayant « une conception très large de la conception de la défense du droit à l’environnement et admettent l’action en justice des associations même si leur objet social n’est pas précisément défini », leur action doit être recevable.
Sur ce dernier point, l’argumentaire est convaincant : puisque le législateur n’a pas fixé de critère pour discriminer entre les associations, il faut se référer à la jurisprudence, qui admet qu’une association, même hors habilitation législative, puisse agir en justice au nom d’un intérêt collectif entrant dans son objet social (Civ. 1re, 18 sept. 2008, n° 06-22.038 P, Dalloz actualité, 26 sept. 2008, obs. X. Delpech ; D. 2009. 393, obs. E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud  ; ibid. 2448, obs. F. G. Trébulle
 ; ibid. 2448, obs. F. G. Trébulle  ; dans le même sens, v. A. Danis-Fatôme et G. Viney, La responsabilité civile dans la loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, D. 2017. 1610
 ; dans le même sens, v. A. Danis-Fatôme et G. Viney, La responsabilité civile dans la loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, D. 2017. 1610  ). Mais le juge de la mise en état ne répond que sur les deux premiers, qu’il convient de traiter successivement.
). Mais le juge de la mise en état ne répond que sur les deux premiers, qu’il convient de traiter successivement.
L’absence de contradiction
Le juge raisonne en deux temps : d’abord, l’article 123 du code de procédure civile prévoit que les fins de non-recevoir peuvent être invoquées en tout état de cause, peu important donc en l’espèce que la société SUEZ GROUPE (devenue Vigie) ait d’abord prétendu être l’auteur du plan de vigilance pour se dédire plus tard ; ensuite, la qualité à défendre de la société Vigie n’est pas établie, car on ne sait si elle est l’auteur du plan. Cela amène deux séries d’observations.
Sur l’estoppel, la solution est logique. En effet, l’article 123 du code de procédure civile dispose que « les fins de non-recevoir peuvent être opposées en tout état de cause […], sauf la possibilité pour le juge de condamner à des dommages-intérêts ceux qui se seraient abstenus, dans une intention dilatoire, de les soulever plus tôt », ce dont la jurisprudence déduit la possibilité de se dédire en changeant de stratégie (Civ. 2e, 14 nov. 2013, n° 12-25.835, Dalloz actualité, 27 nov. 2013, obs. M. Kebir ; AJDI 2014. 466  , obs. F. de La Vaissière
, obs. F. de La Vaissière  ; Procédures 2014. Comm. 1, note R. Perrot ; Gaz. Pal. 11 mars 2014, p. 32, note S. Amrani-Mekki) : en l’occurrence, un locataire contestait sa qualité en appel alors que ses premières conclusions d’appel ne la niaient pas. Dans l’espèce commentée, il y a une similitude : la société SUEZ GROUPE avait répondu à la mise en demeure et n’avait pas contesté avoir rédigé le plan, avant de changer son fusil d’épaule. Au regard des règles processuelles pourtant, il n’y a rien à redire : si le principe de cohérence est parfois vu comme un principe en droit des contrats (v. art. 1.8 des principes Unidroit ou l’art. 6 de l’avant-projet Terré ; pour une étude d’ensemble, v. D. Houtcieff, Le principe de cohérence en matière contractuelle, PUAM, 2001), et s’il a vocation à se développer en matière processuelle (C. Chainais, F. Ferrand, L. Mayer et S. Guinchard, Procédure civile, 36e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2022, nos 383 s.), il ne saurait conduire à empêcher de soulever une fin de non-recevoir en tout état de cause.
 ; Procédures 2014. Comm. 1, note R. Perrot ; Gaz. Pal. 11 mars 2014, p. 32, note S. Amrani-Mekki) : en l’occurrence, un locataire contestait sa qualité en appel alors que ses premières conclusions d’appel ne la niaient pas. Dans l’espèce commentée, il y a une similitude : la société SUEZ GROUPE avait répondu à la mise en demeure et n’avait pas contesté avoir rédigé le plan, avant de changer son fusil d’épaule. Au regard des règles processuelles pourtant, il n’y a rien à redire : si le principe de cohérence est parfois vu comme un principe en droit des contrats (v. art. 1.8 des principes Unidroit ou l’art. 6 de l’avant-projet Terré ; pour une étude d’ensemble, v. D. Houtcieff, Le principe de cohérence en matière contractuelle, PUAM, 2001), et s’il a vocation à se développer en matière processuelle (C. Chainais, F. Ferrand, L. Mayer et S. Guinchard, Procédure civile, 36e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2022, nos 383 s.), il ne saurait conduire à empêcher de soulever une fin de non-recevoir en tout état de cause.
Sur la qualité à agir, les choses sont plus complexes. À suivre l’article L. 225-102-4 du code de commerce, l’obligation d’établir le plan de vigilance pèse sur la société tête de groupe. Son alinéa 2 dispense en effet les filiales contrôlées au sens de l’article L. 233-3 du code de commerce d’établir un plan de vigilance dès lors qu’elles sont comprises dans le périmètre de la société les contrôlant (même si un problème rédactionnel subsiste, car les filiales devant être incluses dans le plan sont celles contrôlées au sens de l’art. L. 233-16 c. com.). L’obligation « remonte » donc tout au long de la chaîne de contrôle, même s’il est loisible aux filiales dépassant les seuils d’édicter un plan de vigilance pour le « sous-groupe » dont elles sont la tête.
La société Vigie groupe n’est pas la tête de groupe, et ne l’était pas non plus au moment de l’établissement du plan de vigilance. Or, étant une société contrôlée par son actionnaire unique SUEZ SA, elle était dispensée de l’obligation de construire un plan de vigilance si tant est que cet actionnaire unique en eût établi un.
Dès lors, il est possible que la société SUEZ GROUPE, devenue Vigie groupe, ait bien édicté le plan. Mais il faudrait bien distinguer les situations :
- soit elle a édicté ce plan en tant que simple exécutant technique chargé de le confectionner pour le compte de son actionnaire unique, sans que l’obligation lui en incombe ;
- soit elle l’a édicté pour son propre compte, auquel cas la société SUEZ SA a sans doute manqué à son obligation d’édicter un plan – à moins que SUEZ GROUPE l’ait fait sans y être contrainte.
En l’espèce, si comme le prétend la société Vigie groupe, ce n’est pas elle qui a édicté le plan, mais son actionnaire unique, alors la solution est justifiée. Une maladresse avait été également relevée par le juge, car l’assignation avait été adressée à un dirigeant du « groupe Suez », sans que cela renvoie à une entité précise. Il convient donc de prêter attention : ce n’est pas parce que le devoir de vigilance a vocation à appréhender les agissements du groupe que les personnalités juridiques le composant et leurs dirigeants sont interchangeables.
La solution est logique, car il convient d’attraire la société sur laquelle pèse l’obligation. Néanmoins, elle révèle également une problématique particulière, car il est tout à fait possible qu’il soit difficile de distinguer entre celui qui édicte le plan et celui qui en supporte l’obligation. D’autant que cette exigence pèse sur de grands groupes qui vont souvent faire confectionner leur plan par une filiale « technique », les services compétents à ce sujet ne se trouvant pas nécessairement dans la holding de tête.
Néanmoins, pour le bien des entreprises comme des associations, il faudrait à l’avenir que l’on sache exactement pour le compte de qui le plan est établi. Cela aidera les premières à prouver qu’elles ont bien satisfait à leur obligation et aux secondes à ne pas assigner la mauvaise personne. En l’occurrence en effet, les défendeurs prétendaient que le plan avait été établi par SUEZ SA, les demandeurs par VIGIE GROUPE, et le juge de la mise en état s’est contenté d’affirmer que « l’on ignore si c’est la société SUEZ GROUPE qui l’a établi ou si c’est la société SUEZ SA. Le doute doit-il réellement alors profiter au défendeur ? Cela revient presque à conseiller aux sociétés assujetties de ne surtout pas signer leurs plans…
La mise en demeure préalable
Sur ce point, le juge reprend, en la développant, l’obligation qu’il édicte s’agissant d’une mise en demeure préalable concernant le plan objet de l’assignation.
Nous avions dénoncé en d’autres colonnes cette obligation injustifiée (J.-B. Barbièri, note ss. TJ Paris, 28 févr. 2023, n° 22/53942 et 22/53943, Dalloz actualité, 7 mars 2023, obs. C. Hélaine ; ibid., 13 avr. 2023, obs. A.-M. Ilcheva ; D. 2023. 975, obs. V. Monteillet et G. Leray  ; JA 2023, n° 677, p. 13, obs. X. Delpech
 ; JA 2023, n° 677, p. 13, obs. X. Delpech  ; JCP E 2023. 1086 ; A. Touzain, note ss. même arrêt, Resp. civ. et assur., n° 5, mai 2023. Alerte 59) : on ne la retrouve pas dans les textes, car le législateur, qui souhaitait que le plan soit élaboré en concertation avec les parties prenantes, n’a jamais rien précisé de tel au stade de la mise en demeure. Comme cela a été souligné, la mise en demeure a peut-être davantage vocation à forcer le débiteur à s’exécuter qu’à discuter avec lui (M. Hautereau-Boutonnet et B. Parance, note ss. TJ Paris, 28 févr. 2023, n° 22/53942 et 22/53943, préc. ; JCP 2023. Act. 373). La mise en demeure serait donc normalement une simple mesure technique, n’empêchant pas de saisir le juge à sa suite.
 ; JCP E 2023. 1086 ; A. Touzain, note ss. même arrêt, Resp. civ. et assur., n° 5, mai 2023. Alerte 59) : on ne la retrouve pas dans les textes, car le législateur, qui souhaitait que le plan soit élaboré en concertation avec les parties prenantes, n’a jamais rien précisé de tel au stade de la mise en demeure. Comme cela a été souligné, la mise en demeure a peut-être davantage vocation à forcer le débiteur à s’exécuter qu’à discuter avec lui (M. Hautereau-Boutonnet et B. Parance, note ss. TJ Paris, 28 févr. 2023, n° 22/53942 et 22/53943, préc. ; JCP 2023. Act. 373). La mise en demeure serait donc normalement une simple mesure technique, n’empêchant pas de saisir le juge à sa suite.
Cette opinion doctrinale n’a visiblement pas touché le juge de la mise en état, qui répète en l’espèce que cette mise en demeure « répond à la volonté du législateur d’instaurer une concertation entre la société tenue d’élaborer le plan et les personnes pouvant être impactées par son activité. En effet, l’envoi d’une mise en demeure permet à la société de répondre aux critiques formulées et, le cas échéant, de modifier son plan. Il s’ensuit que toute action en justice intentée sur le fondement de l’article L. 225-102-4 du code de commerce est irrecevable si elle n’a pas été précédée d’une mise en demeure ». Il rejoint ainsi la position du juge des référés dans l’affaire Total précitée, comme dans celle concernant EDF (TJ Paris, 30 nov. 2021, n° 20/10246 : « L’envoi de cette mise en demeure a pour objectif d’instituer une phase obligatoire de dialogue et d’échange amiable au cours de laquelle la société pourra répondre aux critiques formulées à l’encontre de son plan de vigilance et, le cas échéant, en adapter le contenu, la saisine du juge ne devant intervenir qu’en cas d’échec »). La messe semble donc dite (en première instance tout du moins) : il faudrait bien une mise en demeure préalable avant toute saisine du juge.
Cette mise en demeure doit-elle néanmoins porter sur le plan actuel de la société ? Étant donné les délais judiciaires, il est facile aux entreprises d’exciper un changement de plan pour déclarer l’action irrecevable. Dans l’affaire EDF, il avait été jugé qu’« il est constant que l’article L. 225-102-4 du code de commerce ne prévoit pas expressément que la mise en demeure et l’assignation doivent viser le même plan de vigilance. Cependant, cela se déduit des obligations en cause qui ont pour support le plan de vigilance dont le contenu est susceptible d’évoluer en fonction de l’activité de la société et de l’existence de cette phase amiable particulière qui ne peut atteindre son objectif que si, avant d’être assignée en justice, la société a effectivement été mise en mesure, et partant mise en demeure, de modifier le contenu du plan de vigilance visé par l’assignation ». La décision du 28 février dernier était plus timide sur ce point, car elle avait semblé laisser la porte ouverte à une action si les demandes ne différaient pas de manière substantielle de celle de la mise en demeure. Celle du 1er juin renoue avec l’orthodoxie en énonçant que « certes, l’article L. 225-102-4 du code de commerce ne prévoit pas expressément que la mise en demeure et l’assignation visent le même plan de vigilance. Cependant, cela se déduit du fait que les obligations en cause ont pour support un plan dont le contenu est susceptible d’évoluer en fonction de l’activité de la société qui l’élabore, des réalités du terrain et des discussions qu’elle peut avoir avec les personnes concernées. En outre, si la mise en demeure ne porte pas sur le plan objet de l’assignation, cette dernière est délivrée sans qu’aucune discussion préalable n’ait eu lieu entre les parties sur le plan qu’elle vise, ce qui est contraire à la volonté du législateur de faire en sorte que les plans de vigilance soient élaborés dans un esprit de concertation ».
On ne peut à cet égard que renouveler nos critiques : cette mise en demeure n’a pas été faite pour instaurer un dialogue d’ailleurs éminemment illusoire dans ce genre de contentieux. A fortiori dès lors que, comme en l’espèce, le juge estime que la mise en demeure fondée sur un plan antérieur est insuffisante « quand bien même les critiques qui y sont formulées seraient aussi valables pour ce plan », estimant qu’en ce cas, « il appartenait aux associations demanderesses de reformuler ces griefs dans une nouvelle mise en demeure. Ceci aurait permis à la société ayant élaboré le plan de contester le fait qu’aucune évolution n’avait eu lieu par rapport au plan de 2019 ». La mise en demeure apparaît alors comme un moyen purement formel, qui a pour seul effet de fermer la porte à des actions en justice pourtant légitimes en renvoyant ad infinitum les parties à un jeu de mise en demeure et de changement de plan. Les entreprises ne pouvant être poursuivies tant qu’elles modifient leur plan, rien ne les empêchera de le faire, ne s’agissant que d’une décision de gestion, pouvant être prise par le seul dirigeant.
© Lefebvre Dalloz