CDD dits « d'usage » et audiovisuel : les liaisons dangereuses

Saisie de demandes de requalification de CDD en CDI par trois réalisateurs de programmes jeunesse, à l'occasion de litiges les opposant à la société TF1 Production, la cour d'appel de Versailles rappelle, par trois arrêts rendus le même jour, les conditions strictes qui doivent accompagner cette pratique. Dans les affaires qui lui ont été soumises, aucun élément concret et précis ne permettait de valider le recours systématique de la chaîne télévisée aux CDD d'usage.

La pratique est courante et connue : les entreprises de l’audiovisuel ont fréquemment recours aux contrats à durée déterminée (CDD) dits « d’usage » notamment pour engager des journalistes ou bien encore, comme en l’espèce, des réalisateurs de programmes télévisés.

Si les dispositions du code du travail et des accords interbranches confirment la légalité de cette pratique, elle n’en demeure pas moins strictement encadrée afin d’éviter de dégénérer en abus.

Le point de départ des actions menées par trois réalisateurs de programmes télévisés à destination de la jeunesse était le même. Tous trois avaient été engagés suivant contrats à durée déterminée successifs en qualité de réalisateurs, à compter de l’année 1997, par une société X appartenant elle-même à un groupe audiovisuel dont l’activité consistait à produire des programmes télévisés « jeunesse ». Ledit groupe avait notamment pour client la société TF1 SA.

La société X était placée en liquidation judiciaire à compter de l’année 2009. À compter de cette période, la société TF1 SA a confié la réalisation de ces programmes « jeunesse » à sa filiale à 100 %, la société TF1 Production, laquelle a alors eu directement recours aux trois réalisateurs selon CDD successifs.

Constatant tous trois qu’à compter de l’année 2017, le nombre de leurs réalisations et par conséquent, leur rémunération, avaient été unilatéralement et drastiquement réduits par la société TF1 Production, jusqu’à totalement cesser en 2019, ils décidèrent unanimement de poursuivre leur employeur devant la juridiction prud’homale.

Les actes introductifs d’instance comportaient les mêmes chefs de demandes, tendant tous à ce que TF1 Production soit considérée comme étant leur employeur depuis l’année 1997, que leurs CDD successifs soient requalifiés en CDI à compter de cette date et que, subséquemment, la filiale de TF1 SA soit condamnée à leur verser diverses sommes indemnitaires et salariales.

Déboutés de l’ensemble de leurs prétentions, les trois réalisateurs portèrent leur combat devant la cour d’appel de Versailles. Sans parvenir à une reconnaissance totale du bien-fondé de leurs demandes – la cour d’appel confirmant en grande partie les décisions rendues le 16 janvier 2020 par le conseil de prud’hommes de Boulogne-Billancourt – l’apport des trois arrêts rendus le 2 février 2023 par la juridiction versaillaise qui décide de requalifier les CDD conclus à compter de l’année 2009 en CDI, s’inscrit dans une jurisprudence constante visant à dénoncer une précarisation de l’emploi abusive et injustifiée.

L’usage encadré du recours au CDD d’usage

Si le contrat à durée indéterminée doit demeurer le cadre de référence de la relation de travail, il existe de nombreux cas pour lesquels le législateur accepte le recours aux CDD.

L’article L. 1242-2 du code de travail prévoit ainsi expressément que « sous réserve des dispositions de l’article L. 1242-3, un contrat de travail à durée déterminée ne peut être conclu que pour l’exécution d’une tâche précise et temporaire […] » et liste ensuite les secteurs d’activités spécifiques pour lesquels cet usage est accepté. Il est complété par les dispositions de l’article D. 1242-2, 6°, du code du travail qui visent spécifiquement le secteur de l’audiovisuel. Toutefois, si le recours à l’emploi non permanent est permis, la pratique ne doit pas pour autant dégénérer en abus.

C’est en ce sens que la Cour des comptes, aux termes d’un rapport public thématique publié en octobre 2016, avait épinglé le groupe France Télévisions : « […] plusieurs condamnations récentes témoignent des conditions peu rigoureuses dans lesquelles l’emploi non permanent est suivi à France Télévisions, qu’il s’agisse par exemple de la requalification en CDI du contrat d’une maquilleuse embauchée à titre non permanent par France Télévisions depuis décembre 2015 ou celle d’une scripte attachée au journal télévisé de France 3, titulaire de 650 CDD sur une période de douze ans. De fait, entre 2010 et 2015, 207 salariés en CDD ont vu leur contrat de travail requalifié en CDI par décision du juge, dont 152 ont été réintégrés dans l’entreprise […] »

Les condamnations par les juridictions prud’homales sont en effet nombreuses en la matière. La cour d’appel de Versailles avait d’ores et déjà été saisie de cette problématique par un technicien-opérateur prise de son, embauché par la société TF1 dans le cadre de multiples CDD d’usage successifs (Versailles, 6e ch., 22 mars 2016, n° 14/02991 ou encore 9 janv. 2020, n° 18/01725).

Elle avait alors rappelé que « la possibilité de conclure des contrats à durée déterminée d’usage est certes prévue et encadrée par l’accord national interprofessionnel de branche de la télédiffusion en date du 12 octobre 1998 et l’accord d’entreprise du 16 mai 2007 relatif au recours au contrat à durée déterminée d’usage au sein de la société TF1, mais il appartient au juge de contrôler tant le formalisme des contrats que le motif par nature temporaire des contrats, qui doit être apprécié concrètement ».

Si le recours à l’emploi non permanent présente un réel avantage et souvent même une nécessité, eu égard à la nature des activités des groupes audiovisuels, il ne doit pas pour autant devenir le cadre normal et général de la relation de travail. À défaut de remplir les critères de l’article 1242-2 du code du travail, la requalification en contrat à durée indéterminée semble inévitable.

Une requalification inéluctable en contrat à durée indéterminée

C’est précisément l’apport des trois arrêts rendus par la cour d’appel de Versailles, invalidant le raisonnement suivi par le conseil de prud’hommes de Boulogne-Billancourt.

La première étape de la demande de requalification de CDD successifs en un contrat à durée indéterminée, consiste naturellement à démontrer que la société TF1 Production, intimée unique à la procédure – les appelants ayant fait le choix de ne pas attraire la société TF1 SA dans la cause – était bien l’employeur des trois réalisateurs et ce, conformément aux dispositions de l’article L. 1221-1 et suivants du code du travail.

Tous trois soutenaient que la société de production de films et programmes télévisés était leur employeur depuis l’origine, soit depuis l’année 1997, lorsque leur interlocuteur était la société X, par la suite placée en liquidation judiciaire.

Ils considéraient avoir travaillé pendant 22 ans à travers les mêmes fonctions de réalisateur du même programme jeunesse diffusé tous les matins sur TF1. Toutefois, à l’instar de la juridiction prud’homale, la cour d’appel de Versailles rejette cette argumentation, considérant qu’ils échouaient tous trois à démontrer un lien de subordination avec la société TF1 Production au cours de la période allant de 1997 à 2009.

La seconde étape du raisonnement s’inscrit dans l’application littérale de la lettre de l’article L. 1242-2 du code du travail et tend à rechercher d’une part, « si l’emploi fait partie de ceux pour lesquels il est d’usage constant de ne pas recourir au contrat à durée indéterminée » et, d’autre part, « si l’utilisation de contrats à durée déterminée successifs est justifiée par l’existence d’éléments concrets et précis établissant le caractère par nature temporaire de l’emploi ».

La cour d’appel retient ensuite l’applicabilité de l’accord interbranche sur le recours au CDD d’usage dans le spectacle signé le 12 octobre 1998 aux fonctions de réalisateur.

Elle vise par ailleurs l’accord-cadre sur le travail à durée déterminée du 18 mars 1999, mis en œuvre par la directive n° 1999/70/CE du 28 juin 1999 et rappelle que celui-ci, « qui a pour objet en ses clauses 1 et 5 de prévenir les abus résultant de l’utilisation de contrats à durée déterminée successifs, impose de vérifier que le recours à l’utilisation de ces contrats est justifié par des raisons objectives qui s’entendent de l’existence d’éléments concrets établissant le caractère par nature temporaire de l’emploi concerné. Ainsi, la détermination par accord collectif de la liste précise des emplois pour lesquels il peut être recouru au contrat de travail à durée déterminée d’usage ne dispense pas le juge, en cas de litige, de vérifier concrètement l’existence de ces raisons objectives ». En l’espèce, les trois appelants avaient respectivement signé 307 CDD d’usage pour le premier, 278 pour le second et 264 pour le troisième, et ce pendant une période de presque dix ans.

Les contrats versés aux débats avaient tous pour motif la production de la même émission « prestations jeunesse ». La cour d’appel en conclut par conséquent que « ces inter-programmes ont été réalisés par le salarié de manière régulière et continue dans le cadre des mêmes émissions jeunesse […] qui sont diffusées depuis 1997 sur la chaîne de télévision TF1 et sont toujours à l’antenne à l’heure actuelle ».

L’appelant n’a donc pas collaboré à des productions ou émissions occasionnelles ou éphémères, mais à un programme déjà inscrit dans le temps lorsque la société TF1 production a fait appel à ses services, quand bien même la durée de ce programme est susceptible de varier en fonction des accords pris avec le CSA ou des commandes de la chaîne, laquelle appartient au même groupe que la société de production.

Il n’est pas justifié par l’employeur de raisons objectives permettant de recourir à des CDD d’usage successifs pour assurer une tâche qui n’avait pas un caractère temporaire, mais qui relevait de l’activité normale et permanente de l’entreprise TF1 production.

La variation du nombre de jours travaillés par mois par le salarié ne permet pas de justifier du caractère temporaire de son emploi, dès lors d’une part que le recours à ses services n’est imputable qu’au choix de l’employeur et qu’il n’est pas établi [le réalisateur] a déjà refusé une mission et d’autre part au regard de la continuité de la diffusion et de la pérennité du programme qu’il a réalisé.

La possibilité qu’avait [le réalisateur] de proposer ses services de réalisateur à d’autres sociétés, ce qui a été effectif au regard des pièces produites par l’intimée, n’est pas de nature à remettre en cause l’absence de caractère temporaire du poste qu’il a occupé au sein de la société TF1 production. »

Elle en déduit en toute rigueur, qu’il convenait de requalifier les CDD d’usage en contrat à durée indéterminée au premier jour du contrat irrégulier, soit à compter de l’année 2009.

Le strict périmètre des demandes indemnitaires : l’exclusion des droits d’auteur

La requalification en CDI acquise, les demandes indemnitaires subséquentes en sont la conséquence logique. Sur ce point, un des arguments soulevés par les appelants mérite d’être ici évoqué.

Tous trois soutenaient en effet que la société TF1 Production aurait prétendument fraudé la loi « en dissimulant une partie de leur salaire par le versement de droits d’auteur, afin de payer moins de cotisations sociales ».

Toujours selon eux, le mécanisme mis en place par l’intimée était de faire signer le même jour deux contrats : un CDD de salarié réalisateur et un contrat de cession de droits d’auteur et prévoyant une rémunération proportionnelle aux droits d’exploitation des émissions réalisées. Or ces rémunérations complémentaires n’auraient jamais été perçues, les réalisateurs ne recevant que le minimum garanti prévu par le contrat.

De manière tout à fait pédagogique, la cour d’appel rappelle la différence entre salaire et droit d’auteur, le premier tendant à rémunérer le travail fourni pour créer l’œuvre, là où le second vient compenser le préjudice créé par le fait l’auteur ne peut plus exercer à titre exclusif les droits sur son œuvre. Il s’agit de là de la lettre même de l’article L. 111-1 du code de la propriété intellectuelle.

Considérant qu’aucune fraude n’avait été commise par la société TF1 Production, la cour d’appel en déduit logiquement que « le montant des droits d’auteur n’a pas à être intégré au salaire pour le calcul des indemnités sollicitées » par les trois réalisateurs.

La souplesse qui doit accompagner l’activité de création artistique ne doit pour autant justifier que des cadres contractuels abusifs ne soient mis en place. Gageons toutefois que les diverses condamnations judiciaires de ces dernières années permettent la définition de nouvelles pratiques d’embauches conformes à la réalité de l’activité audiovisuelle.

 

© Lefebvre Dalloz