CEDH et violences domestiques : la difficile reconnaissance d’une discrimination systémique
Dans deux affaires concernant l’Islande, la Cour européenne des droits de l’homme a développé un raisonnement en matière de discrimination qui conditionne le poids des éléments de preuve sur lesquelles une requérante peut se fonder. Le traitement de cette question de société majeure par les juges européens laisse une impression mitigée alors même qu’aucun État partie n’y échappe.
Les deux affaires mettaient en cause des faits de violences physiques, psychologiques, sexuelles ou verbales d’un homme sur sa compagne.
Concernant la première requérante, les violences ont duré plusieurs années : humiliations, isolement, contrôle, viol pendant une hospitalisation, notamment. Elle porte plainte en 2017, après la fin de la relation et du concubinage. Plusieurs témoins confirment son isolement et disent avoir constaté son état apeuré. Aucun n’a cependant assisté directement aux agressions dénoncées, ces dernières s’étant toujours déroulées dans la sphère privée, à l’abri des regards extérieurs. Un certificat médical attestait du fait que la requérante souffrait d’un état de stress post-traumatique. Après plusieurs renvois entre différents services, le mis en cause a finalement été interrogé. Il a reconnu une relation sexuelle consentie pendant l’hospitalisation de son ex-compagne et a admis être contrôlant envers elle en raison d’un problème lié à l’alcool.
Deux ans après la plainte, l’enquête est close : certains faits étaient prescrits et, pour les autres, les autorités ont jugé les infractions insuffisamment caractérisées. La requérante a contesté ces décisions, sans succès.
La seconde requérante dénonçait, quant à elle, deux agressions physiques spécifiques ainsi que la menace de diffuser des photos intimes formulée après les premiers contacts avec la police pour dénoncer les faits. Après sa plainte, l’enquête avance doucement et le suspect est entendu après l’expiration du délai de prescription. Seule une condamnation pour menaces a pu être prononcée. Comme consolation, la requérante a reçu des excuses publiques de la police.
Devant la Cour européenne, elles invoquaient d’une part la violation des articles 3 (traitement inhumain et dégradant) et 8 (vie privée et familiale) combinés et, d’autre part, celle des articles 3 et 8 combinés à l’article 14 (interdiction de la discrimination).
L’examen des enquêtes au titre des obligations positives de l’État
Les juges européens rappellent, dans ces arrêts, les obligations positives qui pèsent sur l’État sous le versant procédural des articles 3 et 8 dans le cadre de violences.
Pour la première requête, elle admet des lenteurs dans la procédure mais considère que « dans son ensemble » l’enquête « a satisfait au seuil d’effectivité requis par les articles 3 et 8 de la Convention ».
Pour la seconde, en revanche, elle conclut à une violation de la Convention européenne en raison du fait que les retards de la police ont conduit à l’acquisition de la prescription, ce que l’État avait officiellement déjà reconnu. À noter toutefois : bien que la requérante invoquât les articles 3 et 8 combinés, la Cour ne retient qu’une violation de l’article 8 sans expliquer la raison. Il pourrait s’agir d’une erreur de plume dans la mesure où elle indique pourtant bien que la limite entre les deux dispositions n’est jamais nette et qu’il convient de les examiner conjointement…
La preuve de la discrimination en matière pénale
Le véritable enjeu résidait dans l’existence d’une discrimination systémique fondée sur le genre. En effet, les deux requérantes invoquaient une pratique généralisée consistant à moins (pas) poursuivre les faits de violence domestique que les autres types de violence.
La Cour a déjà jugé, à quelques reprises, que la violence contre les femmes, dont celle domestique, constitue une forme de discrimination fondée sur le genre (CEDH 9 juin 2009, Opuz c/ Turquie, n° 33401/02, RSC 2010. 219, obs. J.-P. Marguénaud
; pour un ex. plus récent, CEDH 7 juill. 2022, M.S. c/ Italie, n° 32715/19).
Dans les deux affaires contre l’Islande, elle refuse de suivre le raisonnement des requérantes en considérant qu’elles n’ont pas apporté un début de preuve (« prima facie evidence ») d’une différence de traitement inexpliquée.
Statistiques officielles manquantes : une carence sans conséquence pour l’État
Les requérantes se heurtent à une première difficulté que la Cour admet expressément à savoir l’absence de statistiques générales fournies par l’État, ce qui complique leur travail probatoire. Les juges européens rappellent même que cette lacune « soulève des préoccupations » : l’arrêt ne manque pas d’évoquer les éléments mis en avant par le Groupe d’experts indépendants sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (GREVIO), à savoir l’absence de données publiques sur les poursuites et condamnations des violences sexuelles et domestiques dans le pays.
La Cour n’en tire pourtant aucune conséquence pour l’État, alors que de telles données demeurent l’un des outils les plus pertinents pour démontrer une discrimination systémique.
La remise en cause de la comparabilité par l’analyse des statistiques
Les statistiques auxquelles elles se réfèrent ne paraissent pas satisfaisantes car elles seraient peu fiables et lacunaires. En l’absence de données officielles sur les poursuites et les condamnations des violences sexuelles et domestiques dans le pays, elles ont dû prendre appui sur les statistiques faites par des ONG.
La Cour précise, dans ces affaires, la façon dont elle regarde les données fournies par les requérantes. Plus précisément, elle considère que « comparer les taux de poursuite bruts entre différentes catégories d’infractions, sans tenir compte des caractéristiques et circonstances propres à chaque type d’affaire, peut être trompeur. Les données statistiques comparant différents types de crimes manquent donc de la précision nécessaire pour permettre à la Cour de déterminer si l’écart constaté dans les taux de poursuite est imputable aux caractéristiques intrinsèques des infractions ou à un biais ou à un effet disproportionné. ». Ainsi, les juges européens rejettent le cadre de comparaison mis en avant par les requérantes considérant qu’il convient de rester dans le même cercle pour démontrer l’existence d’une discrimination : les statistiques doivent établir que « les affaires concernant des victimes masculines de violences sexuelles ou domestiques soient traitées différemment par les autorités ou donnent lieu à des taux de poursuite distincts ». Partant, « en l’absence de données plus détaillées illustrant la manière dont des situations probatoires comparables sont abordées selon le sexe de la victime, la Cour ne peut conclure que les statistiques reflètent une pratique biaisée ou qu’elles découlent d’une disparité fondée sur le genre dans l’application de mesures en apparence neutres ».
Cette exigence surprend dans la mesure où la Cour reconnaît que les femmes sont majoritairement les victimes des violences domestiques et que les hommes sont majoritairement coupables, ce que les statistiques islandaises fournies par les requérantes confirment.
Un angle mort : le traitement identique de situations différentes ?
Dans son raisonnement, la Cour ne fait pas application de toutes les déclinaisons possibles de discrimination, en particulier l’interdiction de traiter de la même manière des situations différentes. Ainsi, elle ne considère pas que les délits et crimes relevant des violences sexuelles et domestiques doivent être traités différemment des autres types de violences en raison de la particularité de ces affaires : contexte privé des violences, l’absence de témoins extérieurs et, souvent, d’éléments physiques, surtout si les plaintes sont déposées tardivement.
Dans l’une des affaires, la Cour précise que « bien que des méthodes d’enquête particulières et d’autres mesures adaptées aux besoins des victimes de violences sexuelles et domestiques puissent être souhaitables […], la Convention n’exige pas l’application d’un standard de preuve différent dans de telles affaires ».
Et les autres organes internationaux ?
Les statistiques ne sont pourtant pas les seuls éléments sur lesquels la Cour peut se fonder pour examiner la situation dans sa globalité. Elle précise bien que les rapports d’ONG ou d’organes internationaux de protection entrent aussi en ligne de compte. Cependant, dans le cas précis de l’Islande, elle considère que ces documents « ne suggèrent pas l’existence d’attitudes ou de pratiques institutionnelles révélant un traitement discriminatoire des victimes féminines de violences domestiques » alors même qu’ils identifient des « marges de progression ».
La partie « En Droit » des arrêts indiquent pourtant que le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes – CEDAW – est préoccupé par l’augmentation des classements sans suite, y compris récemment.
Ces décisions confirment que, face aux violences systémiques, la Cour demeure sur une ligne de crête : attentive mais timide dans la consécration d’une discrimination.
CEDH 26 août 2025, B.A. c/ ICELAND, n° 17006/20
CEDH 26 août 2025, M.A. c/ ICELAND, n° 59813/19
par Manuela de Ravel d’Esclapon, Docteur en droit, Avocat au barreau de Strasbourg, Chargée d’enseignement à l’Université de Strasbourg
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