CEDH : la France n’a pas méconnu la liberté d’expression de Tariq Ramadan
Eu égard aussi à la marge d’appréciation élargie dont disposait la France, s’agissant de propos ne se rattachant pas à un débat d’intérêt général, la condamnation du requérant pour avoir diffusé l’identité d’une victime d’agression sexuelle constituait une ingérence proportionnée au but légitime poursuivi.
En février 2018, le requérant fut mis en examen pour viols au préjudice d’une victime qui se constitua partie civile dans le cadre de l’instruction. Le 6 septembre 2019, le requérant mentionna le nom de la victime présumée dans un communiqué de presse annonçant la publication prochaine de son livre intitulé « devoir de vérité » ainsi que lors d’une interview télévisée. Trois jours plus tard, la victime présumée saisit le président du Tribunal de grande instance de Paris en référé pour faire cesser la diffusion de son identité et interdire la publication de l’ouvrage. Elle fut déboutée (TGI Paris, ord. réf., 10 sept. 2019, Légipresse 2019. 457) et, le 11 octobre suivant, elle déposa une plainte pour publication d’identité d’une victime d’agression sexuelle qui entraîna l’ouverture d’une enquête préliminaire et le renvoi du requérant et de son éditeur devant le tribunal correctionnel. Par jugement du 6 novembre 2022, le Tribunal judiciaire de Paris déclara le requérant coupable du délit poursuivi (en tant que complice en application de la responsabilité en cascade de la loi sur la presse) et le condamna à une amende de 3 000 €, dont 2 000 avec sursis, et au paiement de 1 000 € de dommages-intérêts à la victime (TJ Paris, 17e ch., 6 nov. 2020, n° 19284000353, Légipresse 2020. 589 et les obs.
; ibid. 2021. 112, étude E. Tordjman et O. Lévy
). Le 3 février 2022, la Cour d’appel de Paris confirma le jugement sur la culpabilité mais réduisit le quantum de la peine (à 1 000 € d’amende), retenant notamment que les prévenus avaient diffusé mais pas révélé l’identité de la victime qui était déjà connue ; par ailleurs, elle distingua plus nettement la situation du requérant et celle de son éditeur, relevant que le premier avait sciemment diffusé l’identité de la victime non seulement dans un ouvrage, mais aussi dans deux autres médias (Paris, pôle 2 - ch. 7, 3 févr. 2022, n° 20/07154, Légipresse 2022. 79 et les obs.
). Enfin, par un arrêt du 7 février 2023, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant, estimant que les juges du fond avaient, au terme d’un examen de proportionnalité de l’ingérence subie au but poursuivi, assuré un juste équilibre entre le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression (Crim. 7 févr. 2023, n° 22-81.057, Dalloz actualité, 10 mars 2023, obs. T. Besse ; D. 2023. 297
; AJ pénal 2023. 241, obs. J.-B. Thierry
; Légipresse 2023. 76 et les obs.
; ibid. 156, étude E. Dreyer
; Dr. pénal 2023. Comm. 64, obs P. Conte).
C’est dans ce contexte que le requérant saisit la Cour européenne des droits de l’homme d’une requête fondée sur la violation de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, estimant que sa condamnation avait violé son droit à la liberté d’expression. S’appuyant sur la prévisibilité de la loi, en l’occurrence l’article 39 quinquies de la loi sur la presse, et la marge d’appréciation élargie dont disposait l’État français dès lors que « le requérant n’entendait pas prendre part à un débat sur un sujet d’intérêt général, mais voulait se défendre publiquement des accusations d’infractions sexuelles qui le visaient » (§ 37), la Cour conclut à l’irrecevabilité de la requête au motif que l’ingérence litigieuse était proportionnée au but légitime poursuivi.
La prévisibilité de l’application de l’article 39 quinquies de la loi sur la presse
La condamnation du requérant constituant une ingérence dans son droit à la liberté d’expression, dans les termes de l’article 10, § 2, de la Convention, la Cour devait en apprécier la légalité, la légitimité et la nécessité pour déterminer si celle-ci avait enfreint ou non la Convention.
Sur le premier point, ce n’est pas l’existence ou même l’accessibilité d’une base légale qui était contestée, mais la prévisibilité de l’article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui incrimine la diffusion de l’image ou d’éléments relatifs à l’identité d’une victime d’agression sexuelle (sur ce délit, v. C. Bigot, Pratique du droit de la presse, Dalloz, chap. 325.89), le requérant dénonçant tout à la fois l’imprécision de ce texte et l’interprétation qui en a été faite par les juridictions nationales (§ 24).
Après avoir rappelé le contenu de la disposition en cause – qui incrimine « le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, des renseignements concernant l’identité d’une victime d’une agression ou d’une atteinte sexuelles ou l’image de cette victime lorsqu’elle est identifiable » (art. 39 quinquies, al. 1er), sauf hypothèse où « la victime a donné son accord écrit » (al. 2) –, la Cour raisonne par référence aux principes généraux entourant la notion de « loi » au sens de la Convention, résultant notamment de son arrêt de Grande chambre Perinçek contre Suisse (CEDH 15 oct. 2015, n° 27510/08, Dalloz actualité, 3 nov. 2015, obs. T. Soudain ; Perinçek c/ Suisse, D. 2015. 2183, obs. G. Poissonnier
; Constitutions 2016. 113, chron. D. de Bellescize
; RSC 2015. 877, obs. J. Francillon
; ibid. 2016. 132, obs. J.-P. Marguénaud
).
Se prononçant « à la lumière des circonstances de la cause », la Cour estime alors que « le requérant était en mesure de prévoir qu’en mentionnant en septembre 2019 le nom de [la victime] dans un communiqué de presse, lors d’une interview et dans un livre, il "diffusait" l’identité de cette dernière » (§ 30). Ne disposant d’aucune autorisation pour le faire, il savait que cette diffusion était prohibée. Et même si, à ce stade, aucune condamnation n’était intervenue et que la qualité de victime de la jeune femme n’était pas encore établie, la Cour relève qu’elle s’était constituée partie civile en mars 2018, revendiquant ainsi le fait d’avoir « personnellement souffert du dommage directement causé par l’infraction », selon les termes de l’article 2 du code de procédure pénale. Par ailleurs, la Cour d’appel de Paris puis la Cour de cassation ont confirmé que le terme de « victime » s’appliquait nécessairement à toute personne se présentant comme telle, y compris dans le contexte de l’application de l’article 39 quinquies de la loi sur la presse. Rappelant que « le fait qu’une norme soit graduellement clarifiée par l’interprétation judiciaire d’une affaire à l’autre n’est pas en soi incompatible avec l’exigence de prévisibilité de la loi, dès lors que le résultat est cohérent avec la substance de l’infraction et est raisonnablement prévisible » (§ 30), elle rejoint ainsi la Cour de cassation qui avait conclu que l’ingérence litigieuse était « définie de manière suffisamment claire et précise pour que son interprétation, qui entre dans l’office du juge pénal, puisse se faire sans risque d’arbitraire » (ibid.).
Elle confirme ainsi que la portée du délit de diffusion non autorisée de l’image ou de l’identité d’une victime d’infraction sexuelle était prévisible.
La proportionnalité de l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression
Face à une ingérence « prévue par la loi » et poursuivant un but légitime, à savoir « protéger la dignité et la vie privée de la victime d’infraction sexuelle et éviter des pressions sur celle-ci » (§ 33), ce qui correspond à « la protection de la réputation et des droits d’autrui » au sens de l’article 10, § 2, restait à apprécier son caractère « nécessaire dans une société démocratique », la Cour étant ainsi amenée à examiner tout à la fois la proportionnalité de l’ingérence et les motifs adoptés par le juge national, par référence, là encore, aux principes issus de l’arrêt Perinçek. Il lui incombait également de tenir compte, dans l’appréciation d’ensemble de la mise en balance opérée par le juge interne entre liberté d’expression et vie privée, de la nature des propos en cause, qui entraîne une marge d’appréciation nationale plus ou moins large (pour une marge d’appréciation restreinte concernant les questions d’intérêt général ou le discours politique ou militant, v. CEDH 7 nov. 2006, Mamère c/ France, n° 12697/03, § 20, Mamère c/ France, D. 2007. 1704
, note J.-P. Marguénaud
; RSC 2008. 140, obs. J.-P. Marguénaud et D. Roets
; à l’inverse, pour une marge d’appréciation élargie quand les propos ne se rattachent pas à un sujet d’intérêt général, v. CEDH 9 févr. 2023, C8 c/ France, nos 58951/18 et 1308/19, § 84, Dalloz actualité, 22 févr. 2023, obs. S. Lavric ; Dalloz IP/IT 2023. 426, obs. E. Derieux
; Légipresse 2023. 71 et les obs.
; ibid. 295, étude G. Weigel
; ibid. 502, chron. C. Bigot
).
Concernant la marge d’appréciation dont disposaient les autorités françaises, elle était maximale puisqu’en diffusant l’identité de la victime, « le requérant n’entendait pas prendre part à un débat sur un sujet d’intérêt général, mais voulait se défendre publiquement des accusations d’infractions sexuelles qui le visaient » (§ 37). La Cour vérifie alors la manière dont les juridictions nationales ont opéré la mise en balance entre le droit du requérant à la liberté d’expression du requérant et le droit de la victime au respect de sa vie privée. Ainsi le tribunal correctionnel a-t-il le premier analysé la proportionnalité de l’ingérence subi par le requérant au regard du but poursuivi en relevant notamment que la diffusion litigieuse « avait élargi de façon très significative le public destinataire de l’information, relevant à cet égard qu’elle avait été suivie de multiples réactions sur les réseaux sociaux » (§ 38), sans qu’elle fût nécessaire ni à l’exercice des droits de la défense ni au respect de son droit au procès équitable. Par la suite, la Cour d’appel de Paris a repris ces motifs, en ajoutant cependant qu’il devait être tenu compte, dans le choix de la sanction, à la fois des circonstances dans lesquelles la diffusion était intervenue et de l’attitude de la victime. Quant à la Cour de cassation, elle a conclu à la conventionnalité de l’incrimination, précisant que le juge saisi de poursuites sous cette qualification devait, s’il estimait le délit constitué, prononcer une sanction proportionnée, au regard des circonstances particulières de l’affaire.
Constatant que les juridictions internes ont clarifié la notion de « victime » et le champ d’une éventuelle exonération, ont tenu compte de l’attitude de la victime et du droit du requérant à s’exprimer dans le cadre de sa défense publique au regard des faits graves et infamants qui lui étaient reprochés, elle conclut qu’elle n’a aucune raison de se départir de leur appréciation, qui procède d’une juste mise en balance des intérêts en présence et repose sur des motifs pertinents et suffisants. L’amende pénale et les dommages intérêts lui paraissant par ailleurs modérés, elle considère à son tour que l’ingérence était proportionnée.
La conventionnalité de l’article 39 quinquies se trouve ainsi confirmée (sur sa constitutionnalité, v. Crim. 10 août 2022, n° 22-81.057, Dalloz actualité, 9 sept. 2022, obs. M. Slimani ; D. 2022. 1470
; AJ pénal 2022. 478, obs. J.-B. Thierry
; Légipresse 2022. 464 et les obs.
; ibid. 544, étude E. Raschel
; RSC 2023. 115, obs. E. Dreyer
; CCE 2022. Comm. 76, obs. A. Lepage), et les juridictions internes en ont fait une application conforme à la Convention.
CEDH 1er févr. 2024, Ramadan c/ France, n° 23443/23
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