Cession de l’exploitation agricole en liquidation judiciaire en cas de pluralité de baux ruraux
En cas de pluralité de baux ruraux, l’article L. 642-1, alinéa 3, du code de commerce doit être interprété comme permettant au tribunal de disposer d’un pouvoir d’appréciation de l’offre ou de la proposition qui répond le mieux aux objectifs de maintien d’activités susceptibles d’exploitation autonome, de maintien de l’emploi et d’apurement du passif.
L’une des particularités du secteur agricole réside dans le mode de faire valoir des terres nécessaires à la réalisation de cette activité. Ainsi, on désigne par « faire-valoir direct » le fait que la personne qui exploite les terres en est également la propriétaire, et par « faire-valoir indirect » le faire de recourir à un contrat de location pour réaliser l’activité agricole qui dans la quasi-totalité des situations est un bail régi par le statut des baux ruraux. Actuellement, ce mode d’exploitation est de l’ordre de 80 % de la surface agricole utile (SAU) en 2020, dont 51 % auprès de tiers (qui ne sont pas membres de la famille de l’agriculteur ou associé de la société agricole). En outre, et contrairement aux autres professions, l’exploitant agricole est souvent titulaire de plusieurs baux, parfois une dizaine de baux, pour constituer la surface foncière nécessaire à la réalisation de son activité économique. La multiplicité des bailleurs est source de complexité dès lors qu’il s’agit de céder rapidement l’entreprise dans le cadre d’une procédure collective, les contraintes de temps étant plus strictes que lorsque l’on envisage la transmission de l’exploitation en l’absence de difficultés financières.
L’alinéa 3 de l’article L. 642-1 du code de commerce dont la rédaction est issue pour l’essentiel de la loi n° 88-1202 du 30 décembre 1988 dispose que le tribunal doit respecter un ordre spécial nonobstant les autres dispositions du statut du fermage et sous réserve des droits à indemnité du preneur sortant qui est le suivant :
- le tribunal peut autoriser le bailleur, son conjoint ou l’un de ses descendants à reprendre le fonds pour l’exploiter ;
- à défaut, il peut attribuer le bail rural à un autre preneur proposé par le bailleur ;
- enfin, le bail peut être attribué à tout repreneur dont l’offre aurait été formulée dans les conditions énoncées aux articles L. 642-2, L. 642-4 et L. 642-5 du code de commerce.
Autrement dit, l’application littérale de la loi conduit à mettre en place une hiérarchie légale que le tribunal doit impérativement respecter : le bailleur peut demander la reprise des biens loués pour les exploiter (le bailleur ou son conjoint ou l’un de ses descendants), ou proposer un nouveau preneur à bail (malencontreusement dénommé repreneur dans le c. com.), ou tout repreneur dont l’offre aurait été recueillie dans les conditions prévues par les articles L. 642-2 et suivants du code de commerce.
L’application littérale de cette règle ne soulève pas de difficulté majeure en présence d’un seul et unique bailleur qui serait propriétaire de la totalité de l’emprise foncière de l’exploitation agricole en difficulté.
Il en va différemment en cas de pluralité de bailleur comme en l’espèce.
Les faits
Le redressement judiciaire d’une EARL, qui exploitait au moyen de plusieurs baux, a donné lieu à un plan de redressement arrêté en 2019 qui a été résolu, entraînant le prononcé de la liquidation judiciaire suivant jugement du 18 mai 2022. Le 4 janvier 2023, le tribunal a rejeté la demande faite par certains bailleurs de se voir attribuer leurs baux conclus avec l’EARL, et a arrêté une cession totale de l’exploitation au profit d’une SCEA et en lui attribuant la totalité des baux de la débitrice. Le candidat à la reprise des baux pressenti par certains bailleurs et ces derniers ont interjeté appel. La Cour d’appel de Poitiers (Poitiers, 27 juin 2023, n° 23/00124) infirme le jugement critiqué en appliquant la solution jurisprudentielle (Com. 30 nov. 1993, n° 91-20.358 P, D. 1996. 2
, obs. F. Derrida
) au motif que « les mérites de la reprise par la SCEA en termes d’économie et d’emploi n’entrent pas dans le champ d’application de la loi telle qu’édictée à l’alinéa 3 de l’article L. 642-1 du code de Commerce ». Considérant que la cour d’appel avait violé les articles L. 642-1 et L. 642-7 du code de commerce, le procureur de la République a formé un pourvoi.
La solution
La chambre commerciale de la Cour de cassation censure la cour d’appel. Tout d’abord, elle décide qu’il convient de distinguer l’hypothèse dans laquelle il n’y a qu’un seul bailleur et limiter l’application de la solution jurisprudentielle de 1993 rappelée en 2008 (Com. 28 oct. 2008, n° 06-20.584 P+B, Dalloz actualité, 10 nov. 2008, obs. A. Lienhard ; D. 2008. 2932
; Gaz. Pal. 22 janv. 2009, p. 34, obs. D. Voinot ; RPC 2009. Comm. 36, note C. Lebel) de celle où il y a la pluralité de bailleurs comme en l’espèce, car cela revient à attribuer les baux à divers preneurs respectivement proposés par chaque bailleur (Com. 9 juin 1998, n° 96-11.717 P, D. 1998. 197
). Sur ce premier point, l’arrêt du 23 octobre 2024 est en rupture avec les solutions jurisprudentielles antérieures. Ainsi la notion d’ensemble essentiellement constitué du droit à un bail rural de l’article L. 642-3 du code de commerce doit être interprété strictement, et n’être constitué que par un seul bail rural. Il ne s’agit donc plus de considérer que cette condition est remplie en présence de plusieurs bailleurs.
Ainsi, en présence de plusieurs baux conclus avec des bailleurs distincts, la Cour de cassation ajoute que « l’alinéa 3 de l’article L. 642-1 du code de commerce étant sujet à interprétation, faute de préciser ses modalités d’application en cas de pluralité de baux et comment l’attribution du droit au bail au preneur désigné par le bailleur doit permettre la transmission de l’exploitation agricole en tant qu’entreprise, il apparaît possible et souhaitable de l’interpréter en ce sens que le tribunal dispose d’un pouvoir d’apprécier l’offre ou la proposition qui répond le mieux aux objectifs énoncés à son alinéa 1er ». Pour cette raison, la décision d’appel est censurée, car elle avait retenu que le législateur n’aurait pas pris en considération les mérites des offres de reprise globale au regard du maintien de l’activité de l’exploitation autonome et des emplois qui y sont attachés.
L’arrêt du 23 octobre 2024 opère donc une distinction selon que l’entreprise agricole est exploitée au moyen d’un ou de plusieurs baux ruraux et le premier aspect du revirement porte sur la remise en cause de l’interprétation de la notion d’ensemble essentiellement constitué du droit à un bail rural admise jusqu’alors. Par conséquent, en cas de pluralité de bailleurs, « le tribunal attribue ces baux soit au preneur unique proposé par le ou tous les bailleurs, soit au repreneur ayant déposé une offre dans les conditions des articles L. 642-2, L. 642-4 et L. 642-5 du code précité, en appréciant laquelle de ces alternatives est la mieux à même de satisfaire les objectifs énoncés à l’article L. 642-1, alinéa 1er, du même code ». Au final, la Cour de cassation approuve la solution qui avait été retenue par le Tribunal judiciaire de Niort (TJ Niort, 4 janv. 2023, n° 18/00541, Gaz. Pal. 18 avr. 2023, p. 65, note C. Lebel).
Com. 23 oct. 2024, FS-B, n° 23-50.013
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