Cession des droits d’indemnisation des passagers aériens : question de compétence
Une juridiction d’un État membre de l’Union européenne est compétente pour connaître d’un litige relatif à un recours en indemnisation introduit contre un transporteur aérien, établi sur le territoire d’un autre État membre, par une société cessionnaire de la créance d’un passager issue de l’exécution d’un contrat de transport conclu avec ce transporteur, pour autant que cette juridiction soit celle du lieu où, en vertu de ce contrat, les services ont été ou auraient dû être fournis.
Contexte
Compte tenu de la difficulté, pour les passagers aériens, de faire valoir leurs droits contre les compagnies aériennes, singulièrement leur droit à indemnisation prévu par le règlement (CE) n° 261/2004 du 11 février 2004 en cas d’annulation ou de retard important de vol, des acteurs nouveaux sont apparus sur le marché il y a quelques années de cela, les sociétés spécialisées dans l’assistance aux passagers. Ces sociétés, parfaitement rompues à la négociation, sont bien mieux à même de traiter efficacement avec les compagnies aériennes qu’un simple passager. Elles peuvent en réalité intervenir de deux manières différentes : soit en fournissant une assistance au passager, qui demeure titulaire de sa créance d’indemnisation, dans le cadre de son litige contre la compagnie aérienne, ladite société étant rémunérée au succès ; soit en acquérant purement et simplement la créance d’indemnisation. Cette créance sera alors cédée, à titre onéreux à une société de ce type pour un montant égal à l’indemnisation forfaitaire à laquelle il a normalement droit (par ex., 250 € pour les vols de 1 500 km ou moins ; v. Règl [CE] n° 261/2004, art. 7, § 1), diminué du montant de la commission perçue par cette société.
Une telle pratique est tout à fait licite, dès lors qu’une créance, dans un domaine dans lequel le titulaire de celle-ci a la libre disposition de ses droits, constitue une chose « dans le commerce » au sens de l’ancien article 1128 du code civil. D’ailleurs, la Cour de justice a elle-même confirmée la licéité de cette pratique, en jugeant que l’article 15 du règlement (CE) n° 261/2004 s’oppose à toute clause contractuelle interdisant à un passager aérien de céder ses droits à un tiers, notamment à une société spécialisée dans la réclamation d’indemnités (CJUE 29 févr. 2024, Eventmedia Soluciones SL, aff. C-11/23, Dalloz actualité, 7 mars 2024, obs. C. Hélaine ; D. 2024. 1215
, note P. Dupont et G. Poissonnier
; ibid. 1924, obs. H. Kenfack
). Il s’agit là d’ailleurs d’une tendance beaucoup plus générale, qui va bien au-delà du droit aérien : elle s’inscrit dans un mouvement de faveur des autorités européennes dans les techniques de financement de procès par un tiers (v. Parl. UE, Résolution du 13 sept. 2022 ; M. Lartigue, Vers une réglementation du financement de contentieux par les tiers dans l’Union européenne, Dalloz actualité, 12 sept. 2024). On relèvera à cet égard, non sans paradoxe, que la Cour de justice a rendu, le même jour que l’arrêt ici commenté, un autre arrêt admettant qu’un consommateur ayant contracté un crédit à la consommation puisse céder à une société spécialisée une action en indemnisation contre l’établissement ayant consenti ledit crédit pour violation de son obligation d’information (CJUE 9 oct. 2025, Zwrotybankowe.pl, aff. C-80/24, Dalloz actualité, 16 oct. 2025, obs. J. Bruschi).
Question de compétence
Dans notre arrêt, c’est bien de créance d’indemnisation contre une compagnie aérienne dont il est question. Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant la compagnie aérienne Lufthansa à la société spécialisée AirHelp, ces sociétés ayant toutes deux leur siège en Allemagne. La seconde, cessionnaire d’une créance indemnitaire d’un passager consécutive au retard d’un vol, avait introduit une demande d’indemnisation contre la première devant une juridiction polonaise. La compétence d’une juridiction de cet État semblait de prime abord s’imposer dans la mesure où le vol assuré par cette compagnie aérienne et ayant subi un retard avait pour aéroport de départ Cracovie en Pologne (il s’agissait précisément d’un vol Cracovie-Nice avec une correspondance à Munich). Lufthansa a formé opposition à l’injonction de payer émise par cette juridiction et a soulevé une exception tirée de l’incompétence internationale de celle-ci. Pour la compagnie aérienne, la prétention de AirHelp aurait pour origine un contrat de cession de créance conclu avec un passager, et non pas un contrat de transport. Dès lors, les juridictions allemandes sont les seules compétentes pour connaître d’un tel recours, conformément à la règle de compétence générale prévue à l’article 4, § 1, du règlement (UE) n° 1215/2012 du 12 décembre 2012, dit « Bruxelles 1 bis ». Selon ce texte, « les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre » ; en d’autres termes cet article retient la compétence des juridictions de l’État membre où est domicilié le défendeur.
La juridiction polonaise de première instance rejette l’exception d’incompétence soulevée par Lufthansa. La juridiction polonaise d’appel sursoit à statuer et interroge la Cour de justice sur le point de savoir si l’article 7, point 1, sous b), second tiret, du règlement (UE) n° 1215/2012 doit être interprété en ce sens qu’une juridiction d’un État membre est compétente, conformément à cette disposition, pour connaître d’un litige relatif à un recours en indemnisation introduit contre un transporteur aérien, établi sur le territoire d’un autre État membre, par une société cessionnaire de la créance d’un passager issue de l’exécution d’un contrat de transport conclu avec ce transporteur. En vertu de la règle de compétence spéciale prévue par cette dernière disposition, la juridiction compétente pour connaître d’une demande fondée sur un contrat de fourniture de services est la juridiction du lieu d’un État membre où, en vertu du contrat, les services ont été ou auraient dû être fournis, ou, plus simplement, la compétence des juridictions de l’État membre du lieu de fourniture du service. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle cette règle de compétence spéciale répond à un souci de proximité, étant simplement motivée par l’existence d’un lien de rattachement étroit entre le contrat concerné et le tribunal appelé à en connaître (pt 35 ; v. en ce sens, CJUE 14 sept. 2023, Extéria, aff. C‑393/22, pt 29, Dalloz actualité, 29 sept. 2023, obs. F. Mélin ; D. 2023. 1599
; ibid. 2024. 1735, obs. L. d’Avout, S. Bollée, E. Farnoux et A. Gridel
; Rev. crit. DIP 2024. 332, note M. Minois
; RTD com. 2023. 991, obs. A. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast
).
La Cour de justice s’interroge, par ailleurs, si la circonstance qu’une créance, issue de l’exécution d’un contrat de transport aérien conclu entre un consommateur et un professionnel, a été transférée par ce consommateur à une société spécialisée dans le recouvrement des créances de passagers aériens est de nature à empêcher l’application de cette règle de compétence spéciale (pt 36). Selon elle, la réponse est négative, dans la mesure où cette règle « vise non pas à protéger la partie la plus faible d’un rapport contractuel, cette règle n’ayant pas été établie en considération de la qualité des parties contractantes, mais repose sur l’existence d’un lien étroit entre la juridiction saisie et le contrat concerné » (pt 37).
Elle ajoute que, dans la mesure où le lieu de départ de ce vol – Cracovie (Pologne) pour rappel – correspond à l’un des lieux de fourniture principale des services faisant l’objet de ce contrat et assure, dès lors, le lien de rattachement étroit, exigé par les règles de compétence spéciale énoncées à l’article 7, point 1, du règlement (UE) n° 1215/2012, entre ledit contrat et la juridiction dans le ressort de laquelle ledit lieu se trouve, les juridictions polonaises apparaissent compétentes pour connaître du recours au principal (pt 42 ; v. déjà, en ce sens, CJUE 3 févr. 2022, LOT Polish Airlines, aff. C‑20/21, pt 20, Dalloz actualité, 15 févr. 2022, obs. F. Mélin ; D. 2022. 284
; ibid. 2127, obs. H. Kenfack
; JT 2022, n° 250, p. 12, obs. X. Delpech
; RTD com. 2022. 201, obs. A. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast
; RTD eur. 2023. 535, obs. L. Grard
). Elle ajoute que « [n]i les particularités du contrat de cession de créance en cause dans l’affaire au principal ni l’absence de lien contractuel entre les parties au litige sont de nature à remettre en cause cette compétence » (pt 43).
Et d’en conclure que l’article 7, point 1, sous b), second tiret, du règlement (UE) n° 1215/2012 « doit être interprété en sens qu’une juridiction d’un État membre est compétente, conformément à cette disposition, pour connaître d’un litige relatif à un recours en indemnisation introduit contre un transporteur aérien, établi sur le territoire d’un autre État membre, par une société cessionnaire de la créance d’un passager issue de l’exécution d’un contrat de transport conclu avec ce transporteur, pour autant que cette juridiction soit celle du lieu où, en vertu de ce contrat, les services ont été ou auraient dû être fournis ». La compétence des juridictions allemandes est donc écartée.
Une solution qui ne surprend pas
Cette interprétation, conforme à la jurisprudence de la Cour de justice, ne surprend pas. La Cour considère, en effet, classiquement – à l’époque en application du règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, dit « Bruxelles 1 », qui contenait, en son article 5, 1, sous b), une règle de compétence analogue – que, en matière de transport aérien de passagers, l’article 7, point 1, sous b), second tiret, du règlement Bruxelles 1 bis, doit être interprété en ce sens que le lieu de fourniture d’un service doit être considéré comme le lieu de départ ou le lieu d’arrivée de l’avion (CJCE 9 juill. 2009, Rehder, aff. C‑204/08, D. 2009. 1904
; ibid. 2010. 1585, obs. P. Courbe et F. Jault-Seseke
; ibid. 2011. 1445, obs. H. Kenfack
; RTD com. 2009. 825, obs. A. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast
; RTD eur. 2010. 195, chron. L. Grard
; RDC 2010. 195, obs. E. Treppoz ; RD transports 2009. Comm. 173, obs. L. Grard).
Il n’est pas non plus inutile de rappeler que, en matière d’action en indemnisation contre le transporteur aérien en cas d’annulation ou de retard de vol, le juge compétent est celui désigné par la règlementation européenne en matière de compétence, à savoir le règlement Bruxelles 1 bis, et non pas celui désigné en vertu des règles de compétence prévues par la Convention de Montréal (art. 33 ; CJUE 7 nov. 2019, Adriano Guaitoli et a. c/ EasyJetaff, aff. C-213/18, Dalloz actualité, 28 nov. 2019, obs. F. Mélin ; D. 2019. 2180
; ibid. 2020. 951, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke
; JT 2020, n° 227, p. 12, obs. X. Delpech
; RTD civ. 2020. 336, obs. L. Usunier
; RTD com. 2020. 207, obs. A. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast
).
CJUE 9 oct. 2025, aff. C-551/24
par Xavier Delpech, Rédacteur en chef de la Revue trimestrielle de droit commercial
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