Cession d’une invention après attribution par l’employeur et calcul du « juste prix »

La Cour d’appel de Paris confirme un arrêt du Tribunal judiciaire de Paris sur une question de période contractuelle à prendre en compte pour le calcul du « juste prix » dans le cadre d’une cession d’une invention après attribution par l’employeur.

La question de la rémunération des inventeurs est souvent sensible, d’autant plus lorsque l’invention est réalisée par un salarié n’ayant pas de mission inventive. Dans ce cas, selon l’article L. 611-7 du code de la propriété intellectuelle, il convient de négocier un « juste prix » pour l’attribution de l’invention par l’employeur. Selon la jurisprudence (par ex., Colmar, 9 janv. 2013, n° 11/03093), ce « juste prix » doit être fixé en fonction de l’apport initial des différentes parties et de l’utilité industrielle et commerciale de l’invention. Ainsi, ce juste prix peut classiquement être conditionné aux résultats futurs de l’exploitation du brevet. Dans le cas d’espèce, il avait été envisagé de prendre en considération les résultats futurs sur une partie uniquement de la durée de vie du brevet : dix ans.

La création de l’invention

M. H. a été engagé par la société GRANDS MOULINS STORIONE en mars 1983, en qualité d’électromécanicien, suivant un contrat de travail ne prévoyant aucune mission inventive. En 2001, il a conçu un système de fermeture étanche de sachets de farine, permettant d’assurer la conservation de la farine. Quelques années plus tard, le 19 juin 2006, il a déclaré cette invention, qualifiée de hors mission attribuable, à son employeur. Peu de temps après, le 11 août 2006, M. H. a déposé une demande de brevet sur cette invention. Par courrier du 17 octobre 2006, son employeur lui a notifié sa décision d’exercer son droit d’attribution. C’est ainsi que M. H. a signé avec la société GRANDS MOULINS STORIONE un contrat de cession de son brevet, le 6 octobre 2006.

Le contrat de cession

Ce contrat prévoyait qu’en contrepartie de la cession de son invention et des droits y attachés à la société GRANDS MOULINS STORIONE, celle-ci devait lui payer une rémunération forfaitaire et s’engageait à lui verser une rémunération complémentaire, afin de prendre en considération les résultats futurs. Sur cette rémunération complémentaire, l’inventeur devait bénéficier d’une rémunération égale à 10 % des revenus générés par l’exploitation en France à l’étranger de l’invention pendant une période limitée de dix ans à compter du jour de la signature du contrat.

La mise en œuvre du brevet

Alors que le contrat de cession a été signé en 2006, l’invention n’a commencé à être exploitée commercialement qu’en 2015, soit neuf années après la signature du contrat ! Par courrier recommandé du 23 janvier 2017, l’inventeur a mis en demeure les sociétés GRAND MOULINS (il y avait eu un transfert du contrat de travail entre temps suite à un apport partiel entre GRANDS MOULINS STORIONE et GRANDS MOULINS DE PARIS) de lui verser la rémunération complémentaire prévue au contrat de cession. Les sociétés GRAND MOULINS n’ont pas donné de suite favorable à sa demande.

C’est ainsi que M. H., par acte d’huissier du 21 juin 2017, a assigné en référé les sociétés GRAND MOULINS devant le président du Tribunal de grande instance de Paris aux fins d’obtenir une provision, ainsi que les documents comptables relatifs à la vente des sachets de farine incorporant son invention.

Par ordonnance du 13 octobre 2017, le juge des référés a dit n’y avoir lieu à référé sur la demande de provision formée par l’inventeur, mais a ordonné la communication des pièces comptables sollicitées. Ensuite, le 18 mai 2018, l’inventeur à assigné les sociétés GRAND MOULINS devant le Tribunal judiciaire de Paris pour obtenir le paiement de la rémunération complémentaire.

Le Tribunal judiciaire de Paris a fait droit à ses demandes et a condamné les sociétés GRAND MOULINS à verser la rémunération complémentaire. Cependant, la fin de la période contractuelle de dix ans prise en considération par le Tribunal judiciaire de Paris est le 31 octobre 2016, soit une faible rémunération complémentaire calculée entre le début de l’exploitation en 2015 et la fin de la période contractuelle le 31 octobre 2016.

Question portée devant la cour d’appel

L’inventeur a formé appel de la décision du Tribunal judiciaire de Paris pour augmenter l’assiette de son droit à cette rémunération complémentaire. Il a tenté de montrer que la durée à prendre en considération pour le calcul des dix ans doit débuter à compter du début de l’exploitation. À cet effet, il a tenté de cumuler deux stipulations contractuelles visées dans l’accord de cession.

Ses arguments ont été rejetés par la cour d’appel qui confirme le jugement de première instance, car le contrat est très clair sur son article 3.3 et le début de la période de dix ans n’est pas conditionné à l’exploitation de l’invention : « 3.3 La société GMS s’engage à payer à M. H. pendant une durée de dix ans à compter de ce jour une rémunération égale à 10 % des revenus qui seront générés par l’exploitation en France et à l’étranger de l’Invention. »

De manière générale, il est à noter que l’employeur a souvent le libre choix du délai dans lequel débuter l’exploitation d’un brevet si bien que l’utilisation d’une clause limitant la durée de la rémunération complémentaire, afin de prendre en considération les résultats futurs sur une partie seulement de vie du brevet, est particulièrement intéressante pour l’employeur. Par exemple, un employeur pourrait limiter la durée de la rémunération complémentaire à cinq ans et différer volontairement le début de l’exploitation après cette période pour évincer l’inventeur de sa rémunération basée sur les résultats de l’exploitation.

L’incompétence de l’inventeur

Dans cette affaire, le délai avant l’exploitation ne semble pas être la volonté de l’employeur, car les sociétés GRAND MOULINS ont développé des arguments pour montrer que le retard sur l’exploitation de l’invention provient de l’inventeur, qui s’est vu confier la mission de mettre au point l’invention et qui n’a pas réussi à accomplir sa mission dans les délais attendus.

Les sociétés GRAND MOULINS vont plus loin en arguant la tromperie de l’inventeur sur l’intérêt industriel de l’invention et sur ses compétences à développer l’invention, ces arguments visant à montrer un grief dû à la mise au point laborieuse de l’invention par l’inventeur.

La cour d’appel a considéré que les sociétés GRANDS MOULINS étaient chacune en mesure d’apprécier les compétences de l’inventeur, en tant que ses employeurs et que l’invention présente un intérêt réel au regard du chiffre d’affaires, supérieur à 27 millions d’euros, réalisé au cours de la courte période entre le début de l’exploitation en 2015 et la fin de la période contractuelle le 31 octobre 2016.

Cette affirmation n’est toutefois pas complètement fondée dans le cas d’une invention hors mission avec un inventeur qui n’avait pas de mission inventive, car l’employeur ne pouvait pas apprécier les aptitudes de l’inventeur sur l’appréciation ou la mise au point d’une invention. Comme toujours, il est très difficile de prouver des manques d’implication ou des résultats des salariés, si bien que ces arguments ont classiquement été rejetés.

Résistance abusive

Outre la question du calcul de la période de la rémunération complémentaire ou la tromperie de l’inventeur, la cour d’appel a infirmé la décision du Tribunal judiciaire de Paris en ce qui concerne la résistance de l’employeur à fournir des informations claires sur l’exploitation de l’invention pour permettre de calculer son revenu attendu. Selon la cour, « en présence d’un juste prix déterminé en fonction des revenus résultant de l’exploitation de l’invention, la société GRANDS MOULINS STORIONE était débitrice d’une obligation de transparence et d’information quant à ces revenus et à cette exploitation ». En effet, cette décision montre que l’employeur peut être condamné pour résistance abusive à fournir les documents nécessaires en cas d’engagement à payer une rémunération variable. Dans cette affaire, cette résistance abusive a été condamnée à 10 000 € de dommages et intérêts.

Pour conclure, cette décision passe en revue des points clés des inventions hors mission attribuables : le calcul du « juste prix », la compétence de l’inventeur ou encore les éléments à fournir par l’employeur pour une rémunération basée sur les résultats de l’exploitation.

 

Paris, pôle 5 - ch. 1, 7 févr. 2024, n° 21/01187

© Lefebvre Dalloz