Champ ou hors champ ? Quand le cadre d’intervention du réalisateur était trop flou
De par son rôle et son implication dans la création d’une œuvre audiovisuelle, le réalisateur est investi tout à la fois de prérogatives d’auteur mais également de technicien. Son statut juridique se doit alors de refléter cette double identité et le meilleur outil pour le garantir est assurément le contrat conclu avec le producteur qui entend le faire participer à son projet.
Gare néanmoins à ce que ce contrat envisage l’ensemble des missions auxquelles le réalisateur prêtera son concours, au risque que ce dernier n’élève de légitimes protestations devant les juridictions compétentes pour contester la légalité de l’accord conclu. C’est précisément le litige soumis à la Cour d’appel de Paris amenée à se prononcer sur les griefs formulés par un réalisateur à l’encontre du producteur accusé d’avoir dénaturé et malmené son cadre de travail.
Les dispositions du code de la propriété intellectuelle sont sans équivoque puisque l’article L. 113-7, 5°, reconnaît expressément la qualité d’auteur au réalisateur.
Pour éclairer davantage encore la genèse de cet article, il est intéressant de se référer à la lecture d’un arrêt fondateur rendu par la première chambre de la Cour de Paris le 14 juin 1950 dans un litige opposant la Société des établissements Gaumont et le Syndicat des producteurs de films au metteur en scène Pierre Blanchar, au scénariste-dialoguiste Bernard Zimmer, ainsi qu’au compositeur Arthur Honegger à l’occasion du film Un seul amour sorti en 1943.
Justement rappelés à l’ordre pour avoir unilatéralement modifié le film tel que réalisé par Pierre Blanchar alors déjà monté et même projeté, s’agissant de la Société Gaumont et considéré que le metteur en scène n’était qu’un salarié soumis à la discrétion du producteur et privé de tout droit moral pour le Syndicat des producteurs de films, la Cour de Paris en profita pour donner une définition très précise du rôle du réalisateur.
Ainsi « loin d’être un subalterne, à qui serait refusée toute initiative, le metteur en scène avoué comme tel intervient au cœur même de l’œuvre cinématographique ; que, chargé de transformer en images le scénario, d’y adapter le dialogue et de veiller au rythme de la succession des scènes comme au choix des prises de vue, il participe essentiellement à la création artistique du film ».
Le réalisateur se voyait donc officiellement élevé au rang des auteurs du film et comme tel, investi des prérogatives découlant de ce statut.
Cette qualité n’est toutefois qu’une présomption simple et peut donc être renversée lorsqu’il est prouvé qu’un réalisateur n’aura apporté aucune contribution originale au film.
Le réalisateur technicien : un salarié aux prérogatives bien définies
Si le réalisateur s’accomplit en tant qu’auteur, il est également celui qui maîtrise la technique de fabrication du film.
Cette dimension est quant à elle précisément définie par la Convention collective nationale de la production audiovisuelle du 13 décembre 2006 et notamment par l’Accord du 15 février 2017 relatif à l’annexe I « Réalisateurs » qui prévoit en son article 1er que « Le réalisateur est le salarié auquel l’employeur confie la mission de créer et de donner sa forme à une œuvre, un programme ou une séquence de programme, dénommés ci-après "programme audiovisuel". Dans le cadre établi par l’employeur, le réalisateur assure la préparation matérielle de la réalisation et détermine les choix artistiques en accord avec son employeur ou le représentant de celui-ci (…) Le travail du réalisateur s’exerce dans le respect du plan de travail établi en concertation lors de la préparation, des accords collectifs et de la réglementation du travail en vigueur. »
Pour encadrer cette relation, le même Accord rappelle qu’un contrat de travail doit être conclu et signé par les parties avant le début de son exécution.
C’est en l’espèce la dimension salariale de la relation entre un réalisateur, producteur et scénariste et la société de production de documentaires spécialisés pour la télévision qui était de nouveau débattue devant la Cour d’appel de Paris, suite à l’appel interjeté par le réalisateur à l’encontre du jugement du Conseil de prud’hommes de Paris du 30 juin 2023.
La requalification d’un contrat à durée déterminée d’usage en contrat à durée déterminée
Plusieurs griefs étaient ainsi soulevés par le réalisateur avec lequel la société de production avait conclu un contrat de réalisateur auteur et salarié afin de travailler à la préparation et à la réalisation d’un projet de fiction pour la télévision.
Ledit contrat comprenait, d’une part, un contrat de réalisateur-auteur – qui n’était pas le terrain d’une quelconque contestation – et, d’autre part, un contrat de travail à durée déterminée d’usage à effet du 20 mai 2020 au 12 février 2021.
Ce contrat était conclu le 2 juin 2020.
Or, invoquant à ce titre le bénéfice des articles L. 7121-3 et L. 7121-4 du code du travail, qui instaurent une présomption de salariat, le réalisateur soutenait que sa mission avait en réalité commencé plusieurs mois avant la période visée par le contrat de travail.
Il indiquait en effet qu’à compter du mois d’octobre 2019, il avait entamé la « préparation générale du projet (définition des besoins techniques et organisation des intervenants techniques), la revue, le commentaire et les modifications du script, des réunions physiques et téléphoniques avec la société, de nombreux échanges avec celle-ci… »
Or, aucun contrat ni aucune rémunération ne couvraient cette période, au cours de laquelle par ailleurs une partie du tournage avait démarré sous la direction de la société de production.
La société de production soutenait pour sa part qu’étant spécialisée dans le documentaire et profane en matière de fiction, elle ne pouvait, dès lors, pas avoir donné d’ordres, d’instructions ou de directives au réalisateur dont il s’agissait de la spécialité.
La cour d’appel pour trancher ce premier grief commença par rappeler les dispositions du code du travail applicables – à savoir les articles L. 7121-2, L. 7121-3 et L. 7121-4 – instaurant au bénéfice du metteur en scène, du réalisateur et du chorégraphe considérés pour l’exécution matérielle de leur conception artistique comme des artistes du spectacle, une présomption de salariat.
Cette présomption n’étant en revanche pas irréfragable, des éléments contraires apportés par la société de production auraient pu mettre à mal les prétentions du réalisateur.
Ladite société se prévalait notamment de la qualité de producteur du réalisateur qui, selon elle, ne pouvait qu’exclure ses revendications salariales.
Or, si le réalisateur était bien, en parallèle, dirigeant d’une société de production d’œuvres cinématographiques, il n’avait pas conclu le contrat du 2 juin 2020 ni ne s’était présenté en cette qualité auprès du producteur.
Après une analyse approfondie des termes du contrat conclu entre les parties, la Cour d’appel de Paris en déduisit que « si le contrat souscrit par les parties définit précisément le calendrier d’exécution de la prestation de travail et l’engagement du réalisateur en tant que salarié à compter du 20 mai 2020, force est de constater que les interventions et le travail [du réalisateur] en vue de la conception de l’œuvre à compter d’octobre 2019 n’ont pas été de nature distincte de sa prestation de travail effectuée dans le cadre du contrat à durée déterminée d’usage, qu’il a signé le contrat de "réalisateur-auteur et salarié" en son nom propre et qu’il n’a pas exercé son activité, objet du contrat en cause, dans des conditions justifiant une immatriculation au registre du commerce et des sociétés, l’intéressé ne se comportant pas et n’ayant pas les tâches d’un co-entrepreneur de spectacles, ne prenant aucun risque, notamment financier, et ne participant pas à l’exploitation de l’œuvre à la période considérée ».
A contrario donc, un réalisateur qui prendrait des risques financiers ou participerait à l’exploitation de l’œuvre risquerait vraisemblablement de se voir dénier la qualité de salarié.
Les conséquences de cette requalification étaient lourdes pour la société de production puisqu’il s’infère automatiquement de ce constat que la relation de travail étant considérée comme ayant débuté au mois d’octobre 2019, en l’absence d’écrit conclu, il s’agissait dès lors d’un contrat à durée indéterminée entraînant les rappels de salaires corrélatifs.
Par ailleurs, le contrat étant désormais considéré comme conclu à titre indéterminé, le licenciement « implicite » – car n’ayant fait l’objet d’aucune notification – du réalisateur intervenu le 31 mai 2021, date de son dernier jour de travail rémunéré, était dès lors intervenu en violation des dispositions applicables à la rupture d’un contrat à durée indéterminée.
Ce manquement était immanquablement sanctionné par l’octroi, au bénéfice du réalisateur, d’indemnités dédiées.
La Cour d’appel de Paris refusait en revanche de reconnaître l’existence d’une intention de dissimulation de la société de production qui avait tout de même entrepris de formaliser quelques mois après un contrat à durée déterminée d’usage incluant la préparation du projet, signé par le réalisateur.
Environnement de travail délétère et harcèlement moral du producteur
Le second volet des demandes du réalisateur visait à démontrer qu’il avait évolué dans un contexte particulièrement hostile, se plaignant d’un dénigrement permanent et systématique de ses compétences et de ses choix artistiques, ainsi que d’attaques répétées sur sa vie privée ou sa personnalité par la productrice de la société.
Ces agissements réitérés étaient, selon lui, constitutifs de harcèlement moral de la part de son employeur.
La Cour d’appel de Paris, après un rappel des dispositions applicables en la matière – celles des articles L. 1152-1 et suivants du code du travail – appréhenda l’ensemble des éléments soumis à son analyse pour former sa conviction.
En l’espèce, elle considéra que la société de production ayant échoué à démontrer que ses agissements réitérés sortaient du cadre d’un harcèlement moral, celui-ci était dès lors caractérisé et justifiait l’octroi de dommages et intérêts à titre de réparation.
Par ailleurs, rappelant que l’employeur est tenu de prendre toutes mesures nécessaires pour assurer la sécurité et la protection de la santé physique et mentale de ses salariés – conformément aux dispositions de l’article L. 4121-1 du code du travail – elle releva que dans le cas présent, la société de production avait instauré un cadre de travail toxique avec le réalisateur, contraint de finaliser le montage du film au sein des locaux du diffuseur.
Alors que le réalisateur l’avait expressément alertée sur la gravité de la situation en la mettant en demeure de cesser tout harcèlement moral à son encontre, la société de production n’avait pris aucune mesure pour mettre fin aux agissements dénoncés ou les prévenir.
Elle se voyait par conséquent de nouveau condamnée à indemniser le réalisateur pour son préjudice né de l’absence de mise en œuvre d’une quelconque prévention au sein de la société.
En revanche, le dénigrement allégué nécessitant la démonstration d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité, qui n’étaient pas suffisamment caractérisés par le réalisateur, les prétentions de ce dernier élevées à ce titre étaient rejetées par la cour d’appel.
Dès lors, si en vertu de l’article L. 132-23 du code la propriété intellectuelle, « le producteur de l’œuvre audiovisuelle est la personne physique ou morale qui prend l’initiative et la responsabilité de l’œuvre », force est de constater que cette responsabilité implique d’établir des contrats conformes aux missions réelles confiées aux auteurs réalisateurs techniciens qui contribuent à l’élaboration de ladite œuvre et de veiller, naturellement, à ce que les conditions de travail soient propices à la créativité et non à la toxicité…
Paris, 15 mai 2025, pôle 6 - ch. 8, n° 23/05929
par Delphine Mahé, Avocate en droit de la propriété intellectuelle
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