Chaufferie de la Défense : « Comme une cartomancienne, l’avocat général fait parler les morts »
Vingt-deux ans après les faits, la Cour d’appel de Versailles examinait jusqu’à jeudi les quarante tomes du dossier de « la chaufferie de la Défense », dans lequel elle avait, en 2021, annulé les poursuites. Le procès a donc fini par se tenir, en l’absence de plusieurs acteurs centraux de la procédure.
« Une histoire passionnante de corruption, dans les Hauts-de-Seine, avec la Corse, la franc-maçonnerie, les communistes, le RPR… », résumera un avocat. En fait, plaidera le même dans la foulée, une somme de « calomnies » destinées à faire « diversion ».
Quoi qu’il en soit, ce dossier, resté à l’instruction, à Nanterre, durant dix-sept ans, quatre mois et onze jours, est une usine à gaz. Cette dernière a démarré avec un signalement de la Répression des fraudes (DDCCRF), autour des conditions d’attribution d’une délégation de service public (DSP) pour l’exploitation des réseaux de chaud et de froid de La Défense, premier quartier d’affaires d’Europe. Puis a été alimentée, notamment, par des soupçons d’abus de biens sociaux (ABS). Mais le délai « déraisonnable » écoulé entre la (première) ouverture d’information et l’ordonnance de règlement avait conduit le tribunal correctionnel de Nanterre à annuler l’ensemble des actes de la procédure, puis la Cour d’appel de Versailles, à annuler les poursuites… jusqu’à ce que la chambre criminelle n’impose qu’un procès se tienne.
Resté longtemps mis en examen (MEX), mais jamais prévenu, pour cause de décès, le personnage central est Charles Ceccaldi-Raynaud. Alors sénateur-maire de Puteaux, l’une des quatre communes sur lesquelles se dresse le quartier d’affaires, il était surtout président du syndicat mixte en charge du chauffage urbain (SICUDEF). Au crépuscule du siècle dernier, s’était posée la question du renouvellement de la concession de service public (CSP) dont bénéficiait une société (CLIMADEF).
Finalement, c’est une DSP qui a été attribuée à un groupement (ENERTHERM). Un groupement dont, pour faire simple, certains bénéficiaires économiques étaient aussi actionnaires ou dirigeants du concessionnaire sortant.
La procédure d’attribution avait à l’époque été critiquée par la DDCCRF, qui avait pointé une rupture d’égalité entre les concurrents et un manque de transparence. Pour ne citer qu’un exemple, des critères de pondération des offres avaient été introduits en cours de route, sans être portés à la connaissance des candidats. Un intermédiaire écarté avait dans la foulée nourri des soupçons de corruption. En procédure, Ceccaldi-Raynaud avait d’ailleurs lui-même évoqué « des valises », mais en avait rejeté la responsabilité sur sa fille, Joëlle, laquelle lui a depuis succédé à la mairie de Puteaux (et fut un temps témoin assistée). Manquent également dans le prétoire deux des dirigeants du groupement : Bernard Forterre, 85 ans, et Jean Bonnefont, quasiment 101 printemps, qui ne sont plus en mesure de comparaître pour cause de « déclin cognitif ».
Reste Antoine Benetti, ancien élu de Puteaux (et membre du SICUDEF), parti « pantoufler » dans l’une des sociétés actionnaires du concessionnaire sortant, avant d’apparaître dans le montage du délégataire choisi. Dans ce volet, il est prévenu des chefs de corruption et de recel de favoritisme. Il affirme n’être « jamais intervenu dans le processus de dévolution de la DSP », mais aussi que « tout le monde savait » que le concessionnaire sortant ne candidaterait pas ». Il faut dire que la période CLIMADEF avait été secouée par une explosion (mortelle), qui avait détruit la fameuse chaufferie.
Un avocat soulignera sur ce point que « tous les actionnaires de CLIMADEF étaient tellement certains que ça ne passerait jamais qu’ils ont tous déposé une offre concurrente ».
« C’est lui qui passait prendre l’argent »
Passons à Laurent Gimel. Cet ancien sous-marinier était alors l’époux de l’une des héritières d’un grand capitaine d’industrie. Accessoirement, il était aussi devenu le président de la holding familiale, laquelle avait alors investi dans le fameux groupement. À la barre, il confirme avoir acquitté de fausses factures de sociétés luxembourgeoises, afin de rapatrier les sommes correspondantes en cash (et en dollars), puis de les remettre à Benetti, pour que celui-ci les répartisse, juste avant chaque phase décisive du processus d’attribution, entre les membres de la commission du SICUDEF.
Il ajoute que « les paiements ne devaient pas s’arrêter avec l’obtention de la DSP. L’enveloppe globale devait être de 35 millions de francs ». À elle seule, la holding devait selon lui mettre 5 millions au pot. « Benetti », poursuit le même, « m’a toujours été présenté [par les autres] comme l’homme de l’ombre, celui qui mettait de l’huile dans les rouages avec les politiques. Et c’est lui qui passait prendre l’argent ». Ces soupçons de corruption sont renforcés par les déclarations d’un certain nombre de témoins, qui ont trouvé les prévenus anormalement confiants dans l’obtention de la DSP. Dont un banquier. D’où ce trait d’ironie de l’un des avocats en défense : « Quand nous avons monté notre cabinet, nous avons évidemment dit aux banques que nous étions de jeunes avocats incompétents, que nous allions perdre tous nos clients, que nous étions malhonnêtes, mais qu’il fallait quand même qu’ils nous prêtent de l’argent ! ».
On en vient à l’affaire dans l’affaire : Bernard Forterre, Jean Bonnefont, Antoine Benetti et Laurent Gimel ont racheté (par sociétés interposées), au beau milieu du processus d’attribution, la maison-mère du concessionnaire sortant : une SA du nom de SEEM. Or, la veille de la cession, les vendeurs avaient abondé la trésorerie de cette dernière, de 380 millions de francs tout de même. Puis, le lendemain, les acquéreurs avaient entrepris de faire remonter cet éphémère trésor de guerre dans la nouvelle société-mère, par une réduction de capital, un virement, puis une transmission universelle de patrimoine (TUP). C’est cette remontée qui leur a permis de rembourser en quelques jours une bonne partie des crédits et découverts qui avaient rendu l’opération possible. Selon les magistrats instructeurs, c’est donc la SEEM qui a financé son propre rachat, ce qui constituerait un abus de biens sociaux.
Mais l’ordonnance de renvoi louvoie sur ce point, laissant aussi entendre qu’il pourrait s’agir d’une simple assistance financière : « L’article [L. 225-216] du code du commerce édicte qu’une société ne peut avancer des fonds, accorder des prêts ou consentir une sûreté en vue de la souscription de ses propres actions par un tiers », peut-on y lire.
Or, la violation de cette disposition, comme le soulignent plusieurs avocats, est punie d’une simple amende, qui était alors d’un montant de 60 000 F (C. com., art. L. 242-24), et a même été amnistiée dans l’intervalle (en 2002).
« On n’avait pas l’impression de voler quelqu’un »
Reste l’affaire dans l’affaire dans l’affaire. Laurent Gimel, le sous-marinier devenu président de holding, est accusé par la famille de son ex-épouse d’avoir dilapidé leur fortune (et de faux et usage). L’un de ses amis, Alain Pedretti, « un ancien clown », est pour sa part prévenu de recel d’ABS : il est non-comparant, mais représenté. À plusieurs reprises, l’avocat général parlera au sujet du tandem des « deux drôles d’oiseaux ». À la barre, Gimel annonce que, « grosso modo, je maintiendrai les déclarations que j’ai faites à l’époque. […] Sur la matérialité des faits, je n’ai pas grand-chose à contester. Mais sur le contexte, je ne suis pas d’accord avec la manière dont c’est présenté ». On l’aura compris, il soutient qu’une partie des fonds ont servi à verser des pots-de-vin au SICUDEF pour l’obtention de la DSP. Mais les innombrables dépenses personnelles également passées sur le compte de la société, il ne les conteste pas.
Le décor étant désormais (grossièrement mais déjà trop longuement) posé, faisons un saut dans le temps jusqu’aux réquisitions. « Il vous est demandé », entame l’avocat général, « de juger, beaucoup trop tard, j’en conviens, […] des faits graves, tout en haut de l’échelle, avec dix ans encourus ». « Et puis », enchaîne le même, « de façon un peu périphérique, de juger la spoliation d’une famille honorable. Parce que Laurent Gimel, vous l’aurez compris, n’était pas le gendre idéal ». Sur la question du délai (dé)raisonnable : « Pouvez-vous [les] juger […] en l’absence [des autres] ? Je vous réponds oui. On juge tous les jours des prévenus sans leurs coauteurs, des complices sans les auteurs principaux… ». Sur le volet corruption, il considère « qu’il est incompréhensible et parfaitement anormal que les autorités administratives et judiciaires n’aient pas pu se concerter pour stopper cette procédure [de DSP] par un syndicat corrompu au profit d’une entité corruptrice ».
Il rappelle que la Chambre régionale des comptes (CRC) d’Île-de-France a épinglé les conditions de la DSP : « Clientèle captive », « contrôle très lointain du [délégant] », « taux de rentabilité opérationnelle excessivement élevé », etc. Bref, « le jeu en valait la chandelle, si tant est que la corruption soit un jeu ». Il doit cependant concéder : « Certes, tout cela n’a pas été investigué, mais je pense qu’il faut avoir tout cela en tête ». Selon lui, « l’idée, c’est de mettre la main sur [la SEEM]. C’est le premier étage de la fusée, qui pose la question […] du financement de l’opération. Et le deuxième étage, c’est d’obtenir l’attribution [de la DSP]. Les deux étages sont complètement liés, parce que [l’un sans l’autre], ça ne sert à rien ». Mais l’information judiciaire à trous l’aide décidemment moyennement dans sa démonstration : « Le signalement, article 40 de la DDCCRF, dénonce tout une série d’infractions […] qui n’ont pas été investiguées, […] mais rien n’empêche de s’interroger ».
Il consacre quelques minutes à Bernard Forterre et Jean Bonnefont, les deux vieillards absents excusés, puis en vient à Antoine Benetti, seul représentant devant la cour du triumvirat industriel : « Il va avoir un rôle parfaitement nécessaire pour la réussite de l’opération [parce qu’il] connaît bien à la fois le côté politique et le côté [ancien] concessionnaire ». Sur le rôle de Laurent Gimel, l’avocat général explique : « La holding n’a pas un sou, elle est exsangue, mais c’est une couverture intéressante. Et puis, elle va offrir des services qu’un banquier, avec ses obligations de compliance, ne peut pas offrir ». Sur l’ABS au préjudice de la SEEM, reposant sur « un montage ingénieux mais parfaitement frauduleux », il rejette l’argument adverse d’une simple assistance financière, cette infraction du code de commerce : « On n’a pas une avance de fonds, on n’a pas un accord de prêt, on n’a pas une sûreté consentie. On a un virement, qui est un acte d’appropriation frauduleuse, de spoliation ». Mais il évacue assez rapidement ces ABS : « Je crois qu’il faut complètement relativiser ces infractions. Elles ne m’intéressent pas du tout. Elles [concernent] la personne morale […] et ses actionnaires, [alors] je ne vais pas me battre sur la qualification ».
« Un pacte de corruption est rarement notarié »
Ce qui l’intéresse bien davantage, ce sont les atteintes à la probité : « Donc, la mise à feu du premier étage n’a pas été sans peine, mais la fusée a décollé. Intéressons-nous donc au deuxième étage, qui est la corruption du SICUDEF ». Il revient d’abord sur Charles Ceccaldi-Raynaud, l’ancien député-maire : « Il est présumé innocent, il est décédé, mais […] c’est un personnage […] haut en couleurs, fort en gueule. C’est quelqu’un qui ne se laisse pas impressionner. […] Il est entendu par le juge d’instruction, et il […] dit quelque-chose d’important. Il dit que la DSP a bien été obtenue par la corruption, mais que c’était sa fille […]. Il reconnaît [tout de même] qu’il y a bien eu corruption, et ça me paraît quand même peser lourd dans la démonstration ». Autre argument de l’accusation : « Tout le monde se connaît, à des titres divers. […] Ils ont exercé successivement, ou en même temps, des responsabilités, [tantôt] au sein du SICUDEF, [tantôt au sein] de la SEEM ». Sur le manque d’éléments de preuve, il explique que « les remises de fonds ont [tout de même] laissé quelques traces », et s’abrite au passage derrière l’argument selon lequel « la corruption, c’est rarement un pacte qui est notarié ». Son argumentation repose beaucoup sur les déclarations de Laurent Gimel. Ces déclarations ont varié ? Justement : « Un discours qui serait figé pendant plusieurs années serait éminemment suspect, ce serait le signe de la leçon apprise ».
Au sujet d’Antoine Benetti, il parle « d’interface » : « Ce n’est pas un exécutant servile, mais ce n’est pas non plus le concepteur de tout le montage. [Toujours est-il que] rien n’aurait pu se passer sans lui ». Pour l’avocat général, s’il ne reconnaît pas les faits, c’est pour une « question d’honorabilité » : « Comparaître pour corruption, c’est très imfâmant ». Et puis, « il y a chez lui un sens de l’honneur et de la loyauté qui peut expliquer son silence ». Il requiert deux ans de sursis simple, 50 000 € d’amende et une interdiction de gestion. Raisonnement inverse pour Laurent Gimel : « Je suis preneur de ses aveux ». Pour lui comme pour Alain Pedretti, son « âme damnée », il réclame un an de sursis simple et 10 000 €.
« Ils ont tous fait leur peine »
« Je dois défendre mon client dans un dossier qui remonte à 2001 », entame l’avocat de Laurent Gimel : « J’étais en CM1 ». Sur la thèse d’une « diversion », il rétorque : « On vient nous dire [qu’il] reconnaît un ABS, peine encourue cinq ans, mais que pour éluder sa responsabilité, […] il reconnaît [aussi] une corruption, peine encourue dix ans, ça n’a aucun sens ! ». Et le même de souligner : « Peut-être qu’il n’a pas l’honorabilité de certains, mais c’est seul qui a un peu d’honneur dans ce dossier ». Au sujet des demandes de dommages-intérêts des membres de la famille, au sujet desquels il a pu être allégué par plusieurs témoins que « s’ils n’ont rien vu, c’est qu’ils n’ont pas voulu voir », il ajoute : « Compte tenu du manque de diligence, vous allez devoir envisager les conditions dans lesquelles les parties civiles ont participé à leur propre dommage, […] à hauteur de 40 % ». Sur le sens de la peine, il souligne que « ça fait une vingtaine d’années maintenant que [son] travail d’amendement, il est fait ».
« Ils ont tous fait leur peine », enchaîne sur le même mode sa consœur, représentant l’autre « drôle d’oiseau », Alain Pedretti : « vingt ans pendus aux convocations, aux arrêts de la chambre de l’instruction… ». Sur les droits de la défense : « Est-ce que vous pouvez affirmer que toutes les règles qui s’imposent à vous ont été respectées ? Impossible. Et je ne dis pas ça parce que je porte la robe de la défense, on s’en fout. N’importe qui dans la rue, qui n’est ni juge, ni avocat, ni greffier, vous lui expliquez le dossier et il comprend que c’est impossible que la justice passe ». Elle souligne « qu’on a été privé d’un degré de juridiction », mais que « dans tous les cas il veut que ça s’arrête là. Il acceptera votre arrêt quel qu’il qu’il soit ».
L’un des avocats d’Antoine Benetti souligne que « je ne vais pas vous dire que j’attendais ce procès, parce que j’étais convaincu qu’il n’aurait pas lieu ». À l’avocat général, il reproche d’avoir, « comme une cartomancienne, […] fait parler les morts », en plus des « vieillards impotents » et tout aussi absents. C’est qu’il fallait, selon lui, « sauver ce dossier, qui est une honte pour l’institution judiciaire ». Rebondissant sur une allusion proustienne du ministère public, il ajoute : « Tout cela s’inscrit [effectivement] dans la Recherche du temps perdu. Mais il a été perdu de façon irréparable ». Il se concentre sur le volet recel de favoritisme : « Pour qu’il y ait favoritisme, il faut une violation d’une disposition légale ou réglementaire, qui en l’occurrence n’est même pas alléguée [dans] ces milliers de cotes. […] La procédure d’attribution a parfaitement respecté l’article 38 de la loi Sapin de 1993, le seul article qui s’appliquait à cette DSP ». Idem sur les principes fondamentaux de la commande publique (CCP, art. L. 3) : liberté d’accès, égalité de traitement des candidats, transparence des procédures. Sans compter l’élément intentionnel : « Il faut que vous puissiez motiver que le jour de l’attribution de la DSP, Antoine Benetti [savait] qu’elle était irrégulière et qu’il allait en bénéficier. Or, je n’ai rien entendu sur ce sujet, pas un mot ».
Sur son client, seul prévenu à avoir mis les pieds en détention provisoire, il soutient que « ce que je puis vous dire, c’est que moralement, […] il est attaché au respect de la règle de droit, c’est sa colonne vertébrale, […] il est docteur en droit ». Pour rester chez Proust, son confrère confesse que « longtemps, je me suis couché, non pas de bonne heure, mais avec ce dossier à l’esprit ». Il sollicite la relaxe, parce que « la tenue de l’audience, exceptionnelle, n’y peut rien. C’est irréversible, […] nous vous demandons de constater l’impossibilité d’un débat contradictoire ». Il raille les preuves avancées par l’avocat général : « Vous voulez qu’il vous dise quoi des notes manuscrites de bas de page [d’un tiers], où il fait la glose de l’exégèse de propos qui n’ont pas été tenus par [mon client] ou en sa présence ? ». Sur les dates, il rappelle également que des articles de presse avaient très rapidement relayé les premiers soupçons, et ce avant même l’attribution définitive de la DSP : « Moi, si je conclus un pacte de corruption, mais qu’il y a le Canard enchaîné, le préfet et la DGCCRF, […] je vais peut-être arrêter avec mes valises de dollars ! ».
Délibéré le mercredi 17 janvier 2024.
© Lefebvre Dalloz