Chronique CEDH : cinq arrêts retentissants concernant la France

Un peu moins dense que la précédente, parce que la Cour européenne des droits de l’homme s’est accordé un peu de répit pendant les dix derniers jours de l’année, la séquence bimensuelle novembre-décembre 2023 aura surtout été marquée par une surprenante irrecevabilité prononcée en grande chambre dans une affaire relative à l’interdiction des manifestations publiques pendant la période de lutte contre la covid-19, cinq arrêts retentissants concernant la France et par d’importants arrêts relatifs à la grève des enseignants relevant de la fonction publique, à la lutte contre les violences sexuelles sur les lieux de travail, à celle contre la traite des êtres humains, au droit à un acte de naissance, à la technique dite du kettling ou encerclement policier… Après avoir constaté la vitalité des articles 2, 3, 5, 6, 8,11 et 1 du Protocole n° 1, il faudra encore s’intéresser au contentieux russe postérieur au 16 septembre 2022 toujours aussi abondant, et mettre en évidence d’importantes décisions ou initiatives relatives à la procédure européenne.

L’arrêt de grande chambre Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS) c/ Suisse et la recrudescence des décisions d’irrecevabilité

Les mesures prises en 2020 et 2021 pour lutter contre la propagation de la covid-19 a provoqué, on le sait, l’introduction devant la Cour européenne des droits de l’homme de nombreuses requêtes de contestataires de l’extrême rigueur liberticide des mesures sanitaires adoptées dans la plupart des États membres du Conseil de l’Europe. Rédigées à la va-vite dans l’ignorance des conditions de recevabilité, la plupart étaient vouées à l’échec. Quelques-unes cependant ont débouché sur des constats de violation de tel ou tel article de la Convention. Ainsi l’attention s’était-elle portée sur l’arrêt de chambre Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS) c/ Suisse du 15 mars 2022 (n° 21881/20, Communauté genevoise d’action syndicale c/ Suisse, AJDA 2022. 555  ; ibid. 1892, chron. L. Burgorgue-Larsen  ; D. 2022. 1130 , note M. Afroukh et J.-P. Marguénaud  ; JA 2023, n° 683, p. 33, étude X. Delpech ) qui avait semblé marquer un changement de cap et de ton en constatant une violation de l’article 11 qui consacre le droit à la liberté de réunion pacifique à la requête d’une association empêchée d’organiser des manifestations par une ordonnance générale adoptée au cours de l’hiver 2020 pour enrayer les ravages de la covid-19. Ce changement d’orientation, s’expliquait fortement par un assouplissement des conditions de recevabilité pour les adapter à la réalité de la crise sanitaire puisque l’association requérante ne s’était pas donné la peine de demander une dérogation prévue par l’ordonnance covid-19. Or, à la surprise presque générale, le 27 novembre, une grande chambre devant laquelle l’affaire avait été renvoyée, s’est précisément placée sur le terrain de la recevabilité pour balayer tous les espoirs de l’association requérante. Certes l’étonnement n’est que relatif s’agissant du grief tenant à l’atteinte à la liberté syndicale que la requérante avait cru devoir ajouter entre temps sans se rendre compte qu’il avait été formulé pour la première fois après l’expiration du délai de six mois alors prévu par l’article 35 de la Convention. L’irrecevabilité pour méconnaissance de cette condition a d’ailleurs été prononcée à l’unanimité des dix-sept juges. On peut en revanche parler de coup de théâtre provoqué par une majorité de douze juges contre cinq s’agissant de l’irrecevabilité pour non-épuisement des voies de recours du grief relatif à la liberté de réunion pacifique que la chambre avait jugé, elle, recevable en 2022.

Certes, il est admis depuis l’arrêt Azinas c/ Chypre du 28 avril 2004 (n° 56679/00, AJDA 2004. 1809, chron. J.-F. Flauss ) qu’une grande chambre puisse déjuger une chambre non seulement sur le fond mais également sur la recevabilité. Le cas n’est cependant pas très fréquent. En tout cas, la grande chambre a anéanti les assouplissements adaptés à la réalité de la crise sanitaire que la chambre avait cru pouvoir se permettre. S’appuyant sur le principe de subsidiarité qui doit jouer même en cas de crise sanitaire, la grande chambre a en effet, estimé, contrairement à la chambre, que l’association aurait dû commencer par demander une dérogation pour pouvoir organiser la manifestation qu’elle projetait puis, en cas de refus, le contester devant les juridictions nationales dont on ne pouvait anticiper que la réponse serait négative. En définitive, la requérante n’avait pas fait le nécessaire pour permettre aux juridictions internes de jouer leur rôle fondamental dans le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention, à savoir prévenir ou redresser dans leur ordre juridique interne les éventuelles violations de la Convention. Par cet arrêt de grande chambre, la Cour semble avoir voulu, dans le prolongement de ses décisions Zambrano c/ France du 21 septembre 2021 (n° 41994/21, Dalloz actualité, 19 oct. 2021, obs. M. Afroukh) et Thévenon c/ France du 13 septembre 2022 (n° 46061/21, Thevenon c/ France, AJ fam. 2022. 514, obs. A. Dionisi-Peyrusse  ; AJCT 2023. 129, obs. M.-C. Rouault  ; RTD civ. 2022. 860, obs. J.-P. Marguénaud ) avertir les justiciables que même une crise sanitaire aussi grave que celle provoquée par le covid ne peut la pousser à jouer un rôle qui n’est pas le sien en faisant litière des conditions de recevabilité et plus particulièrement de celle d’épuisement préalable des voies de recours internes.

Cet arrêt de grande chambre n’est peut-être pas seulement une sorte d’arrêt de retour d’expérience des années covid-19. Il semble en effet s’inscrire dans un mouvement de recrudescence des décisions d’irrecevabilité qui a été particulièrement spectaculaire au cours des mois de novembre et décembre 2023. La première est une décision Asociación de Abogados Cristianos c/ Espagne du 30 novembre 2023 (n° 22604/18) relative à l’exposition d’une œuvre d’art représentant une photographie de l’artiste posant nu à côté du mot « pédophilie » écrit par terre au moyen de dizaines d’hosties consacrées récupérées dans des églises. La requête d’une association religieuse qui en avait été profondément choquée a été déclarée irrecevable pour non épuisement des voies de recours internes et pour défaut manifeste de fondement parce qu’elle avait contesté le refus du conseil municipal d’annuler l’exposition devant les juridictions répressives alors qu’il eût fallu s’adresser aux juridictions administratives et parce que les conclusions selon lesquelles les actes de l’artiste et du conseiller municipal organisateur n’étaient pas constitutifs d’une infraction pénale ne saurait en aucune manière être considérées comme un manquement de l’État à l’obligation qui lui incombe en vertu de l’article 9 de la Convention de protéger les croyants contre une atteinte à leur liberté de religion.

Toujours dans le domaine artistique, la décision Rivadulla Duro c/ Espagne du 9 novembre 2023 (n° 27925/21) a déclaré irrecevable pour défaut manifeste de fondement la requête d’un rappeur pénalement condamné pour apologie publique du terrorisme et diffamation envers la Couronne. De son côté, la décision Gyulumyan c/ Arménie du 7 décembre 2020 (n° 25240/20), s’appuyant sur la Commission de Venise, a déclaré irrecevable pour incompétence ratione materiae au regard de l’article 6, § 1er, et de l’article 1er du Protocole n° 1, les requêtes présentées par des juges et le président de la Cour constitutionnelle obligés, par une réforme elle aussi constitutionnelle dictée par les exigences de lutte contre la corruption, de cesser leurs fonctions avant l’âge de la retraite. C’est aussi une récente réforme, législative cette fois, qui, dans l’affaire M.B c/ Pologne du 14 décembre 2023 (n° 3030/21) a occasionné la déclaration d’irrecevabilité des requêtes de 927 femmes en âge de procréer parce qu’elles n’avaient apporté aucune preuve de ce que la réforme en question les obligerait désormais à mener à terme une éventuelle grossesse même en cas d’anomalie fœtale. Dans le domaine particulièrement sensible de la lutte contre l’immigration, ce ne sont pas deux décisions mais deux arrêts du 16 novembre 2023 W.A et autres c/ Italie (n° 18787/17) et A.E. c/ Italie (n° 18911/17) qui ont déclaré irrecevables les requêtes de migrants soudanais qui se plaignaient des tentatives des autorités de les éloigner après leur arrivée sur les côtes italiennes. La décision Sorasio et autres du 5 décembre 2023 (n° 56888/16) qui concerne également l’Italie a également déclaré des requêtes irrecevables car la question d’expropriation foncière qu’elles soulevaient avaient déjà été résolue par les autorités internes.

Une mention particulière doit être accordée à la décision de la chambre de la 5e section, Société d’exploitation d’un service d’information Cnews c/ France du 30 novembre 2023 (n° 60131/21), relative à la mise en demeure par le Conseil supérieur de l’audiovisuel de s’assurer que les programmes d’une chaîne de télévision d’information en continu ne contiennent pas d’encouragement ou d’incitation à la haine ou à la violence. En effet, après avoir soumis la mesure litigieuse au triple test de la légalité, de la légitimité et de la proportionnalité dont le résultat aurait dû la conduire à décider que le droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 invoqué par la société d’exploitation n’avait pas été violé, elle a assez curieusement conclu que la requête était irrecevable parce que manifestement mal fondée. En bonne logique, la chambre aurait dû dire que la requête était recevable mais qu’il n’y avait pas eu violation plutôt que de laisser entendre que puisqu’il n’y avait pas de violation la requête était irrecevable. Cette propension à marier la cave et le grenier pour donner le plus beau rôle à l’irrecevabilité doit correspondre à un objectif de politique jurisprudentielle qui est encore nébuleux. En tout cas, cette décision d’irrecevabilité un peu insolite qui concerne la France est un beau préambule à cinq arrêts retentissants.

Cinq arrêts retentissants concernant la France

Le moins remarqué des cinq est sans doute l’arrêt de satisfaction équitable N.M c/ France du 2 novembre 2023 (n° 66328/14, Dalloz actualtié, 22 nov. 2023, obs. D. Vigneau). Lié à l’application du dispositif dit « anti-Perruche » figurant à l’article L. 114-5 du code de l’action sociale et des familles qui avait abouti à un constat de violation de l’article 1er du Protocole n° 1 par un arrêt du 3 février 2022, il mérite néanmoins d’être mis en évidence. Il accorde en effet une satisfaction équitable de 220 000 € pour réparer le préjudice matériel et moral des parents d’un enfant porteur de handicaps non décelés par le diagnostic prénatal, mais il a écarté de nombreux chefs de préjudice parce qu’ils n’étaient pas suffisamment étayés.

L’attention des universitaires et des professionnels du droit aura été davantage éveillée par l’arrêt Syndicat national des journalistes et autres c/ France du 14 décembre 2023 (n° 41236/18, Syndicat national des journalistes, AJDA 2023. 2366 ). Il souligne que la contribution des magistrats à la diffusion du droit à l’occasion d’événements scientifiques, d’activités d’enseignement ou de publication s’inscrit naturellement dans le cadre de leur fonctions mais qu’il y a violation de l’article 6, § 1er, de la Convention, qui pose l’exigence d’un droit à un tribunal impartial, quand ils ne se déportent pas dans un litige où est partie la société d’édition juridique avec laquelle ils entretiennent des relations professionnelles régulières, étroites et rémunérées. Il reste à savoir si la solution serait la même dans le cas de magistrats collaborant régulièrement avec des sociétés d’édition juridique qui ne rémunèrent personne, notamment en cas de publication des actes d’une manifestation scientifique.

La classe politique aura été davantage intéressée par l’arrêt Léotard du 14 décembre 2023 (n° 41298/21) qui a infligé une défaite posthume à un ancien ministre de la Défense en jugeant que la procédure ayant abouti à sa condamnation par la Cour de justice de la République n’avait pas méconnu les exigences du droit à un procès équitable garanti par l’article 6, § 1er.

Les avocats auront très certainement pris bonne note de l’arrêt Waldner du 7 décembre 2023 (n° 26604/16, Dalloz actualité, 15 déc. 2023, obs. C. Hélaine) qui, à la requête de l’un des leurs, a dressé un constat de violation de l’article 1er du Protocole n° 1, qui consacre le droit au respect des biens, pour la raison que lui avait été appliquée une majoration automatique de 25 % de l’assiette de son impôt parce qu’il n’avait adhéré à une association agréée par les services fiscaux pour assister leurs adhérents dans leur gestion et leurs démarches administratives et fiscales. Il convient de relever que, outre le caractère disproportionné du taux de 25 %, la Cour retient pour justifier sa solution que, s’agissant d’une adhésion qui n’était pas obligatoire, sanctionner les avocats non-adhérents était contraire à la philosophie générale du système basé sur les déclarations du contribuable présumées faites de bonne foi et correctes. On peut donc voir dans l’arrêt Waldner une application du principe de cohérence.

Même s’il aborde une question particulièrement technique, l’arrêt le plus retentissant est probablement, celui rendu le 9 novembre 2023 dans l’affaire Legros et autres (n° 72173/17, Dalloz actualité, 29 nov. 2023, obs. M. Brillat ; Legros c/ France, AJDA 2023. 2077  ; AJCT 2023. 589, tribune C. Otero ) car il montre que le dialogue entre les juges du Palais-Royal et ceux du Palais des droits de l’homme est parfois rugueux. Tout est parti du célèbre arrêt d’assemblée Czabaj, rendu le 16 juillet 2016 par le Conseil d’État, qui a posé le principe suivant lequel, en l’absence de mention des voies et délais de recours dans une décision prise par l’administration, le destinataire de la décision ne peut exercer de recours juridictionnel au-delà d’un délai raisonnable et que, en règle générale et sauf circonstances particulières dont se prévaudrait le requérant, ce délai ne saurait, sous réserve de l’exercice de recours administratifs pour lesquels les textes prévoient des délais particuliers, excéder un an à compter de la date à laquelle une décision expresse lui a été notifiée ou de la date à laquelle il est établi qu’il en a eu connaissance. Ultérieurement, au prix de quelques ajustements, le Conseil d’État a approuvé l’application aux instances en cours de ce nouveau délai créé de toute pièce par le juge administratif pour faire obstacle à ce que certaines décisions administratives individuelles puissent être contestées indéfiniment. La Cour européenne des droits de l’homme a certes admis que la création, par voie prétorienne, d’une nouvelle condition de recevabilité, fondée sur des motifs suffisants justifiant le revirement de jurisprudence opéré, ne porte pas, alors même qu’elle est susceptible d’affecter la substance du droit de recours, une atteinte excessive au droit d’accès à un tribunal tel que protégé par l’article 6, § 1er, de la Convention. En revanche, elle a jugé que le rejet pour tardiveté, par application rétroactive du nouveau délai issu de la décision Czabaj, des recours des requérants, introduits antérieurement à ce revirement jurisprudentiel, était imprévisible, dans son principe, et imparable, en pratique si bien qu’elle avait restreint leur droit d’accès à un tribunal à un point tel que l’essence même de ce droit s’en était trouvée altérée.

Ces arrêts sont surtout retentissants parce que dans quatre affaires sur cinq, ils donnent victoire ou satisfaction aux requérants ; ce qui peut donner l’illusion d’une avalanche alors que la France, après tout, n’est pas si souvent condamnée par la Cour de Strasbourg. Toutefois, ils ne semblent pas appeler de réformes d’envergure : de simples ajustements voire de simples changements de comportement devraient suffire à mettre le droit français en harmonie avec la Convention européenne sur les points concernés.

De la conventionnalité de l’imposition d’amendes à des enseignants grévistes relevant du statut de fonctionnaire

L’autre arrêt de grande chambre rendu pendant la période étudiée est l’arrêt Humpert et autres c/ Allemagne du 14 décembre 2023 (n° 59433/18). Vu de France, où la grève des enseignants du secteur public est une sorte de trésor social, il pourra très vite prendre des allures d’arrêt scélérat. En Allemagne, les fonctionnaires ne sont pas directement frappés d’une interdiction de faire grève mais ils ne peuvent pas quitter leur travail sans permission ce qui, pratiquement revient au même. Ainsi, en l’espèce, quatre enseignants du secteur public avaient fait l’objet d’une procédure disciplinaire ayant débouché sur des blâmes ou des amendes au motif que, en participant à des grèves pendant leurs heures de travail, ils avaient manqué aux devoirs qui leur incombaient en tant que fonctionnaires. La grande chambre, en faveur de laquelle s’était dessaisie la chambre à qui les requêtes des enseignants fonctionnaires punis avaient été attribuées, a saisi l’occasion qui lui était offerte de faire la synthèse des prises de position de la Cour sur le droit de grève. Elle a donc rappelé qu’elle n’avait pas encore tranché la question de savoir si une interdiction de faire grève touche à un élément essentiel de la liberté syndicale au regard de l’article 11 de la Convention mais que, notamment par son arrêt Enerji Yapi-Yol Sen c/ Turquie du 21 avril 2009 (n° 68959/01, RDT 2009. 499, étude J.-P. Marguénaud et J. Mouly ) elle a mis en avant l’importance du droit de grève en tant qu’instrument entre les mains des syndicats et affirmé que l’interdiction d’une grève doit donc être considérée comme une limitation au pouvoir d’un syndicat de protéger les intérêts de ses membres, et s’analyse en conséquence en une restriction à sa liberté d’association. Elle a également précisé une nouvelle fois que le droit de grève n’implique pas le droit d’obtenir gain de cause, qu’il n’a pas un caractère absolu, qu’il peut être soumis à certaines conditions et faire l’objet de certaines restrictions. Ainsi équipée, la grande chambre s’est livrée à une approche globale d’où il est ressorti que si une restriction au droit de grève des fonctionnaires, y compris des enseignants relevant de ce statut, comme les requérants en l’espèce, est sévère par nature, la grève, pour autant, ne constitue pas pour les syndicats et leurs membres le seul moyen par lequel il peuvent protéger les intérêts professionnels en jeu. Aussi, les États contractants sont en principe libres de décider des mesures qu’ils entendent prendre pour garantir le respect de l’article 11, tant qu’ils veillent dans le même temps à ce que la liberté syndicale ne se trouve pas vidée de sa substance en conséquence des restrictions imposées. Or justement, en Allemagne, plusieurs garde-fous institutionnels ont été mis en place pour permettre aux fonctionnaires, et à leurs syndicats, de défendre les intérêts professionnels en jeu. Ainsi la loi confère-t-elle à ces syndicats le droit de participer à la rédaction des dispositions législatives applicables aux fonctionnaires, lesquels jouissent également d’un droit constitutionnel individuel de percevoir une rémunération adéquate, droit qu’ils peuvent faire valoir en justice. La Cour considère donc que prises dans leur globalité, ces mesures permettent aux syndicats de fonctionnaires et aux fonctionnaires eux mêmes de défendre de manière effective les intérêts professionnels en jeu et se permet de faire observer que le taux élevé de syndicalisation constaté parmi les fonctionnaires d’Allemagne est le signe de l’effectivité, dans la pratique, des droits syndicaux garantis aux fonctionnaires. Dans ce paradis syndical, il serait presque allé sans dire mais la grande chambre a quand même dit que les mesures disciplinaires prises contre les requérants n’avaient pas excédé la marge d’appréciation reconnue à l’État défendeur et que, dans les circonstances de l’espèce, elles s’étaient révélées proportionnées aux importants buts légitimes poursuivis si bien qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 11 de la Convention. Vu de France, le plus surprenant se trouve encore ailleurs : c’est que la Cour de Strasbourg n’a pas hésité à appuyer sa solution sur la tierce intervention du plus important syndicat de fonctionnaires allemands qui en représente environ la moitié soutenant d’une part que du fait des droits constitutionnels associés à leur statut, les fonctionnaires ont déjà tout ce qu’ils pourraient obtenir par la grève, et, d’autre part plaide contre l’octroi aux fonctionnaires d’un droit de grève…Dès lors, l’arrêt de grand chambre Humpert et autres c/ Allemagne du 14 décembre 2023 est peut-être davantage un questionnement sur la culture syndicale qu’une insulte au droit de grève.

L’exigence de rigueur répressive dans la lutte contre les violences sexuelles

À l’heure où la justice médiatique s’attaque au fléau des violences sexuelles en piétinant allègrement les droits de l’homme des accusés, soupçonnés ou déboulonnés, il est particulièrement important de savoir comment la Cour européenne des droits de l’homme se prononce sur cette question grave entre toutes. L’arrêt Vuckovic c/ Croatie du 12 décembre 2023 (n° 15798/20), qui constate des violations de l’article 3 et de l’article 8 dans une affaire concernant des agressions sexuelles répétées sur les lieux de travail, arrive donc à point nommé.

La Cour a commencé par rappeler, d’emblée, que le viol et les agressions sexuelles graves constituent un traitement relevant du champ d’application de l’article 3 de la Convention et mettent également en cause des valeurs fondamentales et des aspects essentiels de la vie privée au sens de l’article 8. Se référant à l’essentiel arrêt M.C c/ Bulgarie du 4 décembre 2003 (n° 39272/98, RSC 2004. 441, obs. F. Massias  ; RTD civ. 2004. 364, obs. J.-P. Marguénaud ), elle a fortement souligné avoir déjà jugé que les États ont l’obligation positive inhérente aux articles 3 et 8 de promulguer des lois pénales qui punissent efficacement le viol, criminalisent tous les actes sexuels non consentis et permettent de poursuivre efficacement l’un et les autres au moyen d’enquêtes. Surtout, la Cour répète que s’il n’existe pas d’obligation de résultat supposant que toute poursuite doive se solder par une condamnation, voire par le prononcé d’une peine déterminée, les juridictions nationales ne sauraient en aucun cas se montrer disposées à laisser impunies de graves atteintes à l’intégrité physique ou mentale, ou à admettre que des infractions graves soient sanctionnées par des peines excessivement clémentes. Dès lors il importe que la Cour vérifie si et dans quelle mesure on peut considérer que ces juridictions, avant de parvenir à telle ou telle conclusion, ont soumis l’affaire à un examen scrupuleux de manière que la force de dissuasion du système judiciaire en place et l’importance du rôle que celui-ci doit jouer dans la prévention des violations de l’interdiction des mauvais traitements ne soient pas amoindries. La rigueur a donc gagné progressivement tous les maillons de la chaîne répressive nécessaire pour éradiquer les violences sexuelles : l’incrimination, l’enquête, le prononcé de la peine, la sévérité de la peine. C’est donc sur cette dernière étape que s’est concentrée l’attention de l’arrêt Vuckovic lequel a eu le mérite de constater que, eu égard au caractère répétitif des agressions sexuelles perpétrées sur le lieu de travail, la commutation en appel d’une condamnation à dix mois d’emprisonnement en travaux d’intérêt général pouvait témoigner d’une certaine indulgence dans la répression de la violence à l’égard des femmes. On insistera sur l’importance de l’affirmation inédite suivant laquelle les tribunaux croates ont retenu une approche laxiste au lieu de transmettre un message fort à la société pour lui faire comprendre que la violence à l’égard des femmes ne sera plus tolérée. C’est ce message fort que la Cour européenne des droits de l’homme prend heureusement à son compte. Si tous les États membres du Conseil de l’Europe l’entendent et le font leur, le fléau des violences sexuelles sera, à n’en guère douter, durablement résolu sans ingérence de la justice médiatique laquelle, du point de vue des droits de l’homme qui sont aussi les droits de la femme, est peut-être aussi, quoique plus insidieusement, un fléau.

La lutte contre la traite des êtres humains

Grâce au bel arrêt Rantsev c/ Chypre et Russie du 7 janvier 2010 (n° 25965/09), la traite des êtres des humains, qui s’est considérablement propagée après la chute du mur de Berlin, relève de l’interdiction formulée par l’article 4 de la Convention, indépendamment de la question de savoir si elle correspond aux définitions de l’esclavage, de la servitude et du travail forcé que le texte vise exclusivement.

Depuis, la Cour continue à mobiliser cet article pour mieux parvenir à l’éradiquer.

C’est ainsi que par un arrêt Krachunova c/ Bulgarie du 28 novembre 2023 (n° 18269/18), elle vient de préciser que l’article 4 de la Convention prévoit bien une obligation positive pour les États contractants de permettre aux victimes de la traite des êtres humains de demander réparation à leurs trafiquants au titre de perte de revenus et de souligner que cette obligation renforce la protection des droits déjà consacrés dans cet article à la lumière des réalités actuelles.

Dans le même esprit, mais cette fois au regard de l’article 7 qui pose le principe de la légalité des délits et des peines, un arrêt Jasuitis et Simaitis c/ Lituanie du 12 décembre 2023 (n° 28186/19) vient d’admettre que la qualification de traite des êtres humains peut s’appliquer au fait de recruter et de faire travailler des femmes comme « mannequins sur internet » compte tenu notamment « de la nécessité d’une approche de la lutte contre la traite des êtres humains fondée sur les droits de l’homme et centrée sur les victimes ».

La consécration du droit à un acte de naissance

L’interminable débat sur la transcription de l’acte de naissance des enfants nés à l’étranger à l’issue d’une gestation pour autrui aurait tendance à faire oublier que d’autres difficultés relatives à l’acte de naissance peuvent surgir. C’est ainsi que, dans une affaire G.T.B. c/ Espagne (n° 3041/19) jugée le 16 novembre 2023, la Cour a dû répondre pour la première fois à la question de savoir s’il existe un droit à un acte de naissance au regard de l’article 8 qui consacre le droit au respect de la vie privée. Une réponse affirmative a été donnée en faveur d’un enfant qui, à cause d’un tremblement de terre survenu au Mexique peu après sa naissance, avait été rapatrié en Espagne où jamais toutes les pièces nécessaires à la délivrance d’un acte de naissance n’ont pu être réunies. Rappelant, dans le prolongement du grand arrêt S.et Marper c/ Royaume-Uni du 4 décembre 2008 (n° 30562/04, Dalloz actualtié, 17 déc. 2008, obs. M. Léna ; AJDA 2009. 872, chron. J.-F. Flauss  ; D. 2010. 604, obs. J.-C. Galloux et H. Gaumont-Prat  ; AJ pénal 2009. 81, obs. G. Roussel  ; RFDA 2009. 741, étude S. Peyrou-Pistouley  ; RSC 2009. 182, obs. J.-P. Marguénaud ) que la notion de vie privée couvre l’intégrité physique et psychologique d’une personne et peut englober de multiples aspects de son identité physique et sociale, la Cour a en effet admis que le droit au respect de la vie privée consacré à l’article 8 de la Convention doit être considéré comme incluant, en principe, le droit individuel de faire enregistrer sa naissance et, par conséquent, le cas échéant, d’avoir accès à d’autres documents d’identité. Elle a précisé que ce droit d’obtenir un acte de naissance et, sur cette base, d’autres documents d’identité auprès des autorités compétentes de l’État pour les personnes relevant de leur juridiction était bien entendu subordonné au respect par l’individu concerné d’un certain nombre d’exigences de fond et de procédure destinées à garantir la cohérence et la fiabilité des registres d’état civil et, plus largement, la sécurité juridique, mais qu’une certaine adaptabilité des procédures standard de délivrance des documents d’identité peut être requise lorsque les circonstances l’exigent, afin de sauvegarder des intérêts importants protégés par l’article 8 de la Convention, tels que le droit d’une personne à ce que sa naissance soit enregistrée. Aussi a-t-elle jugé que, dans les circonstances particulières de l’espèce, L’État espagnol avait violé ses obligations positives visant à assurer la jouissance du droit garanti par l’article 8 en raison du retard qu’il avait pris pour accomplir les démarches nécessaires à l’enregistrement de la naissance d’un enfant né à l’étranger.

Obstination sur l’encerclement policier

Sensible aux exigences de l’adaptation des mesures de maintien de l’ordre aux formes de manifestations de moins en moins pacifiques, la Cour européenne des droits de l’homme, par un arrêt de grande chambre Austin c/ Royaume-Uni du 15 mars 2012 (n° 39692/09, Dalloz actualité, 30 mars 2012, obs. C. Fleuriot ; AJDA 2012. 1726, chron. L. Burgorgue-Larsen ), avait surpris en validant, au regard de l’article 5, § 1, qui consacre le droit à la liberté et à la sûreté, la technique du kettling, ou encerclement policier consistant à confiner les manifestants à l’intérieur d’un cordon de police. Un arrêt Arnold et Marthaler c/ Suisse du 19 décembre 2023 (n° 77886/16) n’a pas remis en cause la conventionnalité de cette pratique contestée. Si, à la différence de l’arrêt Austin, il a dressé un constat de violation, c’est parce que la détention des requérants dans un poste de police après la fin de l’encerclement s’analysait sans aucun doute en une privation de liberté que ne justifiait pas la nécessité de prévenir la commission d’une infraction. Dès lors, la Cour a cru pouvoir se permettre de considérer qu’il n’était pas indispensable d’examiner la question, qu’une décision d’irrecevabilité Donat et Fasnacht-Albers c/ Allemagne du 11 février 2014 (n° 6315/09) avait résolument décidé de laisser ouverte, de savoir si la mesure d’encerclement policier subie par les intéressés pouvait également être considérée comme une privation de liberté au sens de l’article 5, § 1, de la Convention.

Actualité du droit à la vie

Les mois de novembre et décembre 2023 ont apportés leur lot de constats de violation des volets substantiel et procédural de l’article 2 de la Convention dans des affaires toutes plus tragiques les unes que les autres : manifestant touché par un tir mortel (Nika c/ Albanie, 14 nov. 2023, n° 1049/17) ; pensionnaire d’un établissement psychiatrique décédé après avoir été touché par un tir de Taser de la police appelée en renfort pour faire face à son agitation (V. c/ République tchèque, 7 déc. 2023, n° 26074/18) ; habitants tués par un soldat du pays voisin (Narayan et autres c/ Azerbaïdjan, 19 déc. 2023, n° 54363/17). Dans d’autres affaires, seules des violations du volet procédural ont été relevées : Durdaj et autres c/ Albanie du 7 novembre 2023 (n° 63543/09) en raison du retard considérable à diligenter des poursuites après l’explosion d’une usine qui avait provoqué la mort de vingt-six personnes ; Stefan-Gabriel Mocanu c/ Roumanie du 12 décembre 2023 (n° 34323/21) qui constate aussi une violation du volet procédural de l’article 3, parce que, malgré une première condamnation en 2004, il n’y avait toujours pas eu, trente ans après, d’enquête effective sur la répression des manifestations de juin 1990 à Bucarest. Dans l’affaire Erdal Muhammet Arsalan c/ Turquie du 21 novembre  2023 (n° 42749/19) la Cour a estimé, en revanche, que les recours devant les juridictions administratives avaient suffi à établir les responsabilités relatives au séisme mortel de Van en 2011.

Actualité de l’interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants

Comme presque toujours, l’article 3 a servi à dénoncer les conditions générales de détention (Ilerde et autres c/ Turquie, 5 déc. 2023, n° 35614/19) et quelques mesures carcérales particulières : placement dans une cellule sécurisée (Vukusic c/ Croatie, 14 nov. 2023, n° 37522/16) et détention dans des conditions assimilables à un isolement cellulaire (Schmidt et Smigol c/ Estonie, 28 nov. 2023, n° 3501/20). Dans les affaires précitées A.E et W.A. c/ Italie du 16 novembre 2023, c’est parce que des migrants avaient été battus ou laissés nus parmi les autres au cours d’une procédure d’éloignement qu’un constat de violation de l’article 3 a été établi. Il faut signaler que dans la curieuse affaire Narbutas c/ Lituanie du 19 décembre 2023 (n° 14139/21), l’interdiction temporaire d’entrer dans un hôpital où le cancer du requérant aurait pu être soigné n’a pas été jugée constitutive d’un traitement inhumain ou dégradant. La solution est d’autant plus surprenante que le malade, soupçonné de corruption à l’occasion de l’acquisition par le gouvernement de plus de 300 000 tests de dépistage de la covid a obtenu par ailleurs des constats de violation de l’article 8 en raison de la médiatisation de son arrestation, de l’article 1er du Protocole n° 1 parce que l’ensemble de ses comptes bancaires avaient été saisi, de l’article 10 parce qu’il avait été inquiété pour avoir commenté des éléments de l’enquête déjà largement divulgués par les médias et de l’article 5 à cause des conditions de son placement en détention provisoire. En outre, l’arrêt H.A. c/ Royaume-Uni du 5 décembre 2023 (n° 30919/20) appellera des réactions contrastées pour avoir admis que l’expulsion d’un apatride vers un État où il serait exposé à un endoctrinement religieux ne constituerait pas une violation de l’article 3. Il faut signaler enfin l’arrêt Lang c/ Ukraine du 9 novembre 2023 (n° 49134/20), qui aidera lui aussi à laver la Cour européenne des droits de l’homme d’une partie des accusations de laxisme xénophile aveuglément portées contre elle puisqu’il a décidé que l’extradition d’un baroudeur ayant servi dans l’armée ukrainienne vers la Floride où il est accusé de participation à une infraction violente ayant entraîné la mort n’emporterait pas violation de l’article 3.

Actualité du droit à la liberté et à la sûreté

L’article 5, au cœur des arrêts Arnold et Mathaler c/ Suisse et Narabas c/ Lituanie déjà cités et que nous retrouverons dans la présentation du contentieux russe, a donné lieu à des constats de violation dans les omniprésents arrêts A.E et W.A c/ Italie du 16 novembre 2023 parce que les privations de liberté des migrants dans les hotspots italiens sont arbitraires. Il a aussi été à l’honneur dans l’arrêt Janakieski c/ Macédoine du Nord du 14 novembre 2023 (n° 55327/19) puisque ses §§ 3 et 4 ont respectivement permis de stigmatiser l’absence de motifs suffisants propres à justifier la privation de liberté subie par le requérant, ancien ministre des transports, poursuivi pour menace contre l’ordre constitutionnel, et l’absence de contrôle à bref délai de la mesure privative de liberté qui le frappait.

Actualité du droit à un procès équitable 

En piste dans trois des cinq affaires françaises et dans quelques autres déjà étudiées, l’article 6, § 1er, également présent dans le contentieux russe, a été, une nouvelle fois et sans grande surprise, un des plus sollicités. Un arrêt d’intérêt environnemental Cangi et autres c/ Turquie du 14 novembre 2023 (n° 48173/18), rendu à la requête d’opposants à l’extraction d’or d’une mine par lixiviation au cyanure en a fait une application contrastée : non-violation en raison de l’impossibilité de poser des questions aux experts favorables à l’exploitant, violation en raison de la non-communication des pièces du dossier. Dans un tout autre ordre d’idées, l’arrêt Toivanen c/ Finlande du 9 novembre 2023 (n° 46134/19) a considéré que la juridiction qui s’était prononcée sur le retrait de l’autorisation de représenter des clients en justice infligée à un avocat en raison de son comportement envers les magistrats ne pouvait pas être soupçonnée de partialité et l’arrêt Tadic c/ Croatie du 28 novembre 2023 (n° 25551/18) a estimé impartiale la Cour suprême dans une affaire relative à un complot dont un des acteurs avait pourtant cherché à l’influencer dans un procès pour crime de guerre. L’arrêt Walesa c/ Pologne du 23 novembre 2023 (n° 50849/21) a au contraire décidé que le recours extraordinaire ayant abouti à accréditer les accusations de collaboration avec les services secrets sous le régime communiste portées par un ancien compagnon de route contre l’illustre syndicaliste devenu homme d’État, avait constitué une violation de son droit à un tribunal indépendant et impartial établi par la loi et un manquement au principe de la sécurité juridique. Ces manquements aux exigences du droit à un procès équitable ont d’ailleurs été jugés révélateurs d’une si grave dérive qu’ils ont justifié le déclenchement d’une procédure d’arrêt-pilote dont il faudra reparler. L’arrêt Deliktas c/ Turquie du 12 décembre 2023 (n° 25852/18), a, quant à lui, donné lieu à constat de violation relativement original de l’article 6, § 1er, en raison de l’absence d’une audience publique devant la juridiction d’appel. Selon l’arrêt Figurka c/ Ukraine du 16 novembre 2023 (n° 28232/22), l’absence du procureur pendant la procédure d’appel n’altère pas, en revanche, le caractère équitable du procès.

Actualité du droit à la présomption d’innocence

Même s’il a estimé que la publication huit semaines avant le jugement d’éléments à charge dans la presse n’avait pas entraîné de violation de l’article 6, § 2, l’arrêt précité Tadic c/ Croatie du 28 novembre 2023 montre que les instructeurs de procès médiatiques jouent avec le feu et que, suivant le moment qu’ils choisissent pour intervenir et leur manière de s’y prendre, ils peuvent travailler à rendre plus difficile la condamnation judiciaire de l’accusé en sapant son droit à la présomption d’innocence. L’arrêt Nadir Yildirim c/ Turquie du 28 novembre 2023 (n° 39712/16), qui constate une violation parce que dans sa demande de levée de l’immunité parlementaire de députés de l’opposition, le président de la juridiction saisie avait déclaré qu’ils étaient coupables des faits dont on les accusait, montre d’ailleurs que l’article 6, § 2, n’est pas devenu lettre morte.

Actualité du droit au respect de la vie privée et familiale

L’article 8 continue, avec l’article 6, § 1er, à susciter le plus abondant contentieux. La Cour a estimé qu’il avait été violé dans de nombreuses affaires déjà analysées (G.T.B. c/ Espagne du 16 nov. 2023, Vuckovic c/ Croatie du 12 déc. 2023) ou rencontrées (Narbutas c/ Lituanie du 19 déc. 2023, Walesa c/ Pologne du 23 nov. 2023). Il a également donné prise à d’autres constats de violation pour des raisons désormais bien identifiées : surveillance et enregistrement des conversations avec l’avocat (Canavci et autres c/ Turquie, 14 nov. 2023, n° 24074/19) ; refus d’expédier la lettre d’un détenu après avoir estimé qu’elle contenait de fausses informations et des propos calomnieux envers les fonctionnaires (Halit Kara c/ Turquie du 12 déc. 2023, n° 60846/19) ; absence de toute forme de reconnaissance et de protection juridiques des personnes de même sexe (Przybyszewska c/ Pologne du 12 déc. 2023, n° 11454/17). Plus originaux, l’arrêt Ilerde et autres c/ Turquie du 5 décembre 2023 (n° 35614/19) a estimé que la détention dans un établissement pénitentiaire très éloigné de la résidence de la famille avait violé l’article 8 et l’arrêt M.L. c/ Pologne du 14 décembre 2023 (n° 40119/21) a dû constater la violation du droit au respect de la vie privée d’une femme enceinte qui, après la révélation d’anomalies fœtales, avait été contrainte de se faire avorter à l’étranger à la suite d’une réforme de la législation nationale. Il faut également signaler que, au nom de l’autonomie de l’Église en matière d’enseignement religieux, l’arrêt Tampau c/ Roumanie du 5 décembre 2023 (n° 70267/17) a estimé que le retrait par l’archevêque de son approbation pour l’enseignement de la religion orthodoxe n’avait pas porté atteinte au droit au respect de la vie privée d’une salariée dont les juridictions internes avaient refusé d’entendre la cause.

Actualité du droit à la liberté de réunion pacifique

Les mois de novembre et décembre 2023 ont confirmé une sorte montée en régime de l’article 11. En dehors de sa forte présence dans le contentieux russe, on remarque en effet qu’il a donné lieu à deux importants constats de violation : en raison de l’arrestation et de la condamnation de personnes qui avaient manifesté contre l’expulsion de squatters (Laurijsen et autres c/ Pays-Bas, 21 nov. 2023, n° 56896/17) ; à cause de l’interdiction d’un rassemblement pacifique réclamant des élections équitables (Cheremskyy c/ Ukraine, 7 déc. 2023, n° 20981/13).

Actualité de l’interdiction de discrimination

En fin d’année 2023, l’article 14 qui a souvent été associé aux solutions les plus novatrices adoptées par la Cour de Strasbourg, semble en petite forme. Étant observé que, combiné avec l’article 2 du Protocole n° 1 qui consacre le droit à l’instruction, il n’a pas permis dans les arrêts Dzibuti c/ Lettonie du 16 novembre 2023 (n° 225/20) et Valiullina c/ Lettonie du même jour (n° 56928/19) à faire juger que le renforcement de l’enseignement du letton induisait des discriminations envers les élèves russophones, il ne s’est guère illustré que par l’arrêt Association pour les relations entre musulmans géorgiens et autres c/ Géorgie du 30 novembre 2023 (n° 24225/19) qui l’a combiné avec les articles 8 et 9 pour dénoncer la passivité des autorités face aux obstacles dressés par la foule à l’ouverture d’un orphelinat musulman. Cet arrêt a également estimé que, en ne raccordant pas un bâtiment de l’association requérante au réseau d’assainissement pour qu’il puisse servir d’établissement scolaire, les autorités avaient porté atteinte au droit au respect des biens qu’elle tient de l’article 1 du Protocole n° 1.

Actualité de l’article 1er du Protocole n° 1

L’article qui consacre le droit au respect des biens a joué un rôle dans les affaires françaises Legros du 9 novembre 2023 et surtout Waldner du 7 décembre 2023 et l’affaire Narbutas c/ Lituanie du 19 décembre 2023 déjà étudiées. En outre, la décision d’irrecevabilité Gyulumyan c/ Arménie du 7 décembre 2023 déjà rencontrée a sèchement indiqué que les revenus futurs ne sont pas des biens entrant dans son champ d’application. Seulement deux autres arrêts ont décidé qu’il avait été violé : Associations de copropriété forestière Porceni Plesa et Piciorul Batran Biancu c/ Roumanie du 28 novembre 2023 (n° 46201/16) parce que les propriétaires frappés d’une interdiction d’exploiter leurs forêts en raison de leur classement dans une zone naturelle protégée relevant du réseau Natura 2000 n’avaient pas reçu les compensations qui leur étaient dues et Naskov et autres c/ Macédoine du Nord du 12 décembre 2023 (n° 31620/15) à cause de l’annulation de la restitution de terrains expropriés.

Actualité des autres protocoles additionnels

Le Protocole n° 7 du 22 novembre 1984, dont l’article 5 a consacré le principe d’égalité de droits et de responsabilités entre époux en matière civile, a surtout ajouté à la Convention des droits et des garanties de nature procédurale. Son article 1er qui accorde de telles garanties en cas d’expulsion d’étrangers a fait l’objet d’un constat de violation dans une affaire F.S. c/ Croatie du 5 décembre 2023 (n° 8857/16) parce que la limitation des droits procéduraux du requérant dans la procédure concernant son expulsion n’avait pas été contrebalancée par la procédure interne afin de préserver l’essence même de ces droits et de le protéger contre l’arbitraire. En revanche, dans l’affaire C.Y. c/ Belgique du 14 novembre 2023 (n° 19961/17), la Cour a estimé que son article 4, qui consacre le droit à ne pas être jugé ou puni deux fois dont chacun connaît la version latine n’avait pas été atteint dans le chef d’un infirmier libéral pénalement relaxé mais frappé d’une amende administrative pour avoir facturé des prestations non effectuées en raison de l’existence d’un lien temporel suffisamment étroit entre les deux procédures.

C’est cependant l’actualité du Protocole n° 16 qui retiendra le plus l’attention. Depuis son entrée en vigueur le 1er août 2018, ce protocole additionnel destiné à favoriser le dialogue des juges en permettant aux plus hautes juridictions d’une Haute Partie contractante, d’adresser à la Cour européenne des droits de l’homme des demandes d’avis consultatifs sur des questions de principe relatives à l’interprétation ou à l’application des droits et libertés définis par la Convention ou ses protocoles a généré, sur les questions les plus diverses, sept avis consultatifs soit à peu près un par an. Pour l’année 2023, il a été rendu le 14 décembre sous la référence P-16-2023-001. À la demande du Conseil d’État belge, il porte sur le refus d’autoriser une personne à exercer la profession d’agent de sécurité ou de gardiennage en raison de sa proximité avec un mouvement religieux ou de son appartenance à celui-ci. La Cour, siégeant ici en grande chambre, a commencé par rappeler que l’objectif de la procédure instituée par l’article 16 n’est pas de lui transférer le litige mais de donner à la juridiction dont émane la demande les moyens nécessaires pour garantir le respect des droits protégés par la Convention lorsqu’elle jugera le litige en instance si bien qu’elle n’est compétente ni pour se livrer à une analyse des faits, ni pour apprécier le bien fondé des points de vue des parties relativement à l’interprétation du droit interne à la lumière du droit de la Convention, ni pour se prononcer sur l’issue de la procédure. Après s’être livrée à ce louable exercice de modestie, elle a rendu cet avis que « l’appartenance avérée d’une personne à un mouvement religieux considéré par l’autorité administrative compétente, compte tenu de ses caractéristiques, comme présentant une menace pour l’État, peut justifier le refus d’autoriser cette personne à exercer la profession d’agent de gardiennage ou de sécurité » sauf à respecter cinq conditions tirées d’une réflexion relativement poussée sur les critères permettant de déterminer la nécessité de pareilles mesures dans une société démocratique. 

Le contentieux russe postérieur au 16 septembre 2022

Comme on l’avait prévu et pour des raisons déjà maintes fois exposées, la Cour européenne des droits de l’homme continuera à rendre des arrêts contre la Russie longtemps après le 16 septembre 2022, date à partir de laquelle elle a perdu la qualité de membre du Conseil de l’Europe. On remarque en tout cas que, en novembre-décembre 2023, plus d’un an après, le contentieux russe est toujours aussi fourni. C’est ainsi que sans parler des arrêts de comités, une douzaine de constats de violations ont été dressés contre elle dans près d’une demi-douzaine d’affaires différentes. Certains s’expliquent par le particularisme de la situation russe.

C’est ce qui ressort de l’arrêt O.J. et J.O. c/ Géorgie et Russie du 19 décembre 2023, dans lequel seule la Russie a été condamnée pour violation de l’article 5, § 1er, et de l’article 6, §§ 1er et 3, en raison de l’arrestation dans une partie du territoire géorgien qu’elle contrôle de deux personnes soupçonnées d’espionnage puis des conditions de leur placement en détention. S’inscrivant dans le même contexte belliqueux, l’arrêt Matkhava c/ Russie du 19 décembre 2023 (n° 3963/18) a constaté une violation des volets substantiel et procédural de l’article 2, parce que dans la partie du territoire géorgien sous contrôle russe, un père de famille se rendant à des funérailles avait été abattu par un garde-frontière. On peut ranger dans la même catégorie l’arrêt N.A. c/ Russie du 21 novembre 2023 (n° 48523/19) qui a considéré que l’enlèvement en Tchétchénie, entre 2016 et 2020, des proches désormais disparus des requérants avait porté atteinte aux droits garantis par les articles 2, 3, 5 et 13 combinés avec l’article 2 de la Convention, c’est à dire au droit à la vie, au droit à ne pas être soumis à la torture ou à des traitements inhumains ou dégradants, au droit à la liberté et à la sûreté et au droit à un recours effectif et sans doute l’arrêt Mariya Alekhina c/ Russie n° 2 du 28 novembre 2023 (n° 10299/15) permettant de retrouver les Pussy Riots lesquelles, cette fois, ont réussi à faire juger que le refus d’enregistrer l’association de défense des droits de l’homme qu’elles ont créée était contraire aux exigences de l’article 11. D’autres violations s’expliquent par des motifs qui peuvent se manifester d’un bout à l’autre de l’Europe des droits de l’homme : restriction du choix du lieu d’une manifestation publique au mépris de l’article 11 qui exige des raisons convaincantes et impérieuses (Pleshkov c/ Russie, 21 nov. 2023, n° 29356/19). Il faut ici souligner que dans l’affaire N.A c/ Russie du 21 novembre, un autre constat de violation de l’article 3 s’explique par une raison de portée universelle : les souffrances morales endurées du fait de la disparition de proches.

Éléments de procédure européenne

Dans le prolongement de l’arrêt de grande chambre Yüksel Yalçinkaya du 26 septembre 2023 (n° 15669/20), une initiative relativement spectaculaire a été prise par la Cour : la communication à la Turquie, sur le fondement de l’article 54 de son règlement, de 1 000 requêtes concernant des condamnations pour des infractions à caractère terroriste prononcées au motif que les intéressés auraient utilisé la messagerie cryptée Bylock. Plus discrètement, la décision Bryska c/ Ukraine et cinq autres du 23 novembre 2023 (n° 11706/13) a rayé du rôle plusieurs requêtes pour une raison à laquelle la pratique devrait peut-être prendre garde : l’absence d’indication à la Cour de moyens de communication électronique valides, curieusement considérée en l’espèce, alors que la guerre fait toujours rage, comme le signe que les requérants n’entendent plus maintenir leurs requêtes.

En vertu de l’article 61 dudit règlement elle a aussi décidé dans l’affaire Walesa c/ Pologne, précitée, du 23 novembre 2023 d’appliquer sans la moindre ambiguïté la procédure de l’arrêt pilote en indiquant pour mettre un terme aux violations systémiques de l’article 6, § 1er, que la Pologne doit, prendre les mesures législatives et autres appropriées pour mettre son ordre juridique national en conformité avec les exigences d’un « tribunal indépendant et impartial établi par la loi » et avec le principe de la sécurité juridique et que en conséquence, les affaires similaires qui n’ont pas encore été communiquées au gouvernement seront reportées de douze mois à compter de la date du prononcé du présent arrêt dans l’attente de l’adoption de mesures générales par l’État polonais. Ce retour à un arrêt pilote pur et dur, avec effet prescriptif et effet suspensif, fait contraste avec l’arrêt déjà rencontré Stefan-Gabriel Mocanu c/ Roumanie du 12 décembre 2023 par lequel la Cour, eu égard pourtant à l’importance pour la société roumaine de connaître la vérité sur les événements qui se sont déroulés à Bucarest du 13 au 15 juin 1990, s’est borné à encourager l’État roumain à mettre en œuvre tous les moyens nécessaires pour faire la lumière.

Il faut enfin attirer l’attention sur le lancement, à la suite de décisions de la Cour plénière du 26 juin et du 6 novembre 2023, d’une procédure visant à apporter d’importantes modifications à l’article 39 du règlement qui organise les mesures provisoires. Mesures provisoires dont la méconnaissance par le ministre de l’Intérieur français a suscité une ferme réaction du Conseil d’État par une décision prise en référé le 7 décembre 2023. Depuis, les mesures provisoires indiquées par la Cour européenne des droits semblent de nature à embraser le débat politique. Il faudra donc être particulièrement attentif à la réforme en cours qui les concernent directement.

 

© Lefebvre Dalloz